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6 mai 2011 5 06 /05 /mai /2011 19:34

Vince m’a proposé de faire un article sur le Crucifixus de la Messe en si mineur de Bach, au programme de l'option musique au bac cette année, et c’est avec plaisir que je me lance, puisque c’est une de mes pièces favorites. Enfin, c’est plutôt le chœur de la Cantate Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen (1714) de Bach qui est une de mes pièces favorites, le Crucifixus de sa Messe en si mineur (1749) en est une reprise. On entend souvent dire que l’allemand n’est pas « chantant », il est trop dur, trop guttural, ce choeur prouve bien que ce n’est pas forcément le cas, il est beaucoup plus beau en allemand qu’en latin.

 

Pour débuter… écoutez ce sublime chœur Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen, puis le Crucifixus 

 

Playlist 

 

J'ai un faible pour la version de Gustav Leonhardt dans la playlist, mais celle de Ton Koopman est aussi très recommandable :

 

 

 

 

 

La première chose à noter ici, c’est la basse, qu'on appelle « basse obstinée » ou « ground », basée sur une descente chromatique. Et cette descente se répète toutes les 4 mesures (d’où le nom « basse obstinée »).

 

Qu’est-ce qu’une descente chromatique ? C’est une descente demi-ton par demi-ton. Au lieu de descendre les notes de la gamme, on passe par tous les intervalles et, forcément, on intègre des notes étrangères. Une descente sur les intervalles les plus resserés, sans enlever les dissonances, inévitablement, ça provoque un effet plutôt douloureux, sombre. La dissonance du chromatisme + le mouvement descendant, c’est d’une certaine manière, la douleur associée à la chute ; pas une chute spectaculaire, mais une chute lente et progressive.

 

Un exemple de basse chromatique descendante que tout le monde connaît : celle du Dazed and Confused de Led Zepppelin :

 

 

 

Un autre exemple, l’intro de These boots are made for walking de Nancy Sinatra 

  

Pourquoi est-ce que le chromatisme descendant de la basse ne sonne pas chez Nancy " douloureux " comme chez Bach ou Led Zep ? Pour la même raison que le jazz - où les chromatismes et dissonances sont omniprésents - garde une certaine légèreté : le rythme, ou plus précisément, le « swing ». Une descente chromatique « bondissante » est, bien entendu, moins sombre ou lourde que celle, sur chaque temps, de Dazed and Confused.

 

Une manière de comprendre que le rythme ternaire ne fait bien sûr pas le swing à lui tout seul car, après tout, la pièce de Bach est aussi sur 3 temps (un 3 temps binaire, 3/2, mais un 3 temps tout de même).

 

Pour en revenir au classique, une des plus célèbres pièces de la musique baroque avec basse chromatique descendante est l’air de Didon When I’m Laid…  dans le Didon et Enée de Purcell. Un des airs les plus beaux et déchirants de l’histoire de l’opéra. Et même un des airs les plus beaux et déchirants tout court (à écouter dans la playlist ci-dessus, après les deux pièces de Bach).  

 

Dans le chœur de cette Cantate (comme dans le Crucifixus), ce n’est pas seulement la basse qui descend, mais aussi le chant du début. Les voix rentrent successivement, chacune sur un des mots (Weinen Klagen Zagen Sorgen, ou répètent Crucifixus dans la Messe en si), et tous leurs motifs sont descendants. Descente d’un ton sur Weinen aux Soprano puis sur Klagen aux Alto, arpège descendant sur Zagen pour les ténors, puis nouvelle descente d’un ton aux basses sur Sorgen. Non seulement les motifs sont mélodiquement descendants, mais on descend aussi chaque fois dans les voix, puisque Soprano – Alto (voix féminines) – Tenor – Basse (voix masculines) sont l’ordre des voix de la plus haute à la plus grave. Bref, « tout descend », et dans la douleur, puisque les motifs mélodiques sont – à part le 3°, arpégé – sur un ton, et la basse sur des demi-tons (pas de « grande descente » avec sauts d’intervalles, on passe d’une note à l’autre). Et le rythme lent à trois temps accentue encore le caractère difficile et « claudiquant » de cette descente. Le « chemin de croix » du Christ pour le Crucifixus, quant à Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen, il signifie « Pleurer, se plaindre, s’inquiéter, craindre »… tout un programme, qui ne pouvait être mieux mis en musique que ne l’a fait ici Bach.

 

Le texte du Crucifixus :

 

Crucifixus etiam pro nobis sub Pontio Pilato, passus, et sepultus est.

Il a été crucifié pour nous sous Ponce-Pilate, il a souffert et il a été mis au tombeau 

 

On parle souvent de Bach comme du compositeur favori des scientifiques, ou de musiciens ayant un rapport quasi-mathématique à la musique. Par sa science exceptionnelle de l’architecture musicale, du contrepoint (superposition de lignes mélodiques différentes) et parce que l’on ne compte plus les études sur les nombres chez Bach (la récurrence du nombre d’or, la possibilité en fonction des tonalités, mesures etc. d’interpréter ses œuvres comme des constructions numérologiques fascinantes… par exemple, voir ici).

 

Mais Bach ne doit surtout pas se réduire à cela, sa musique n’est pas que « pure abstraction » formelle et mathématique, elle a une force expressive qui va bien au-delà. Ce ne sont pas les relations ésotérico-numériques entre le nombre de notes, leurs durées, le nombre de mesures etc. qui nous font ressentir à l’écoute de cette musique toute la douleur de ce « calvaire », mais les procédés musicaux expressifs que sont les mouvements descendants et le chromatisme. 

 

Vous pourrez vous dire : la musique, ce n’est pas si compliqué, on veut exprimer la souffrance, la dépression, on fait en sorte que tous les mouvements mélodiques descendent, et on utilise du chromatisme… sauf que ce n’est vraiment pas si simple, il est difficile qu’une  musique « tienne debout » si tous ses mouvements sont descendants, tout le monde ne peut en faire quelque chose d’aussi poignant et captivant que Bach. D’ailleurs, lorsqu’on débute dans l’écriture musicale, il est plutôt recommandé de jouer sur des mouvements contraires (une basse qui descend pendant que la mélodie monte), il y a en général plus de chances que ça sonne correctement (à moins, par exemple, de mouvements de tierces parallèles…)

 

Et pour l’instant… je n’ai parlé que des 4 premières mesures ! (les 4 suivantes répètent à peu près la même chose, avec cette fois les ténors qui précèdent les sopranos). On retrouve bien entendu par la suite des mouvements mélodiques ascendants.

 

Différence notable entre le chœur du Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen et le Crucifixus (en dehors du fait qu’on n’est pas dans la même tonalité, en fa mineur sur le premier, en mi mineur sur le second) Bach ne reprend pas la partie centrale de Weinen…, plus animée, sur « die das Zeichen Jesu Tragen »… normal, cela aurait été déplacé pour la crucifixion, qui doit rester lente, douloureuse, solennelle… La basse obstinée est répétée12 fois dans Weinen…, avant la partie centrale, mais dans le Crucifixus, où elle tient tout du long, on la retrouve 13 fois, avec modulation en sol majeur la 13° fois. Pourquoi une modulation en majeur sur la fin ? Sans doute pour marquer l’apaisement : le Christ a souffert, mais il accepte sa mort…

 

Il y aurait évidemment beaucoup d’autres choses à dire sur ce Crucifixus, mais le but n’est pas ici de faire un cours magistral ou de proposer une analyse structurée et détaillée « prête à l’emploi » pour un examen… plutôt de donner des pistes et quelques explications, accessibles à tous (même si, j’en conviens, certaines choses resteront incompréhensibles pour les non-musiciens). Enfin, si vous tombez ici en cherchant des éléments pour l’examen du bac, je vous déconseille bien sûr de citer Led Zep comme autre exemple de basse chromatique descendante, optez plutôt pour l’air de Didon…

 

La partition de la Cantate, libre de droit (le choeur Weinen Klagen Sorgen Zagen est en page 6 du pdf)

  

Celle du Credo de la Messe en si, le Crucifixus est en page 32 du pdf.

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23 avril 2011 6 23 /04 /avril /2011 21:00

Ludwig van Beethoven – Sonate n° 23 en fa mineur, « Appassionata » (op. 57)

 

Si je ne devais garder qu’un article sur Music Lodge ce serait celui-là. Non pas qu’il soit particulièrement réussi, bien écrit ou pertinent, mais parce que le but premier de mon blog est de vous faire découvrir des œuvres qui me touchent et que j’estime nettement supérieur à la moyenne (ce qui est en fait le but de l'essentiel des blogs musicaux). Et je ne pourrais jamais trouver mieux que la sonate Appassionata. Un chef-d’œuvre absolu, et mon œuvre favorite.

 

Dans l'article sur la V° symphonie (1808), je disais qu’en terme de puissance expressive, celle-ci ne saura être dépassée par aucune autre symphonie du XIX° (voire par aucune symphonie tout court). Il  en va de même pour le piano avec la sonate Appassionata (un nom qui n’est pas de Beethoven, comme la plupart de ceux que l’on a donné à ses sonates), composée quelques années plus tôt (et dans laquelle apparaît déjà une première version du célébrissime thème martelé de la V°). Le piano est l’instrument roi des romantiques, mais avant même que la musique ne devienne « romantique », Beethoven atteint déjà des sommets de tension, d’audace, de puissance et de dramatisme. La musique n’est pas un sport de compétition mais, pour se lancer dans une métaphore triviale, c’est un peu comme si lors d’une compétition sportive un athlète écrasait déjà le record du monde à l’échauffement. Que faire après ça ?          

Beethoven considérait cette sonate comme sa plus grande, et Berlioz, un des rares compositeurs romantiques qui n’aimait que peu la musique pour piano disait en 1860 de l’Appassionata « Œuvre plus grande que ses plus grandes symphonies, plus grande que tout ce qu’il a fait, supérieure en conséquence à tout ce que l’art musical a jamais produit ». Ce n’est pas moi qui contredirais Berlioz sur ce point…

 

Des chefs-d’œuvre pour piano, on en trouve déjà chez Mozart. Mais avec Beethoven, on passe un nouveau cap. Lui n’a pas a vécu le passage du clavecin au piano, il a grandi avec l’instrument, et saura utiliser pleinement son potentiel. « Piano » est l’abréviation de piano-forte, car ce qui caractérise l’instrument et le distingue de l’orgue et du clavecin, c’est son touché dynamique (les nuances selon la manière d’appuyer sur une touche, qui permettent de plaquer « brutalement » un accord ou d’effleurer délicatement le clavier et de créer ainsi des contrastes d’intensité). Une évolution technique taillée pour Beethoven et les romantiques, le moyen idéal pour exprimer la palette d’émotions la plus riche possible : des sentiments les plus intimes et délicats aux plus violents et tourmentés.

 

Mais le génie de l’Appassionata va au-delà de ça, il est dans l’importance inédite que Beethoven accorde au sonore. Non pas que le « son » n’intéressait pas les compositeurs qui le précédaient : lorsque Mozart écrit un passage pour clarinette dans une symphonie, c’est bien parce qu’il veut entendre le son d'une clarinette à cet endroit, pas celui d’une flûte ou d’un hautbois (alors que dans la musique baroque, les instruments sont souvent interchangeables). Mais avec l’Appassionata, Beethoven va beaucoup plus loin, il fait s’émanciper le timbre de l’instrument, il « sculpte dans le bloc sonore » comme j’ai pu l’entendre dire très justement (en particulier dans le dantesque premier mouvement de la sonate). C’est là une des raisons qui font de Beethoven un visionnaire hors du commun, il avait bien un siècle d’avance puisque ce n’est qu’au XX° que le son deviendra un paramètre aussi prépondérant dans l’écriture musicale que la mélodie, l’harmonie et le rythme. 

  

Beethoven a révolutionné la musique et, plus anecdotique, l’Appassionata a révolutionné ma conception de la musique. Avant de la découvrir (à 18 ans si mes souvenirs sont bons), j’écoutais un peu de classique, du Mozart, Bach, Vivaldi, Schubert et je pensais - comme beaucoup trop de monde – que la musique classique était une musique « agréable et sérieuse », de bon goût, subtile, une musique « bourgeoise » destinée à des gens trop vieux pour l’intensité électrique du rock. Bref, les clichés stupides sur la musique classique qu’ont la plupart des jeunes. Et puis je suis tombé sur l’Appassionata. Une claque énorme, qui a totalement bouleversé ma conception du classique. La sonate entière, mais surtout ce 3° mouvement dont, après des centaines et des centaines d’écoute, je ne me lasse toujours pas. A côté, le rock m’a tout à coup semblé… bien fade. Incapable de m’emporter aussi loin, de me procurer des sensations aussi fortes. Et dire que Chuck Berry a osé écrire « Roll Over Beethoven ». Non, Chuck, Roll over qui tu veux, mais pas Beethoven… Qui continue, après 200 ans, à faire passer les rockeurs pour d'aimables fantaisistes.

 

Pas besoin d’aller chercher bien loin le pourquoi de mon rejet du prog et du metal. Tout ce que je pouvais chercher à l’époque dans ces musiques (lyrisme, noirceur, tension, folie, complexité, sensations fortes) était déjà présent dans l’Appassionata, puissance 10. Avec tellement plus d’intelligence dans l’écriture, de richesse, de profondeur que le prog et le metal avaient l’air particulièrement pathétiques et risibles à côté. Ou, au mieux, touchant par leur naïveté enfantine. Il ne restait alors pour moi plus au rock que le côté « brut, simple, efficace et spontané »… pour le reste, mieux valait écouter le génial Ludwig.

 

Si j’ai tant tardé à parler ici de mon œuvre favorite, c’est pour une raison toute bête : j’attendais d’en trouver une version idéale sur youtube (parce que ce 3° mouvement est aussi un régal à regarder joué). Mais ce n’est toujours pas le cas. J'ai finalement renoncé, et peux me satisfaire des interprétations très correctes de la pianiste ukrainienne Valentina Lisitsa.

 

Par exemple celle-ci : Valentina Lisitsa – Appassionata 3° mvt 

 

Presque parfaite, sauf qu’elle a un défaut de taille à mon goût, la prise de son, très claire, manque cruellement de grave. Et pour ce tourbillon sonore et orageux, il faut des graves. Voilà pourquoi je vous recommande plutôt la suivante, bien qu’elle comporte quelques petites fautes (mais rien de rédhibitoire) et n’a pas de son pendant les 12 premières secondes… peu importe, l’essentiel, c’est que la folie, la puissance, la tension et la noirceur exceptionnelles de la pièce y sont mieux mises en valeur :

 

  

 

Un chef-d’œuvre pareil, ça se savoure, ça se respecte. Ne comptez pas le passer en fond sonore et lire vos mails en même temps, il faut vous immerger complètement pour en saisir la force et la beauté. Sinon, c’est du gâchis, comme jeter un coup d’œil rapide à un tableau de maître…

   

Une fois que vous avez visionné cette version, ne vous arrêtez pas en si bon chemin, c’est une pièce qui demande à être écoutée et réécoutée. Pour la curiosité, vous pouvez regarder cette version "démente" du pianiste turc Fazil Say, qui la joue à une vitesse supersonique (un peu trop, tout de même) :

 

 

Mais ne vous privez pas surtout de la version qui est à mon sens la plus géniale de ce 3° mouvement, celle du grand Richter (audio seulement). Personne mieux que lui n'a su magnifier la folie et l’intensité de cette œuvre ô combien tourmentée :

 

 

Enfin, pour écouter la sonate en intégralité, je vous recommande par exemple la version de Maria Joao Pires :

 

Découvrez la playlist Appassionata avec Maria-João Pires

 

Si, après tout ça, vous pensez toujours que le classique n’est qu’une musique bourgeoise et sans aspérités qui s’écoute mollement en digérant son repas du soir (vous devez sans doute confondre avec le dernier Radiohead), je vous bannis ad vitam de ce blog…

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25 novembre 2010 4 25 /11 /novembre /2010 16:26

Les mythes de l’artiste-démiurge - génial créateur d’univers qu’il va chercher au plus profond de lui - ou de l’artiste incompris - planant tel l’albatros de Baudelaire au dessus des hommes qui le comprennent pas - sont caractéristiques du romantisme. Mais si les études sur l’art ont depuis battu en brèche ces conceptions de l’artiste, elles restent encore très tenaces aujourd’hui chez une grande partie du public. Voilà pourquoi il est important d’expliquer, le plus simplement possible, pourquoi et comment une œuvre échappe à son auteur… 

 

 Si Mozart était né il y a une vingtaine d’années, il n’aurait jamais fait… du Mozart. Peut-être de la musique atonale, du rock, de la pop, de l’électro, du jazz… impossible de le savoir. La seule chose sûre et certaine, c’est qu’il n’aurait pas composé dans le « style classique » du XVIII°. C’est l’évidence même, mais il est fondamental de bien le saisir pour comprendre que, finalement, la part de l’artiste dans une œuvre est beaucoup moins grande qu’on peut l’imaginer. L’art n’est pas l’émanation pure et simple d’une personne, il est la rencontre entre un individu et un milieu (social et artistique). Transposez un même artiste dans un autre milieu, une autre culture, une autre époque (oui, je sais, l’expérience n’est pas évidente à réaliser), et ses œuvres seront totalement différentes. L’artiste est en fait beaucoup moins un démiurge qu’un réceptacle, il ne crée pas à partir de rien, mais dans un environnement donné.

 

Le sens de l’œuvre

Souvenez-vous, au lycée, lorsqu’on vous faisait travailler sur des poèmes ou romans… le cas typique, c’est celui du prof qui, sur quelques vers, va chercher des tas de références et sens divers devant des élèves qui se disent « c’est n’importe quoi, en écrivant ces deux vers, l’auteur n’a sans doute pas pensé à tout ça… » le problème, c’est que les profs expliquent rarement qu’en fait, ce qu’a vraiment voulu dire l’auteur… on s’en fout. J’exagère un peu, bien sûr que le sens qu’un auteur a voulu mettre dans son œuvre est important, mais il n’est pas tout. Si étudier une œuvre se bornait à tenter de retranscrire ce que l’auteur a exprimé artistiquement, ce serait d’un intérêt très limité. Que les auteurs expliquent en détail ce qu’ils ont voulu dire, et basta. Mais, heureusement, l’œuvre dépasse son créateur comme elle lui échappe. Elle comporte des éléments et significations dont il n’a pas conscience. Mieux, encore, il se peut même que le sens qu’un auteur a voulu donner à son œuvre ne soit pas le plus pertinent, et que des « étrangers » la cernent avec plus de justesse que le créateur.

 

Prenons un exemple tout bête : un réalisateur a pour ambition de faire un grand film d’amour. De l’écriture du scénario au dernier plan tourné, c’est l’idée directrice, ce qu’il a constamment en tête. Mais il ne s’est pas rendu compte que le « fond social » de son histoire est beaucoup plus marquant que l’histoire d’amour en elle-même. Il pourra toujours dire aux critiques « vous n’avez rien compris, ce n’est pas un film social mais une histoire d’amour… » c’est au final lui qui aura le moins bien compris son œuvre. Elle lui a « échappé »… Et s’il est possible (mais pas si courant non plus) que le sens de son œuvre puisse à ce point échapper à un créateur, il est presque inévitable que de nombreux détails le dépassent.

  

Le meilleur interprète (dans tous les sens du terme) d’une œuvre n’est pas toujours son créateur. Stravinsky est un musicien de génie, on pourrait penser que ses interprétations de ses propres compositions sont les « références absolues » en la matière. Eh bien… non. Elles ont beaucoup de qualités (et elles sont disponibles, pour un prix très intéressant, dans un coffret de 25 CD, soit dit en passant), mais Stravinsky n’est en général pas considéré comme le meilleur chef pour diriger ses œuvres. Non pas parce qu’il est un mauvais chef d’orchestre, mais parce que d’autres ont su en livrer des versions plus riches, fascinantes ou convaincantes que lui.   

L’art de l’interprétation, ce n’est pas plus chercher à être au plus près des intentions du compositeur que l’originalité à tout prix. Ce qui compte, c’est d’apporter un nouvel éclairage sur l’œuvre (un nouveau sens), voire de « l’améliorer » (par exemple, telle phrase mélodique qui va sonner mieux avec un léger crescendo que n’avait pas prévu l’auteur).

Autre cas, assez simple, qui parlera à tout le monde : les quelques reprises qui s’avèrent meilleures que les chansons originales (Johnny Cash en est le meilleur exemple).

 

 

Une œuvre n’appartient pas à son auteur

Techniquement et juridiquement, oui (enfin, les producteurs ont aussi des parts et des droits sur l’œuvre et, dans le cas de la peinture, celui qui achète un tableau en devient le propriétaire). Mais une fois que l’œuvre a été créée et qu’elle est soumise au public, elle appartient à ceux qui la reçoivent. Par « appartenir », je veux bien sûr dire que c’est le public qui se l’approprie, et ce comme il l’entend.

Pour qu’une œuvre existe, il faut 3 acteurs : le créateur, le média, le public. Le média est ici pris au sens large, et son importance est souvent négligée alors qu’il joue pour beaucoup dans la perception que l’on aura d’une œuvre. Selon que l’on découvre une chanson jouée en concert par l’artiste, reprise par un groupe, seul chez soi entre deux pubs sur deezer ou à la radio, sur une chaîne avec des enceintes de grande qualité, au casque, en soirée avec des potes, par un clip, sur un ipod etc… on n’en aura pas la même perception.

 

Parmi les arguments des « anti-téléchargement », on trouve le fameux « un artiste n’a pas forcément envie que l’on écoute ses musiques avec la qualité sonore médiocre du mp3 ». Mais l’artiste n’a pas son mot à dire sur la question. Il ne peut contrôler chaque utilisation qui est faite de son œuvre, à partir du moment où il la propose, le public en dispose comme il le souhaite. S’il voulait être cohérent et refuser que l’on écoute ses œuvres au format mp3, il faudrait qu’il interdise qu’elle passe en radio, puisque certains l’entendront sur un petit radio-réveil au son pourri…

 

Imaginons que Bono décide d’écrire la chanson la plus engagée qui soit. Une chanson virulente dans laquelle il crie haut et fort que la faim dans le monde, c’est nul. Cette chanson, il a passé 2 ans à l’écrire, il y a mis tout son cœur, toute sa révolte, et il voudrait que chacun l’écoute avec le même sérieux, et la plus grande attention. Sauf qu’une fois cette chanson livrée au public, il appartient à chacun de se l’approprier comme il l’entend. De l’écouter en s’empiffrant de sucreries. De la passer dans une soirée pendant que tout le monde discute de tout et de rien. De la mettre en boîte où une bande de traders s’éclateront à danser dessus après une rude journée à spéculer sur les matières premières des pays du tiers-monde…

 

Imaginons que Calogero en ait marre de chanter des conneries. Il se lance dans une « grande œuvre », une symphonie moderne, qu’il va mettre 10 ans à écrire en ne faisant plus que ça (et nos oreilles l’en remercient). Dix ans à peaufiner chaque petit détail, chaque note, à passer des nuits à se demander si, pour tel passage en contrepoint ou tel contrechant, il ne serait pas plus intéressant d’utiliser un hautbois plutôt qu’une clarinette, un xylophone plutôt qu’un clavecin, un sax alto plutôt qu’un sax soprano … 10 ans à tenter tous les alliages d’instruments possibles pour élaborer la plus belle texture sonore qui soit. Puis ce sera 5 ans de studio pour enregistrer son oeuvre avec la plus grande précision. Il pourrait estimer que le public se doit d’écouter cette œuvre dans les meilleures conditions possibles… mais le public fera comme bon lui semble. Si untel a envie de l’écouter sur sa chaîne de mauvaise qualité en passant l’aspirateur, c’est son droit. Si un Nicolas S. la convertit en mp3 pour l’écouter sur son ipod pendant qu’il fait son jogging, idem. Calogero aura peut-être effectué un incroyable travail formel, pensant véritablement son œuvre comme un « tout organique », chaque partie répondant aux autres de la manière la plus subtile imaginable… il ne pourra pas empêcher non plus un individu qui aime surtout le 2° thème, de passer en accéléré l’intro et le premier thème, puis de couper après le 2° thème pour se le mettre en boucle. Le compositeur propose, l’auditeur dispose.

Car l’auditeur, à son humble niveau est aussi un « créateur » de l’œuvre. Il la « recrée », lui donne un sens qui n’est pas forcément celui voulu par l’auteur ou, du moins, pas « exactement » le même. Une œuvre n’existe pas uniquement parce qu’elle a été créée, mais aussi parce qu’elle est diffusée et perçue. Les 3 sont indispensables, sans cela, il n’y a pas d’œuvre. Vous avez peut-être écrit la plus belle chanson qui soit sur votre guitare, si vous ne la diffusez pas, si vous ne l’avez fait écouter à personne… elle n’existe pas. Enfin, en dehors de votre esprit.

 

On n’a pas attendu le XIX° pour admirer et célébrer les grands artistes. Mais c’est le romantisme qui en a fait des demi-dieux. Des êtres prométhéens qui éclairaient l'humanité... La chanson populaire, elle, était beaucoup plus… « démocratique ». On savait rarement qui était l’auteur de telle ou telle chanson, elle appartenait à tout le monde…

Mais au XX°, la musique « populaire » est devenu aussi – voire plus – aristocratique que la musique des génies du classique. Non pas aristocratique parce qu’elle se destinerait à une élite d’initiés, mais dans le rapport du créateur-interprète au public. Des stars idolâtrées qui débarquent sur de grandes scènes devant un parterre de fans hystériques soumis et conquis.   

On connaît tous les fameuses phrases démagos des artistes, du genre « merci, public, je ne serais rien sans vous ». Phrase débile s’il en est, car que veut dire ce « rien » ? Sans son public, il serait un « anonyme » comme nous ? C’est donc de cette manière qu’il perçoit les anonymes qui constituent son public, des « riens » ? Une star qui me sort un truc pareil en concert, je lui balance à la gueule ce qui me tombe sous la main… bordel, on ne paie pas 40 euros sa place de concert pour se faire traiter de « rien » par un putain de millionnaire.  Non, il serait beaucoup plus juste de dire « mes œuvres ne seraient rien sans vous ». Car les œuvres ont autant besoin d’un créateur que d’un public, de gens capables de se les approprier, les « recréer », les comprendre avec leur propre sensibilité.

Une bonne œuvre musicale ne nécessite pas qu’un « bon » compositeur, mais aussi de « bons » auditeurs. Si, dans 50 ans, tout le monde n’avait plus que de la merde dans les oreilles, avec Claude François considéré comme la « référence absolue », la plus haute expression du génie musical humain, sans plus personne pour s’intéresser à Beethoven ou Coltrane… les œuvres de ces deux géants de la musique « n’existeraient plus »…  Mais fort heureusement, il existe toujours une partie du public à qui ces œuvres continuent de « parler », ce qui est dû autant à leur génie qu’à la capacité de mélomanes actuels à continuer de s’approprier ces œuvres, quitte à les réinvestir de nouveaux sens…

 

Pour toutes ces raisons, il ne faut jamais perdre de vue que le créateur n'est qu'un maillon dans la chaîne de l'oeuvre. Maillon essentiel s'il en est, puisqu'il est à la base, mais il reste malgré tout un maillon... Et si le public, comme les artistes, en avaient pleinement conscience, les rapports entre eux seraient sans doute plus sains...  

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