Les genres musicaux ont-ils chacun une façon particulière d’évoluer, ou suivent-ils de même type de progression ? Grande question, qui mérite bien plusieurs articles… Commençons par nous intéresser au jazz et au classique, car j’ai toujours été frappé par les points de rencontre qui existent dans leurs évolutions (et qui sont, me semblent-ils, trop rarement discutés ou mis en évidence).
Pour entendre rapidement ces évolutions, écoutez les deux petites playlists :
- Classique
- Jazz
Baroque / New Orleans
Quatre éléments importants se retrouvent dans l’esthétique baroque comme dans le style New Orleans :
- Le plus marquant, à mon sens, c’est le goût pour l’ornementation… caractéristique fondamentale de toute l’esthétique baroque, et très utilisée dans le jazz New Orleans (et d’une certaine manière, dans tout le jazz qui suivra). En musique, l’ornementation, c’est le fait de rajouter de petites notes autour des notes principales de la mélodie.
- Contrepoint (jouer plusieurs lignes mélodiques en même temps). Elément essentiel de la musique baroque… et du jazz New Orleans. Sûr que le contrepoint du New Orleans est plus rudimentaire que celui de Bach, mais ça n’en reste pas moins du contrepoint. Une trompette, par exemple, qui joue la mélodie principale, et une clarinette qui brode au-dessus…
- Petites formations. Les grands orchestres, c’est pour la période suivante. Baroque et New Orleans préfèrent les petits ensembles où l’on peut entendre chacun des instruments.
- Improvisation. La musique baroque n’est pas une musique « improvisée », mais elle a une petite part d’improvisation, notamment lors des cadences. Et si elle est écrite, telle ligne mélodique ne doit pas être obligatoirement jouée par l’instrument précisé sur la partition, comme cela sera le cas par la suite.
Bien entendu, il ne s’agit pas ici de dire que baroque et New Orleans sont « équivalents ». Bach est déjà un sommet de l’histoire de la musique alors que le New Orleans (et le style Chicago) n’est que le tout début du jazz. L’important, c’est que l’évolution qui va suivre peut s’observer en parallèle.
Style Classique / Swing
- Grands orchestres. Développement de la symphonie / Big band jazz.
- Harmonie et clarté. Une musique plus « écrite », plus précise. Ce qui est logique pour de plus grandsensembles : plus il y a de musiciens, plus la part de liberté de chacun est réduite. La musique se doit d’être plus « carrée ».
- Universalité. Musique qui s’adresse à tous les publics, et qui deviendra plus « normée » pour que chacun s’y retrouve. Formes typiques (genre forme-sonate à la période classique) / standards du jazz.
- Plus de variations au sein d’une même pièce, architecture plus élaborée.
Romantisme / be-bop
- Expression individuelle, liberté et révolte. Le style précédent privilégiait l’universalité, la clarté et l’équilibre, romantisme et be-bop vont mettre en valeur l’expression individuelle, quitte à déranger et aller en partie à l’encontre des attentes du public et de la société. Cri de révolte, quête de l’originalité et de la singularité, virtuosité, intensité. Dans le be-bop, cela se traduit par de petites formations où chaque instrumentiste a la possibilité de s’exprimer dans de longs solos. Ce qui compte n’est pas le « joli thème », souvent vite expédié en début de morceau, mais les solos très expressifs de chacun.
- Conséquence : Emancipation de la dissonance.
L’artiste romantique, démiurge, isolé, prométhéen, en lutte contre une société trop rigide, et le jazzman de l’ère be-bop, qui, plutôt que de servir de faire-valoir aux blancs venus danser sur du swing dans de grandes salles de bals, préfère s’exprimer de manière bien plus libre dans de petits clubs où l’on vient vraiment l’entendre s’exprimer.
Impressionnisme / Cool Jazz & Jazz modal
- Apaisement. A l’expression intense du romantisme ou du be-bop on oppose des atmosphères plus contemplatives.
- Clair – obscur, légère mélancolie, sensualité.
- Recherche d’ambiances
- Utilisation des modes (anciens ou exotiques), les modes étant des suites de notes différentes de la gamme tonale habituelle depuis la période classique.
Néoclassicisme / Hard-Bop
- En réaction au côté trop « vaporeux » de l’esthétique précédente, retour à une musique plus « terrienne », rythmée, physique… qui s’approprie des éléments d’esthétiques plus anciennes. Dans le cas du néo-classicisme, on trouve aussi (voire surtout) une réaction au romantisme et à l’atonalité naissante.
Atonalité / Free Jazz
- La musique se libère des règles tonales ou modales.
- Musique difficile d’accès, très dissonante. Le public ne suit pas.
- Expérimentation
Postmodernité
Après les expériences atonales, sérielles / free-jazz, un certain désir de renouer avec le public, notamment, fait que l’on revient à des règles tonales ou modales, à des musiques un peu plus faciles d’accès. Mais il n’y a plus une esthétique forte qui domine les autres et derrière laquelle se regroupent les musiciens, chacun fait sa petite cuisine, mélangeant des éléments d’époques diverses…
Classiques et jazz n’ont pas évolué non plus d’une manière aussi claire et bien découpée que je le présente ici. Il y aurait pas mal de choses à nuancer, mais, dans les grandes lignes – et c’est ce qui m’intéresse ici – cette présentation reste assez fidèle à l’évolution de ces genres.
Les jazzmen ont-ils copié leur évolution sur celle des musiciens classiques ? Non, évidemment, l’évolution d’un genre musical ne se décide pas comme ça… en revanche, certains se sont inspirés de la musique classique pour faire évoluer le jazz, ils y ont trouvé des idées pour enrichir et faire progresser leur propre langage musical. Mais le jazz n’a rien d’un copié-collé du classique, il a son propre langage, son identité, il répond à d’autres attentes, d’autres publics, d’autres temps historiques. Il est donc particulièrement intéressant d’observer que malgré cela, leur évolution suit un mouvement très similaire. Que nous dit ce mouvement ?
1. (Baroque / New Orleans) On construit en cherchant (ornementation, tourner autour des notes principales comme si on les cherchait), et au sein d’un petit comité où chacun peut se faire entendre, des paroles différentes s’entremêlent (contrepoint) en essayant de s’harmoniser.
2. (Classique / Swing) Société bien plus organisée, codifiée, où tout le monde doit être « en harmonie ». Le collectif prime sur l’individu.
3. (Romantisme / Be-bop) L’individu ne veut plus être « noyé dans la masse » ni « au service de la société », mais exprimer librement sa singularité, ses frustrations, sa révolte.
4. (Impressionnisme / Cool Jazz & Jazz modal) Evasion, dans le rêve, la sensualité, la délicatesse et la contemplation. On renonce à la « force expressive » du romantisme ou du be-bop pour s’évader dans un monde plus apaisé.
5. (Néoclassicisme / Hard-bop) Retour à plus de simplicité, des plaisirs plus physiques et moins abstraits.
6. (Atonalité / Free Jazz) Incommunicabilité, partir à l’aventure dans des territoires inexplorés au risque d’être totalement incompris et d’aller à l’encontre de ce qu’attend la société. Radicalité.
7. (Postmodernité) Recyclage, mélange des genres, on tente de retrouver des références communes, un langage / projet qui puisse être entendu et apprécié, mais chacun le fait à sa manière, il n’y a plus de grande ligne directrice, de valeur qui s’impose à tous. Un nouveau monde « éclaté » et communautaire…
La musique a peut-être son propre langage, ses propres lois, elle reste une activité humaine. On ne s’étonnera donc pas qu’elle évolue… comme peuvent évoluer des sociétés. Non pas forcément en se calquant sur l’évolution de l’environnement dans lequel elle s’inscrit à un moment T (même si cela peut arriver, le style classique est, par exemple, en parfaite adéquation avec la philosophie des Lumières), mais en suivant un type d’évolution qui nous est propre. La musique est une activité humaine, et plus encore une activité sociale. Ce dont elle nous parle, au plus profond, ce n’est pas tant des sentiments les plus personnels d’un individu qui s’exprime par ce biais (même si lui le croit dur comme fer), que du « vivre ensemble », du rapport (ou des possibilités de rapport) de chacun aux autres et à la société en générale. La musique, c’est avant tout de la communication. Et l’évolution du classique et du jazz nous parlent de « comment communiquer » et comment trouver sa place au sein d’une société.
1. On se découvre, on parle ensemble en essayant de s’entendre…
2. Les règles ont été fixées, tout le monde est en « harmonie » et suit le même but.
3. Noyé dans la masse, on veut faire entendre notre singularité, s’exprimer librement.
4. Satisfait (ou pas) par l’expression de sentiments personnels, on s’évade dans une forme de contemplation et de volupté…
5. Besoin de retrouver un contact plus direct avec les autres.
6. Echec ou nouvelle insatisfaction, on se réinvente en-dehors des règles traditionnelles, quitte à ce que plus personne ne nous comprenne.
7. Désir de renouer avec les autres, mais d’une manière beaucoup plus modeste et communautaire.
Si l’on change à chaque fois de paradigme, ce n’est pas par simple volonté d’aller voir ailleurs, mais aussi parce qu’aucune des voies précédentes n’était pleinement satisfaisante. On bute à chaque fois sur un problème de communication. Une fois résolu, on en découvre un nouveau. Tout cela pour arriver à un constat assez pessimiste : la communication « parfaite » (ou l’intégration parfaite d’un individu dans nos grandes sociétés) est impossible, d’où le sérialisme et le free jazz, puis la postmodernité qui entérine le fait qu’on ne peut tous se retrouver sur un terrain idéal, et qu’il ne reste plus qu’à fonctionner en « communautés », renonçant ainsi à LA communauté. D’une certaine manière, la musique, par son évolution, nous laisse entendre que l’idéal républicain est impossible à long terme hors de petites communautés…
Tous les genres musicaux n’évoluent bien sûr pas de la même manière, même si l’on peut retrouver quelques mouvements similaires, on s’intéressera prochainement à l’évolution des musiques populaires modernes.