Il m’est arrivé, ici ou là, de m’étonner du manque de nouveaux genres dans les musiques populaires modernes ces dix dernières années. Mais s’il y a bien un style qui, plus que les autres, a été frappé de plein fouet par cette crise stylistique, c’est l’électro. Aussi décevante depuis 7-8 ans qu’elle fut prometteuse durant les années 90. Un des retours de bâton les plus spectaculaires de la musique de ces dernières décennies. Musique de l’avenir, musique du futur, révolution sonore et musicale… voilà ce qu’elle laissait espérer, mais le soufflé est vite retombé.
Cela est d’autant plus inquiétant pour la musique électro qu’elle est encore jeune et semblait en pleine évolution. Après tout, le rock, lui, est là depuis plus d’un demi-siècle, on comprend qu’il peine à se renouveler… et il a toujours la possibilité de donner le change avec des chansons efficaces et une bonne dose d’énergie brute. Mais l’électro, sans innovations formelles ni trouvailles sonores, perd une grande partie de son intérêt.
- Musique de l'avenir ?
Il est assez stupéfiant de constater qu’en l’espace de quelques années, l’électro est passée du stade de « musique de l’avenir » à celui de « musique du passé ». Les nouvelles sonorités des années 90 n’ont pas su se développer et se déployer suffisamment par la suite, elles sont vites devenues plus nostalgiques que futuristes.
Aphex Twin, Autechre, Boards of Canada, Amon Tobin, Orbital, Squarepusher, Chemical Brothers… fin des 90’s, ils incarnaient un véritable renouveau des musiques populaires modernes. Bien qu’ils soient toujours en activité, il faut remonter loin pour trouver un grand album de l’un d’entre eux. Amon Tobin excepté, il est sans doute celui qui s’en tire le mieux (Foley Room est à mon sens le meilleur album de 2007). Sans doute parce qu’il a plus de « musicalité » que les autres, comme en attestent ses motifs et paysages sonores variés.
Certains voyaient même dans ces musiciens - notamment les plus novateurs issus du label Warp (Aphex Twin et Autechre en tête) - l’équivalent moderne des compositeurs classiques d’antan. Mais, entre autres choses, un point important distingue nettement les compositeurs classiques de ces musiciens électro (et de 99% des artistes des musiques populaires modernes) : la capacité d’évoluer. Ce qui demande quelques explications et une vision plus globale...
- L'évolution des artistes dans la pop et le classique
Les grands compositeurs classiques n’ont jamais été des « feux de paille », ils ont toujours su approfondir leur musique et se perfectionner. Même s’ils ont à leurs débuts déjà produit bon nombre de chefs-d’œuvre, leurs dernières pièces sont en général particulièrement riches et fascinantes. C’est le cas chez Bach, Mozart, Beethoven, Liszt, Wagner ou Debussy, pour ne citer que quelques-uns des plus grands. De l’affirmation de leur propre style aux chefs-d’œuvre de la fin de leur vie, l’inspiration est toujours présente, et l’évolution constante.
Qui pourrait en dire autant dans la musique pop ? La règle est plutôt : de très bons albums au début, puis soit on se répète (ad nauseam), soit on lisse sa musique et s’assagit… et dans tous les cas, l’inspiration n’est plus au rendez-vous (quelques cas très particuliers exceptés). C’est le « syndrome de la star du rock » : un type qui déboule avec l’envie d’en découdre, d’exprimer sa rage, ses frustrations – et celles d’une génération – mais qui, une fois cela bien exprimé, n’a plus grand-chose à dire. Une volonté « d’expression directe » plus qu’une véritable « démarche artistique ». Entre creuser son style, son sillon, son art, ou répéter les bonnes vieilles formules en espérant que cela continue de contenter les fans et le public, la plupart ont choisi leur camp…
De quel artiste pop, rock, électro ou rap pourrait-on dire, comme pour les génies du classique : il a su créer son propre style, le perfectionner et proposer des œuvres toujours plus audacieuses et fascinantes, sans baisse de niveau ?
Bowie ? Trop inégal. Il n’est bon qu’une décennie sur deux (il devrait donc être excellent celle-ci…)
Radiohead et Massive Attack ? On aurait pu le penser, jusqu’à il y a peu…
Nick Cave et Tom Waits ? Il est vrai qu’ils continuent de creuser leur sillon, restent à un très bon niveau de qualité – malgré quelques albums mineurs – mais, même l’inconditionnel que je suis ne peut prétendre qu’ils « proposent des œuvres toujours plus audacieuses et fascinantes ».
Scott Walker et Portishead ? Certes, mais s’il faut chaque fois attendre 10 ans qu’ils sortent de nouveaux albums…
Une des explications les plus évidentes est la suivante : les musiques pop et rock sont basées sur la simplicité, l’urgence et l’efficacité ; un nouveau groupe arrive avec un nouveau son, une énergie nouvelle, et ne peut pas véritablement « creuser » cette simplicité… mais ça n’explique pas tout. Prenons le cas du rock progressif, qui, lui, revendique une véritable complexité. Les groupes progs se sont pourtant montrés incapables de « progresser » sur plus d’une dizaine d’années. Sinon, les derniers albums des Yes, Genesis, Pink Floyd et autres Emerson, Lake & Palmer auraient été leurs plus aboutis et réussis… au lieu d’être aussi pathétiques. De l’aveu même des fans du genre, les meilleurs albums de ces groupes restent ceux du début de leurs carrières. Robert Wyatt est un cas à part, toujours capable de sortir de bons albums… mais il n’a pas pour autant dépassé Rock Bottom.
- Souffle coupé
Le cas du rock prog nous ramène directement à l’électro, qui, via ce qu’on a appelé « IDM » (Intelligent Dance Music) ou electronica a su proposer une musique complexe bien plus radicale et convaincante pour les critiques que ne l’était le prog. Mais les grands noms du genre, et le genre en lui-même, n’ont pas véritablement tenu leurs promesses. Le dantesque drukqs d’Aphex Twin a déjà 10 ans, je ne lui vois toujours pas de digne successeur…
L’électro a semblé vraiment « coupée dans son élan », en tant que genre, mais aussi dans sa fusion avec d’autres styles. Kid A de Radiohead ouvrait pourtant la précédente décennie en fanfare, le mariage du rock et de l’électro (déjà remarquable sur Outside de Bowie en 1995) semblait avoir de beaux jours devant lui, l’album explorait de nouvelles voies a priori passionnantes… mais après Kid A, il a surtout fini en voie de garage. Il y a bien eu aussi le folk-tronica… les mauvaises langues diraient qu’en lieu et place de l’association entre l’émotion simple et touchante de la musique folk d’un côté, et les sonorités aventureuses et envoûtantes de l’électro de l’autre, on a surtout eu droit à la mollesse du folk couplée à de petits bidouillages électros fumeux. L’électro-jazz, elle, existait déjà dans les années 90 (et n’a pas été transcendante dans les années 2000), même chose pour la fusion électro-rap dans l’abstract hip-hop. A part Dälek, peu de groupes d’abstract hip-hop ont vraiment imposé un son marquant ces 10 dernières années (enfin, « marquant » pour les amateurs du genre, vous ne risquez pas de tomber sur du Dälek en allumant votre poste de radio).
La musique électro est-elle déjà morte et enterrée ? Non, heureusement. Il existe au moins un courant qui, ces 10 dernières années, a su proposer un son relativement nouveau : le dubstep (les plus tatillons diront qu’il est tout de même apparu un peu avant la décennie précédente, et que Scorn en faisait déjà au début des années 90). Aphex Twin n’a rien sorti de glorieux depuis un bon moment, mais il a toujours du flair et, grâce à son label Rephlex, a permis de faire connaître le genre (compilations Grime en 2004). Puis il y a eu le Untrue de Burial, salué par la critique en 2007. Mais le dubstep tarde à sortir de l’underground, des clubs londoniens et d’une petite clique de fanas d’électro. Le genre reste plutôt confidentiel, même s’il semble maintenant en mesure de toucher un plus vaste public… c’est tout le mal qu’on lui souhaite.
Si vous ne connaissez pas le dubstep, un de mes morceaux favoris de l’an dernier, Uncontrolable Flesh de High Tone :
L’électro a aussi donné quelques très bons albums ces dernières années : le génial Third de Portishead en premier lieu (bien qu’on ne puisse le réduire à de l’électro), ou, plus récemment, l’OMNI Land of Kush’s Egyptian Light Orchestra et l’envoûtant et profond The Dark de Third Eye Foundation. Et cette année commence plutôt pas mal, avec 4 albums très recommandables :
Moritz Von Oswald Trio - Horizontal Structures
Semiomime - From Memory
Pourtant, ces albums restent les arbres qui cachent la forêt. L’électro peine vraiment à trouver un second souffle, innover… sur la grande majorité des nombreux albums d’électro que j’ai pu écouter ces dix dernières années, je ne cessais de me dire « ça, untel le faisait déjà dans les années 90… » Les réussites ont été plus individuelles que collectives, les nombreux courants apparus dans les années 90 (electronica, trip-hop, techno minimaliste, drum’n’bass, trance, techno hardcore etc…) n’ont pas plus été capables de s’enrichir et se perfectionner que de donner naissance à des courants aussi forts qu’ils ne l’étaient. Mais restons optimistes, espérons qu’il ne s’agissait que d’une (longue) période de convalescence après des débuts spectaculaires, ou qu’elle n’a fait que se recroqueviller et reculer pour mieux sauter… et vu le recul, on est en droit d’attendre qu’elle aille loin, et regagne sa place de « musique du futur »...