1. Présentation
2. L’œuvre échappe à son auteur
J’ai plusieurs fois parlé de cette règle, qu’on a tendance à oublier ou négliger. La faute aux conceptions romantiques toujours bien ancrées, et qui tendent à nous présenter l’auteur comme un démiurge qui aurait tout contrôle sur sa création. Mais le romantisme propose aussi un dépassement de cette conception très « exclusive » d’une œuvre qui appartiendrait totalement à son auteur, par l’idée de transcendance, le fait qu’un auteur soit animé par des forces qu’il ne contrôle pas et qui vont influencer en profondeur sa création. (Ne vous affolez pas, je ne vais pas venir vous raconter que j’ai été parcouru par des énergies cosmiques qui auraient façonné mon album…)
Lorsqu’on parle d’une œuvre qui échappe à son auteur, on parle en général de « réception ». Le public « interprète », « comprend » une œuvre d’une manière qui n’est pas toujours celle voulue par l’auteur, et ce n’est pas forcément le public qui se trompe. Cela peut tout aussi bien être l’auteur qui n’est pas parvenu à exprimer au mieux ce qu’il souhaitait, ou qui n’a pas eu conscience qu’il faisait passer tel type de message. Pour creuser la question, voir l’article que j’ai écrit ici.
Ce qui me marque le plus depuis que je travaille cet album, ce n’est pas tant les qualités ou défauts de la musique que j’écris, mais la facilité avec laquelle elle m’échappe, au stade même de la composition. Ce qui demande quelques explications…
Avant même de commencer la composition, j’avais une idée assez claire de l’album que je voulais faire. Le type d’ambiance, de sons, d’harmonies… en revanche, lorsque je compose un morceau, je ne sais jamais où je vais, et c’est ce qui me plaît. Je peux donner l’impression d’être un musicien assez cérébral (par tout ce que j’écris sur ce blog, et en particulier cette volonté de faire une série d’articles sur la composition de l’album), mais au fond, je me considère plutôt comme un intuitif, je ne pars jamais d’un plan, d’une structure réfléchie en amont, d’une histoire que je voudrais raconter en musique, mais de manière empirique avec des motifs musicaux qui me viennent, que je développe et varie, et que je laisse m’emmener où bon leur semble … avec, bien sûr, au final, un travail de construction pour rendre tout ça cohérent et structuré.
Tout comme je déteste que l’on me raconte quoi que ce soit d’un film que je compte aller voir, de la suite d’un livre ou d’une série que je viens de commencer, je n’aime pas savoir à l’avance où m’entraînera le morceau que je compose. A quelques rares exception près, comme celui d’un morceau un peu particulier que je vais vous faire écouter bientôt, et où l’idée de départ était de le faire évoluer progressivement vers quelque chose de complètement différent de ce qu’il semblait exprimer au départ…
Cette manière de procéder n’a rien de singulier, la plupart des musiciens travaillent comme ça, notamment dans la pop, ils jouent de leurs instruments, trouvent une suite d’accords, une mélodie, voient où ça peut les emmener… mais il y a tout de même une différence de taille avec la chanson, où l’on fait la majeure partie du temps rentrer ce que l’on compose dans des cases couplets / refrains, et où l’on colle des notes sur des mots. Ce que j’aime dans la musique instrumentale, c’est son côté plus aventureux, libre, l’idée que « la musique seule commande ». Si un thème mérite d’être répété et varié un bon moment, on ne va pas l’en empêcher sous prétexte qu’il faut passer au refrain… si un autre thème permet des modulations ou changement de rythmes intéressants et inhabituels, on ne va pas s’en priver sous prétexte que ça ne collerait pas au texte ou à la structure de la chanson.
Pour autant, ce n’est pas vraiment cette manière de composer qui me donne l’impression que mes compos « m’échappent ». Comme vous le savez si vous me suivez depuis un moment, j’adore les musiques sombres, graves et envoûtantes. Et c’est bien dans cette veine que je conçois mon album. Mais presque systématiquement, sans que je ne le choisisse réellement, mes morceaux dérivent vers un certain lyrisme, voire de l’emphase. Alors que je suis très critique ici sur les envolées emphatiques (du prog, du metal, de la pop). J’espère que mes passages « lyriques » ne sont pas aussi ridicules que ceux des Muse, Queen, Yes et tous ces groupes de speed metal ou rock prog que je ne supporte pas… mais cette dérive m’inquiète légèrement et m’interroge.
Au bout de 2-3 morceaux, je me suis rendu compte que, malgré moi, je ne pouvais m’empêcher de mettre trop de cordes. Presque systématiquement, je partais, à un moment ou un autre du morceau sur un motif assez sombre aux contrebasses / violoncelles, que j’enrichis, développe, monte vers les violons et qui devient assez « lyrique ». Comme si c’était naturel, inévitable… la faute, je pense, à ma passion pour la musique du XIX° (et un peu aux musiques de films, qui doivent de toute façon tant à la musique symphonique romantique).
Après ces quelques morceaux, je me suis dit « stop au lyrisme , compose un morceau plus ambient, très sombre, lent, exclusivement électro, où tout ce qui compte, c’est l’atmosphère, et sans aucune envolée lyrique aux cordes ». Tout va bien pendant les premières mesures… puis je me surprends à placer une note tenue aux violons, note qui amène un début de lyrisme romantique… et là, je me suis littéralement dit « et merde ». Parce que je savais que ça n’allait pas louper, j’allais me mettre à partir dans de grands passages d’ensemble de cordes. Vous me direz, sachant cela, c’est pas compliqué, il n’y a qu’à virer cette note aux violons et partir dans une autre direction. Mais c’est plus fort que moi, je n’ai pu m’en empêcher. Il fallait que je déploie ce thème, que je lui donne de l’ampleur, voire de l’emphase.
Qu’un morceau parte dans une direction qui n’était pas prévue, c’est normal, ça arrive à tous les musiciens… mais dans mon cas, c’est plus grave, limite schizophrénique, c’est carrément mon style qui m’échappe, et se fait beaucoup plus « lyrique » que je le souhaitais, sur quasiment chaque morceau.
Je devrais vous faire écouter ce morceau pour illustrer ce que je viens de vous dire… mais je ne peux justement pas le faire car, pour l’instant, je n’assume pas ce lyrisme. Il me faut encore bosser mes morceaux pour les rendre plus hypnotiques qu’emphatiques. Ce qui n’est pas si simple, il ne suffit pas de virer les envolées, balancer quelques dissonances d’un côté, épurer l’harmonie de l’autre, il faut encore pouvoir proposer quelque chose d’intéressant à la place. Je ne compte pas me débarrasser de tout lyrisme non plus, après tout, que je le veuille ou non, j’aime le lyrisme en musique (enfin, un certain lyrisme, celui de la musique du XIX°, ou de Radiohead dans la pop), et une certaine puissance, mais il me faut trouver un meilleur équilibre pour ne pas en faire trop, pour éviter, surtout, que ça vire au pompeux…
La création d’une œuvre, quelle qu’elle soit, relève en partie de ce que l’auteur cherche à exprimer, mais aussi de ce qui s’exprime en lui sans qu’il le contrôle ou le comprenne. Que cela vienne des tréfonds de son inconscient ou de la société dans laquelle il s’inscrit. Mais je ne rentrerais pas dans ces considérations pour « expliquer » mon album, je refuse même de me poser ce genre de questions. Il y a un peu de vrai dans le fameux cliché de l’artiste qui dit qu’il ne pourrait faire de psychanalyse car ça nuirait à sa créativité, quant à ce qui pourrait s’exprimer à travers moi du monde qui m’environne, ce n’est sûrement pas à moi de le dire ou l’analyser, je n’ai pas encore atteint ce degré de mégalomanie…
Je ne vous ferais donc pas écouter de compo cette semaine, mais, à la place, un de mes morceaux de chevet, ICCT Hedral d’Aphex Twin, parfaite illustration à mon sens de morceau qui sait rester dans l’ampleur/la gravité/la grandeur sans tomber dans l’emphase/la grandiloquence…
Aphex Twin – ICCT Hedral
ICCT Hedral orchestré par Philip Glass