D’ordinaire, je publie mon bilan musical de l’année précédente bien plus tôt. Mais là, j’ai particulièrement traîné… parce que je ne vois pas grand-chose à dire d’autre que ce que j’ai déjà écrit il y a deux ans dans « Pas de style pour les années 2000 ». Ce qui continue de me frapper, c’est encore et toujours l’absence d’un nouveau style marquant dans les musiques populaires, un style capable de fédérer et fasciner une partie de la jeunesse, un style qui incarne les désirs de liberté et de révolte de cette génération. Faut dire que si la seule chose qui pousse la jeunesse à descendre dans la rue est de défendre sa retraite, on est mal barré. La jeunesse occidentale, s’entend, pas celle des pays arabes, qui se trouve dans une situation autrement plus difficile.
Est-ce à dire que la jeunesse occidentale n’a plus de grands motifs de révolte, se satisfait de l’avenir qu’on lui destine, du fonctionnement de la société, de ses dirigeants et de la liberté qu’on lui accorde ? J’ai un peu de mal à y croire… Ma « théorie » est plutôt que cette longue absence de nouveau courant dans la musique populaire est la résultante de trois phénomènes :
1. Les conséquences de la « révolution internet ». Pour l’expliquer de la manière la plus simple – et caricaturale – possible : prenons un jeune du début des années 90. Il entend chaque semaine de la soupe à la radio et à la télé, puis, un jour, tombe sur Smells like teen Spirit de Nirvana / ou sur un type cool de son lycée aux cheveux longs, à la chemise de bûcheron et au T-shirt déchiré, il veut en être, écoute ces groupes qui lui semblent exprimer son propre malaise, se met à jouer aussi cette musique et alimente ce courant grunge, comme des millions d’autres jeunes de sa génération à travers le monde. Prenons maintenant un jeune de la fin des années 2000. Lui aussi, il subit la soupe diffusée par la télé et la radio. Mais il dispose d’un outil génial : internet. Il peut allègrement piocher lui-même une multitude de musiques (pas forcément par le téléchargement illégal, il y a largement eu de quoi faire entre myspace, youtube, les sites d’artistes et maintenant le streaming légal). Il est moins focalisé sur le dernier courant à la mode, car il a de quoi écouter en quelques clicks le meilleur de l’électro, du rock, rap, metal, folk etc… de ces 50 dernières années. Il a aussi moins besoin de suivre le mouvement rebelle en vogue pour avoir l’impression d’appartenir à cette jeunesse en révolte, le web lui permet très simplement de trouver une petite communauté de gens avec lesquels il se sentira au mieux. Fans de rap US, de rap hardcore, de techno, de metal, de black metal, de rock 70’s etc… chacun son petit clan. Idem pour les musiciens. Ils ont accès à une telle diversité de styles, de musiques de toutes les époques, que chacun peut faire sa petite cuisine, en mêlant comme il l’entend ses diverses influences – et il trouvera toujours de petites communautés qui pourront être disposées à apprécier ses compos - plutôt que de suivre le groupe qui marche. D’une certaine manière, cette « richesse » a pour conséquence un apauvrissement dans l’advention de nouveaux styles.
Pour être encore plus simple : avant, la jeunesse avait besoin de « s’inventer » pour se sentir représentée, maintenant, elle n’a qu’à piocher…
2. Le postmodernisme. L’esthétique postmoderne existe depuis un moment en art et dans la musique savante… en quoi consiste le postmodernisme au juste ? Abolition des hiérarchies entre un « grand art » et un « art populaire », refus de la modernité à tout prix, mélange d’éléments anciens et nouveaux, d’éléments de cultures très différentes, éclectisme etc… D’un certain point de vue, le rock est postmoderne depuis longtemps, en particulier depuis les Beatles. Mais il me semble que c’est vraiment depuis le début des années 2000 que le milieu du rock et des musiques poulaires actuelles a véritablement intégré l’idéologie postmoderne. Emergence d’une pop « décomplexée », recyclage à gogo, mélange des genres et, surtout, on hiérarchise beaucoup moins. Pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur, c’est une plus grande tolérance, un plus grand éclectisme, le pire, c’est une certaine mollesse : le « tout se vaut ma bonne dame ». Du coup, on a l’impression de se retrouver face à des groupes qui nous disent « On a fait notre petite tambouille dans notre coin, en mélangeant nos multiples influences, si ça vous plaît tant mieux, sinon, tant pis, chacun ses goûts » mais plus « Avant nous, le rock, c’était chiant, on arrive avec un nouveau son qui va vous balancer une grande claque ».
3. Une « génération désenchantée », comme le disait Alain Finkielkraut (ou Mylène Farmer, j’ai bizarrement tendance à les confondre…) L’idéalisme hippie, penser que l’on peut changer le monde en se laissant pousser les cheveux, en prenant du LSD et en grattant sa guitare, tout ça, c’est loin. Le mot d’ordre de la jeunesse semble être moins « Poussez-vous de là qu’on s’y mette, et qu’on change cette société triste et rigide », mais « Laissez-nous une petite place s’il vous plaît, on veut juste vivre une vie décente et trouver un boulot acceptable». Ce n’est là peut-être qu’une impression, mais je sens moins de radicalisme dans la jeunesse occidentale. Plus de cynisme, et moins d’envie de foutre en l’air le système.
Tout cela se retrouve aussi d’une autre manière dans deux des genres qui ont le mieux porté la révolte de la jeunesse ces 30 dernières années : le rock et le rap… qui m’ont semblé un peu mollasson cette année. Pas de « tuerie », de « bombe », d’albums qui soit à la fois fédérateur, puissant, brut et accrocheur.
Pour autant, tout cela n’empêche pas la bonne musique de continuer à exister… chacun aura sûrement pu trouver cette année de quoi contenter ses oreilles. Processions de Daniel Bjarnason aura été ma grande claque de l’année, je le conseille plutôt à des oreilles averties, mais il y en a pour tous les goûts, les albums envoûtants de Land of Kush, Teeth of the Sea ou Third Eye Fondation, cette petite merveille de folk hivernal et vaporeux qu’est le Fursaxa, le groovy et dépaysant Earthology des Whitefield Brothers, les sombres et tourmentés Swans, Mugstar, Univers Zéro et Ufomammut, la soul-pop riche et agréable de Janelle Monaé, les décapants Daughters… 2010 n’aura pas été une mauvaise année pour la musique, mais juste une nouvelle année de transition.
Sur le même sujet :
Pas de style pour les années 2000
Arbobo : Son vintage, revival : l'avenir est derrière nous ?
Bilans des années précédentes :
2009, It was a very groove year
Bilan 2008 : Black is the colour
Bilan 2007 : Pirater plus pour écouter plus
2006 : La Revanche des Vieux