Rivages Rouge, Payot, 2009 (préface de JD Beauvallet)
Le meilleur argument que je puisse trouver pour vous inciter à lire ce bouquin, c'est que je n'ai jamais vraiment aimé les Buzzcocks, Smiths, Stone Roses, James, Inspiral Carpets, Oasis ; groupes phares de Manchester surévalués à mon goût... pourtant, ce livre m'a passionné (et pas seulement parce qu'il est aussi beaucoup question, évidemment, de Joy Division).
Le principe est intéressant, John Robb (auteur et musicien), a recueilli pendant une année les témoignages de tous les principaux acteurs de la scène musicale de Manchester (groupes, producteurs, managers, DJ, journalistes, fans etc... et l'inévitable Tony Wilson, bien entendu) sur chacune des époques qu'ils ont traversées. Par exemple, vous retrouverez tout au long du livre Johnny Marr, qui raconte ses premiers concerts à Manchester lors de la période punk, les disquaires et clubs où il traînait, puis, plus loin, la formation des Smiths, le succès, et à la fin son avis sur les groupes de Manchester plus récents (fans des Smiths, rassurez-vous, Morrissey - comme les autres membres du groupe - s'exprime aussi sur tous ces sujets, mais Johnny Marr est particulièrement loquace). Pour chaque période s'entrecroisent ainsi les récits de tous ceux qui l'ont vécu (de l'intérieur ou de l'extérieur), ce qui permet une lecture "chronologique" où l'on saisit bien l'évolution de la scène musicale de Manchester, avec à chaque fois plusieurs points de vue. Mais ce procédé de "récits croisés" est autant une des grandes forces du livre qu'une de ses limites, car ceux qui ne connaissent rien à cette scène et ne voient pas qui sont des Peter Hook, Howard Devoto, Shaun Ryder, Genesis P. Orridge et autres Ian Brown pourraient être un peu perdus par endroits, et obligés de se rendre chaque fois au "générique de fin" pour savoir à quel groupe appartient celui qui parle (ce n'est précisé que lors de la première intervention de chacun).
Les Buzzcocks, Joy Division, New Order, Smiths, Happy Mondays, Stone Roses et Oasis cités sur la couverture ont bien sûr une place de choix dans le livre (ainsi que ces labels et lieux "mythiques" que sont Factory et l'Haçienda, et des événements fondateurs comme le concert des Sex Pistols au Free Trade Hall), mais de Herman's Hermits aux Doves en passant par A Certain Ratio, Magazine, Section 25, The Fall, 808 State, A Guy Called Gerald, Inspiral Carpets, les Charlatans, Chemical Brothers, The Verve , Badly Drawn Boy et tant d'autres, quasiment tous les groupes mancuniens qui ont compté sont présents. Manquent à l'appel... Mark E. Smith (il en est souvent question, mais n'a pas voulu s'exprimer, ce qui n'étonnera personne) et Autechre. Le seul vrai reproche que je pourrais faire au bouquin, c'est justement l'absence d'Autechre. Mais à la décharge de l'auteur, le livre se focalise plus sur la scène rock - même si une bonne partie concerne la scène électro-dance, essentielle pour comprendre "Madchester" - et Autechre est, dans tous les sens du terme, un groupe à part.
Un ouvrage dense (480 pages), très réussi, qui montre bien l'évolution de la ville, la genèse aléatoire et amateuriste des groupes rock, la continuité entre les différents artistes mancuniens et comment passer de Joy Division aux Happy Mondays, d'une ville industrielle terne et glauque à la madchester psychédélique et colorée, de l'héroïne à l'ecsta, de Factory à l'Haçienda... et pourtant, il est assez paradoxal de constater que ce qui est la "base" de la musique pop à Manchester dans les 60's, c'est l'intérêt très prononcé de ses habitants pour les musiques noires américaines. Car les Buzzcocks, Joy Division, Smiths, James et autres the Verve seront des groupes typiquement représentatifs d'un "rock anglais blanc", très loin des racines blues et du groove. S'il existe une réelle continuité dans la scène musicale de Manchester, ses racines noires-américaines n'ont pas autant qu'on aurait pu le penser contribué à définir le son de la ville et l'identité de ses groupes phares.
Il serait formidable que ce type de bouquins puisse exister pour toutes les grandes villes musicales... car il faut bien entendu que la ville ait eu une certain poids dans l'histoire de la musique pop pour intéresser au-delà de ses frontières. Un Tourcoing, Perpignan ou "Roubaix Music City 1976-1996", pas sûr que ce soit d'un intérêt exceptionnel...
Bref, un livre que je conseille vivement à tous les amateurs d'histoire du rock, même s'ils ne sont pas forcément de grands fans de la scène de Manchester (et s'ils le sont, ils ne peuvent en faire l'économie : Thom et Guic, ce livre est fait pour vous...)
Et pour conclure sur une citation d'un des personnages de cette scène, puisque ce sont eux qui ont la parole tout au long du bouquin de Robb : "Le Greater Manchester Council a publié un livre sur la régénération de la ville. Au début, il y a une chronologie qui retrace les événements importants liés à Manchester. La deuxième entrée, c'est la date de l'ouvreture de l'Haçienda. C'est marrant de se dire que la ville a été transformée par une bande de barjots comme Factory, des types qui faisaient leur truc en indépendants, sans l'aide de personne, et qui se sont installés sur Whitworth Street West, dans un quartier où personne n'osait aller. Tout ça, c'est grâce à Rob Gretton et à Tony Wilson." (Ben Kelly, designer)
A lire, en complément : Pourquoi Joy Division ?
A écouter, en illustration : Manchester Playlist