Un titre un brin provocateur, j’en conviens… car l’année musicale n’a pas été mauvaise, loin de là. Il n’y a pas de véritable « crise » de la musique depuis 10 ans, on continue de découvrir de très bons groupes et albums, mais il manque tout de même ce sur quoi j’insiste depuis quelques temps, en particulier dans cet article et dans mon bilan de l’an dernier, l’apparition d’un nouveau genre qui marque les esprits, une onde de choc musicale vraiment excitante.
Puisqu’il est question d’onde de choc, la chanson de l’année est… une chanson de 2010. Car elle a eu un effet considérable sur 2011. Il s’agit de Rayes Lebled (« chef du pays », morceau qui s’adresse directement à Ben Ali) du jeune rappeur tunisien El General. Si elle n’est pas révolutionnaire musicalement, avec sa prod à la Eminem, elle l’a été dans les faits. Une virulente et courageuse critique du pouvoir en place, qui a eu l’effet d’une bombe auprès des jeunes tunisiens puis des jeunes du monde arabe en général, et qui a contribué à mettre le feu aux poudres. Les chansons ne créent pas les révolutions à elles seules - encore faut-il un peuple disposé à se révolter - mais elles peuvent jouer un rôle important, comme cela a été ici le cas (après un 2° titre mis en ligne, Tounes Bledna, El General a été arrêté puis emprisonné, ce qui a eu pour effet d’attiser encore plus la colère de la jeunesse arabe).
El General – Rayes Lebled (avec traduction du texte en français)
Une 2°chanson qui mérite bien ce titre de « chanson de l’année », Irhal de Ramy Essam, chanteur égyptien présent avec sa guitare dès les premiers rassemblements et qui a écrit ce titre, Irahl ! (Dégage !), adressé bien sûr à Moubarak, à partir des slogans des manifestants. Comme quoi, avec une guitare et une voix, il est toujours possible de fédérer et faire la révolution. Cette chanson est devenue l’hymne de la place Tahrir et ainsi l’hymne de la révolution égyptienne.
Ramy Essam – Irhal
Une vraie bonne chanson populaire. Simple, directe, accrocheuse… et, pour le coup, véritablement historique (de plus, elle se base sur une suite d’accords avec montée d’un demi-ton puis passage à la tierce mineure, le genre de choses dont je suis très friand… mais ça, c’est pour la toute petite histoire). Reste à savoir ce qu’il adviendra réellement de cet esprit révolutionnaire dans les pays arabes, mais qui ne tente rien n’a rien…
Deux chansons fortes au cœur d’un bouleversement géopolitique majeur, deux chansons qui rappellent à notre bon souvenir le lien autrement plus crucial qu’un peuple peut entretenir avec ses chansons qu’un bête lien marchand… et pendant ce temps, on a eu quoi, en France, comme chanson engagée fédératrice de l’année ? Politiquement Correct de Bénabar ? On est foutu...
Sans transition aucune, un petit tour d’horizon, maintenant, des albums de l’année, des plus grosses déceptions aux meilleures découvertes.
Déceptions
A tout seigneur tout honneur, commençons par Radiohead. Un des groupes les (si ce n’est « le ») plus passionnants de ces 15 dernières années aura sorti un des albums les plus insipides de 2011, le bien nommé The King of Limbs. Je ne vais pas m’étendre sur cet album, qui ne le mérite pas, j’en ai déjà parlé ici.
Radiohead, PJ Harvey, le Wu-Tang Clan, DJ Shadow, Björk, Mogwai, The Roots, dEUS… la crème des années 90. Tous ont sorti un album en 2011… mais un album indigne de ce qu’ils ont été. Le dernier Wu-Tang n’est tout de même pas si mauvais, mais ils peuvent faire tellement mieux… quant à PJ, je ne comprends pas ce que les magazines rock, qui la placent pour beaucoup en tête de leur classement de l’année, lui trouvent. Certes, l’album n’est pas déplaisant, mais la voir évoluer dans ce registre pop-rock mollasson est assez triste, en fin de compte. Bientôt, un « PJ tribute to Phil Collins » ?
Déceptions, aussi, de la part de groupes qui ont été parmi les plus excitants du rock des années 2000 : Arctic Monkeys, The Kills, Black Keys. En perte de vitesse cette année (quoique pour les Kills, ça fait un petit moment déjà).
Et je ne parle même pas de The Horrors, leur précédent album était pourtant pas mal, mais celui-ci est consternant. Le side-project de leur chanteur, Cat’s Eyes, est finalement beaucoup plus séduisant…
On pouvait attendre beaucoup d’Oneida, après leur impressionnant triple album d’il y a deux ans, Rated o. Mais si leur dernier LP se laisse écouter, il est très loin de l’intensité et de la force du précédent. Un album pseudo-expérimental assez anecdotique.
Dans un tout autre registre, Feist. The Reminder était un modèle d’album pop accrocheur et accessible, mais l’inspiration semble l’avoir quitté sur son dernier, Metals.
Après de magnifiques perles folk-rock (Our Endless Numbered Days, The Shepherd’s Dog), premier faux-pas pour Iron & Wine. Rien de catastrophique, mais un album deux tons en-dessous des précédents.
Valeurs sûres, bonnes surprises et confirmations
- Steve Coleman - The Mancy of Sound. Mon album de l’année. Steve Coleman est un des plus grands jazzmen de ces dernières décennies, il le confirme à chaque album. The Mancy of Sound étant même à mon sens un de ses tous meilleurs dans sa riche discographie. Pour en savoir plus, voir ma chronique.
- Tom Waits – Bad as Me. Comme Steve Coleman, une valeur sûre, un géant de la musique de ces 30 dernières années. J’ai rarement (pour ne pas dire « jamais », malgré quelques albums moins marquants que les autres) été déçu par Tom Waits, ce n’est pas Bad as Me qui va changer la donne… un très bon cru !
- Thurston Moore – Demolished Thoughts. Une excellente surprise. Ces dernières années, la production de Sonic Youth (et disques solos de ses membres) a été plutôt inégale, un peu décevante, mais le grand Thurston remonte la barre avec ce très bel album, entre rock et folk-rock…
- Anthony Joseph & the Spasm Band. Rubber Orchestras m’aura légèrement moins emballé que le superbe Bird Head Son sorti en 2009, mais ça reste un album de grande qualité, et Anthony Joseph un des artistes à suivre cette décennie…
- Amon Tobin – ISAM. Ca fait un moment que l’électro peine à se renouveler (j’en parlais ici), malgré la percée du dubstep ces dernières années. Heureusement, il reste Amon Tobin, toujours à l’affût de nouvelles sonorités, de nouvelles manières de composer, et son ISAM aura été à mon sens la proposition électro la plus originale et passionnante de 2011. L’album n’a certes pas fait l’unanimité, il n’y a guère que Nyko et moi, parmi les blogueurs de notre « communauté », qui avons vraiment été fascinés par cet album… mais peu importe, je maintiens, c’est du grand Tobin (cf. chronique).
- Beans – End it All. Après Fluorescent Black (d’Anti-Pop Consortium), meilleur album rap de 2009 à mon sens, Beans est de retour, toujours au top, son End It All est un des meilleurs albums rap de 2011…
- Graham Reynolds & the Golden Arm Trio - Duke ! Three Portraits of Duke Ellington. Auteur de l’excellente BO de A Scanner Darkly il y a quelques années, Graham Reynolds revisite en 2011 de manière jubilatoire le répertoire du génial Duke Ellington (cf. chronique).
- Marissa Nadler. Son dernier album n’est certes pas son meilleur, on pourra lui reprocher de glisser vers des territoires plus pop, mais que voulez-vous, j’aime cette fille, je ne résiste que très difficilement à son chant de sirène…
Quelques autres groupes attendus et qui ont répondu à mes attentes cette année : Faust, Plaid, The Field, Black Joe Lewis & the Honeybears, et Dengue Fever.
Découvertes
Une fois n’est pas coutume, la plupart des meilleures découvertes de l’année furent rock. Notamment dans le rock sombre et hanté, avec The Skull Defekts (cf. article), Sisters of Your Sunshine Vapor (merci Thierry), Young Widows et The Oscillation. Mais aussi dans un registre plus garage, l’imparable Don’t Give a damn about Bad Reputation des Driving Dead Girl (voire aussi le Shapes have Fangs), ou, dans un registre très beatlesien, le formidable album de Mini Mansions.
Bref, une bonne année rock…
Une fois n’est pas coutume (bis), un album de metal et un album de rap français m’auront vraiment marqué cette année, ceux de Tombs et La Canaille. Cela méritait bien que je consacre un article à chacun (cf. Tombs, La Canaille).
Découvert chez Sunalee, le très beau Queen of the Minor Key d’Eilen Jewell. Un petit bijou folk-country-rock, à consommer sans modération. En folk-rock, citons aussi Declan de Barra et Slackeye Slim (merci Nyko), ainsi que Jim Yamouridis et Mirel Wagner.
Quelques autres bonnes découvertes :
- Electro : Submerged (Space Arabs est un des meilleurs titres électro entendu ces dernières années), Hecq et Semiomime (merci Joris), Nicolas Jaar.
- Rap : Damu The Fudgemunk, Action Bronson (deux albums cette année, et j’ai autant aimé les deux, plus une participation sur le dernier Wu-Tang, il n’a pas chômé en 2011), J Rawls, Cunnylinguists, voire DC the Midi Alien (un album inégal, avec quelques samples un peu douteux, mais rattrapés par des morceaux terriblement efficaces).
- Jazz : Ambrose Akinmusire et Matana Roberts.
- Musiques du monde : Le Trio Joubran (cf. article), Tamikrest, Telebossa.
Un mot aussi sur le camarade El Funcionario et son groupe Blue Chill, je vous recommande d’aller jeter une oreille à son Heartlag EP (qui n’en est pas vraiment un, d’EP) si vous ne l’avez pas encore fait.
Une année musicale assez riche et satisfaisante… mais un peu bourgeoise, aussi. Manque juste cette étincelle qui ferait souffler un vent nouveau sur le monde de la musique, et, par déflagration, sur la société, comme cela a si souvent été le cas par le passé… en 2012, peut-être ?
Les 20 meilleurs albums de 2011 (la liste complète est ici) :
1. Steve Coleman & Five Elements - The Mancy of Sound (9,5)
2. The Skull Defekts - Peer Amid (9)
3. The Oscillation - Veils (9)
4. Mini Mansions - Mini Mansions (9)
5. Driving Dead Girl – Don’t give a Damn about Bad Reputation (8,5)
6. G. Reynolds & the Golden Arm Trio - Duke ! Three Portraits of Duke Ellington (8,5)
7. Tom Waits - Bad as Me (8,5)
8. Sisters of Your Sunshine Vapor - Spectra Spirit (8,5)
9. Le Trio Joubran - As Fâr (8,5)
10. Anthony Joseph & The Spasm Band - Rubber Orchestras (8,5)
11. Amon Tobin - ISAM (8,5)
12. Thurston Moore - Demolished Thoughts (8,5)
13. Tombs - Path of Totality (8,5)
14. Damu The Fudgemunk – Supply for demand (8,5)
15. Beans - End it All (8,5)
16. La Canaille - Par Temps de Rage (8,5)
17. Eilen Jewell – Queen of the Minor Key (8,5)
18. Submerged – Before Fire I was against other People (8)
19. Ambrose Akinmusire – When the heart emerges glistening (8)
20. Hecq - Avenger (8)
Et, bien sûr, Le Classement Des Blogueurs 2011