Après une première écoute, on est en droit de se demander pourquoi Portishead a mis dix ans pour sortir ce troisième album. Parce qu’à la vue du résultat final, il n’y avait pas de quoi se creuser la tête et chercher l’inspiration bien loin, la solution était toute simple, devant leurs yeux : suffisait tout bêtement de continuer l’évolution déjà amorcée dès le deuxième album.
Dummy, le premier, c’était du trip-hop groovy, mélancolique, envoûtant, émouvant et accessible, avec pour tête de gondole l’immense tube Glory Box. Le deuxième, Portishead, durcissait le trait : plus sombre et déprimant, plus tendu… et Third ne fait que continuer dans cette voie-là : encore plus sombre, quasiment plus de groove, des guitares rêches et agressives, une musique beaucoup plus dure. Le premier vous berçait par sa mélancolie cotonneuse, le deuxième vous baladait dans une pénombre angoissante… et le troisième vous enferme dans le noir absolu en vous assénant de grandes claques. Une suite somme toute logique, mais radicale.
Sur le papier, comparé aux deux autres groupes essentiels des 90’s, Blur et Oasis - je plaisante - à Radiohead et Massive Attack , on a de quoi trouver Portishead un peu fainéant, au mieux, beaucoup moins créatif et inspiré que les deux autres, au pire. Car passer d’un trip-hop groovy à un trip-hop morbide et anxiogène, Massive Attack l’a déjà fait il y a plus d’une dizaine d’années avec Mezzanine. Et cette dizaine d’années qu’a mis Portishead pour sortir son troisième album, c’est le temps pris par Radiohead pour une évolution autrement plus spectaculaire, de Pablo Honey à Hail To The Thief… sans compter sur le fait que pendant ce temps-là, Radiohead n’a pas traînassé, mais livré rien moins que 5 chefs-d’œuvre (The Bends, OK Computer, Kid A, Amnesiac, Hail To The Thief). Bref, Portishead est le mauvais élève dans une classe de surdoués. Ils nous ont fait attendre plus que de raison et vous pensez qu’ils s’excuseraient ? Au contraire ! Leur but est clairement annoncé dès le premier morceau : refuser de nous caresser dans le sens du poil.
Qui dit Portishead dit : groove mélancolique accompagnant la voix sublime de Beth Gibbons. Dix ans qu’on l’attend, on met l'album dans le lecteur… pas plus de Beth Gibbons que de groove mélancolique. En lieu et place, une cavalcade nerveuse et répétitive qui semble interminable, au point qu’on en vient à se demander s’ils ne sont pas en train de tomber dans la faute de goût ultime quand on dispose d’une telle chanteuse : gâcher une piste de l’album pour en faire un instrumental. Un arrêt assez brusque et, on se rassure, Beth est là et bien là, et chante toujours divinement bien… puis la cavalcade reprend et… s’arrête sans crier gare. Une fin abrupte comme on en connaît peu. On imaginait qu’en dix ans ils auraient eu le temps d’effectuer un véritable travail d’orfèvre, peaufinant leurs morceaux dans les moindres détails… et dès le premier, ils balancent une fin qui pourrait difficilement avoir l’air plus inachevée. Originalité ou foutage de gueule ? De quoi être dubitatif…
Morceau suivant, enfin l’impression d’être en terrain connu : un groove lent et mélancolique, une belle mélodie… même pas le temps de s’y installer confortablement qu’ils remettent ça ! Vrombissement d’une guitare lourde, de nouvelles ruptures… comme dans le magistral dernier morceau de l’album, Threads, où un semblant de groove laisse place à des rythmiques implacables, plombantes et martelées avec une noirceur rare. Le message est clair : ils ne sont pas revenus pour nous cajoler. Des cassures, enchaînements inattendus, l’album en est plein, à la fois dans et entre les morceaux. Comme le passage du technoïde, rapide et puissant We Carry On avec ses guitares dissonantes à la Sonic Youth au neurasthénique Deep Water et son accompagnement au seul ukulélé. (We Carry On pourrait d'ailleurs faire penser, dans un genre assez différent, à River on The Road de QOTSA... rythmique martiale et technoïde, guitares dissonantes, voix émouvante et fragile, mais un River on the Road bien plus terrifiant et désespéré)...
Si le but était de dérouter à la fois les fans et ceux qui les découvrent, ils l’ont atteint au-delà des espérances. Pourtant, on y retrouve encore de superbes mélodies, la voix de Beth Gibbons est toujours aussi poignante, quelques beaux titres sensibles permettent de souffler un peu (Nylon Smile, The Rip)… mais le cadre a radicalement changé. À un point tel qu’il est légitime de se demander si Portishead a encore quelque chose à voir avec le trip-hop. Loin du trip-hop des 90’s, pas vraiment du rock non plus, pas de l’électro, ni même de l’électro-rock… Un album dont on ne sait pas trop s’il peut vraiment être rattaché à un style défini, c’est plutôt bon signe, signe qu’il s’y passe quelque chose de nouveau.
Le trip-hop n’est plus à l’ordre du jour en 2008, c’est peu de le dire… une musique qui semble presque d’une autre époque. C’est pourtant d’un des groupes emblématiques du genre que nous vient l’album le plus passionnant et novateur du moment. Que dis-je, du moment… ça, c’est après l’avoir écouté seulement deux-trois fois, sans en avoir percé toutes les richesses, restant encore en surface plus ou moins dérouté par ses audaces et sa noirceur… mais passé le cap de la « surprise » face à ces ruptures qui sont en fin de compte partie d’un tout parfaitement organique, cohérent et fascinant ; lorsqu’on accepte enfin de s’y abandonner on se dit qu’on tient là un authentique chef-d’œuvre. Un chef-d’œuvre d’une profondeur, d’une richesse, d’une mélancolie et d’une noirceur toutes exceptionnelles. On en viendrait presque à penser que leurs deux précédents disques, pourtant parmi les tous meilleurs des 90’s, n’étaient que des esquisses un peu timides pour aboutir à l’impressionnant Third. Qui aurait imaginé que la hargne, la puissance et l’âpreté iraient si bien à Portishead ?
En 95-97, l’électro-rock sombre et puissante, c’était Only Heaven des Young Gods, c’était Prodigy… pendant que Portishead, avec le succès de Glory Box, incarnait plutôt la douce mélancolie sensuelle. En 2008, les Young Gods font de leurs anciens titres un album acoustique (pas mal du tout, ceci-dit), Prodigy, tout le monde s’en fout… et Portishead sort un des disques les plus inquiétants, déchirants et ténébreux entendu depuis longtemps.
S’il fallait trouver un album auquel rattacher Third, ce serait peut-être le monstrueux et monumental The Drift de Scott Walker. Ce n’est sans doute pas un hasard si cet album a lui aussi mis dix ans à voir le jour. La comparaison ne s’arrête pas là, The Drift était déjà excessivement noir, original, intelligent, profond, riche, intense, déroutant et très loin au-dessus de la mêlée. Trop loin, même… trop peu accessible pour des oreilles non-averties. Ce que le Portishead perd en radicalité (ce qui est très relatif, car face à The Drift, 99% de la production pop et rock a l’air de variétoche gentillette), il le gagne, ça tombe sous le sens, en accessibilité. Enfin… une accessibilité là encore toute relative. Car il ne faut surtout pas avoir peur du noir pour s’aventurer dans les nouveaux univers défrichés par Portishead. Des univers qui ont de quoi nous fasciner encore longtemps… Alors s’ils ont besoin d’encore dix ans pour nous ramener une telle pépite de leurs explorations, on est prêt à attendre le temps qu’il faudra pour une récompense à la hauteur de ce chef-d’œuvre. Même s’il est plus question, ici, d’abîmes que de hauteurs…
En bref...
Originalité (9/10)
Bien que l'évolution de Portishead soit "logique", elle est aussi radicale, risquée et surprenante... un album original dans la production du groupe, et, surtout "original tout court"... ce n'est plus vraiment du trip-hop, pas du rock, pas de la musique industrielle ni de l'électro... mais un grand album, avec une forte personnalité.
Ambiances (10/10)
Un voyage fascinant, qui vous emporte loin, très loin...
Orchestrations (10/10)
Riches, intelligentes, originales, subtiles, saisissantes... rien à redire, elles sont parfaites.
Mélodies (9/10)
Pas de mélodies "grand public", pas de tubes pour radios FM, bien sûr, mais des mélodies superbes, émouvantes, dignes, qui ont de quoi vous hanter longtemps une fois que vous les aurez apprivoisées.
Chant (10/10)
Beth Gibbons, plus émouvante et poignante que jamais... une voix et une interprète au-dessus des autres. Et pas qu'un peu.
Intensité (8/10)
C'est pas du rock nerveux, plusieurs morceaux sont assez calmes... mais ce n'est pas non plus du trip-hop lent et "cool". Beaucoup de passages très secs et tendus, l'impression d'être quasiment toujours sur le fil du rasoir... même sur les quelques morceaux où le tempo est plus lent.
Accessibilité (6/10)
Mieux vaut ne pas avoir peur du noir... ni l'écouter distraitement. Une "oeuvre", qui demande l'attention qu'elle mérite, et elle en mérite...
Place dans la discographie du groupe
A mon sens, leur meilleur... et je suis pourtant fana des deux précédents, Portishead était un de mes groupes favoris dans les années 90. Mais au bout d'une vingtaine d'écoutes, je ne me demandais même plus si Third était leur meilleur album, juste s'il n'était pas tout simplement le meilleur album que j'aie jamais écouté...
Note d'ensemble (rien à voir avec une quelconque moyenne des notes précédentes) : 10/10
Un chef-d'oeuvre.
Portishead - Third
Silence
Hunter
Nylon Smile
The Rip
Plastic
We Carry On
Deep Water
Machine Gun
Small
Magic Doors
Threads
Le tragique, torturé et tétanisant Threads :
Third sur 7and7is
Sur Du Bruit qui Pense
Sur Mange Disque
Chez Dr Franknfurter
L'avis de Crafty
L'article "original" sur Culturofil
Classement des albums de 2008