Les mythes de l’artiste-démiurge - génial créateur d’univers qu’il va chercher au plus profond de lui - ou de l’artiste incompris - planant tel l’albatros de Baudelaire au dessus des hommes qui le comprennent pas - sont caractéristiques du romantisme. Mais si les études sur l’art ont depuis battu en brèche ces conceptions de l’artiste, elles restent encore très tenaces aujourd’hui chez une grande partie du public. Voilà pourquoi il est important d’expliquer, le plus simplement possible, pourquoi et comment une œuvre échappe à son auteur…
Si Mozart était né il y a une vingtaine d’années, il n’aurait jamais fait… du Mozart. Peut-être de la musique atonale, du rock, de la pop, de l’électro, du jazz… impossible de le savoir. La seule chose sûre et certaine, c’est qu’il n’aurait pas composé dans le « style classique » du XVIII°. C’est l’évidence même, mais il est fondamental de bien le saisir pour comprendre que, finalement, la part de l’artiste dans une œuvre est beaucoup moins grande qu’on peut l’imaginer. L’art n’est pas l’émanation pure et simple d’une personne, il est la rencontre entre un individu et un milieu (social et artistique). Transposez un même artiste dans un autre milieu, une autre culture, une autre époque (oui, je sais, l’expérience n’est pas évidente à réaliser), et ses œuvres seront totalement différentes. L’artiste est en fait beaucoup moins un démiurge qu’un réceptacle, il ne crée pas à partir de rien, mais dans un environnement donné.
Le sens de l’œuvre
Souvenez-vous, au lycée, lorsqu’on vous faisait travailler sur des poèmes ou romans… le cas typique, c’est celui du prof qui, sur quelques vers, va chercher des tas de références et sens divers devant des élèves qui se disent « c’est n’importe quoi, en écrivant ces deux vers, l’auteur n’a sans doute pas pensé à tout ça… » le problème, c’est que les profs expliquent rarement qu’en fait, ce qu’a vraiment voulu dire l’auteur… on s’en fout. J’exagère un peu, bien sûr que le sens qu’un auteur a voulu mettre dans son œuvre est important, mais il n’est pas tout. Si étudier une œuvre se bornait à tenter de retranscrire ce que l’auteur a exprimé artistiquement, ce serait d’un intérêt très limité. Que les auteurs expliquent en détail ce qu’ils ont voulu dire, et basta. Mais, heureusement, l’œuvre dépasse son créateur comme elle lui échappe. Elle comporte des éléments et significations dont il n’a pas conscience. Mieux, encore, il se peut même que le sens qu’un auteur a voulu donner à son œuvre ne soit pas le plus pertinent, et que des « étrangers » la cernent avec plus de justesse que le créateur.
Prenons un exemple tout bête : un réalisateur a pour ambition de faire un grand film d’amour. De l’écriture du scénario au dernier plan tourné, c’est l’idée directrice, ce qu’il a constamment en tête. Mais il ne s’est pas rendu compte que le « fond social » de son histoire est beaucoup plus marquant que l’histoire d’amour en elle-même. Il pourra toujours dire aux critiques « vous n’avez rien compris, ce n’est pas un film social mais une histoire d’amour… » c’est au final lui qui aura le moins bien compris son œuvre. Elle lui a « échappé »… Et s’il est possible (mais pas si courant non plus) que le sens de son œuvre puisse à ce point échapper à un créateur, il est presque inévitable que de nombreux détails le dépassent.
Le meilleur interprète (dans tous les sens du terme) d’une œuvre n’est pas toujours son créateur. Stravinsky est un musicien de génie, on pourrait penser que ses interprétations de ses propres compositions sont les « références absolues » en la matière. Eh bien… non. Elles ont beaucoup de qualités (et elles sont disponibles, pour un prix très intéressant, dans un coffret de 25 CD, soit dit en passant), mais Stravinsky n’est en général pas considéré comme le meilleur chef pour diriger ses œuvres. Non pas parce qu’il est un mauvais chef d’orchestre, mais parce que d’autres ont su en livrer des versions plus riches, fascinantes ou convaincantes que lui.
L’art de l’interprétation, ce n’est pas plus chercher à être au plus près des intentions du compositeur que l’originalité à tout prix. Ce qui compte, c’est d’apporter un nouvel éclairage sur l’œuvre (un nouveau sens), voire de « l’améliorer » (par exemple, telle phrase mélodique qui va sonner mieux avec un léger crescendo que n’avait pas prévu l’auteur).
Autre cas, assez simple, qui parlera à tout le monde : les quelques reprises qui s’avèrent meilleures que les chansons originales (Johnny Cash en est le meilleur exemple).
Une œuvre n’appartient pas à son auteur
Techniquement et juridiquement, oui (enfin, les producteurs ont aussi des parts et des droits sur l’œuvre et, dans le cas de la peinture, celui qui achète un tableau en devient le propriétaire). Mais une fois que l’œuvre a été créée et qu’elle est soumise au public, elle appartient à ceux qui la reçoivent. Par « appartenir », je veux bien sûr dire que c’est le public qui se l’approprie, et ce comme il l’entend.
Pour qu’une œuvre existe, il faut 3 acteurs : le créateur, le média, le public. Le média est ici pris au sens large, et son importance est souvent négligée alors qu’il joue pour beaucoup dans la perception que l’on aura d’une œuvre. Selon que l’on découvre une chanson jouée en concert par l’artiste, reprise par un groupe, seul chez soi entre deux pubs sur deezer ou à la radio, sur une chaîne avec des enceintes de grande qualité, au casque, en soirée avec des potes, par un clip, sur un ipod etc… on n’en aura pas la même perception.
Parmi les arguments des « anti-téléchargement », on trouve le fameux « un artiste n’a pas forcément envie que l’on écoute ses musiques avec la qualité sonore médiocre du mp3 ». Mais l’artiste n’a pas son mot à dire sur la question. Il ne peut contrôler chaque utilisation qui est faite de son œuvre, à partir du moment où il la propose, le public en dispose comme il le souhaite. S’il voulait être cohérent et refuser que l’on écoute ses œuvres au format mp3, il faudrait qu’il interdise qu’elle passe en radio, puisque certains l’entendront sur un petit radio-réveil au son pourri…
Imaginons que Bono décide d’écrire la chanson la plus engagée qui soit. Une chanson virulente dans laquelle il crie haut et fort que la faim dans le monde, c’est nul. Cette chanson, il a passé 2 ans à l’écrire, il y a mis tout son cœur, toute sa révolte, et il voudrait que chacun l’écoute avec le même sérieux, et la plus grande attention. Sauf qu’une fois cette chanson livrée au public, il appartient à chacun de se l’approprier comme il l’entend. De l’écouter en s’empiffrant de sucreries. De la passer dans une soirée pendant que tout le monde discute de tout et de rien. De la mettre en boîte où une bande de traders s’éclateront à danser dessus après une rude journée à spéculer sur les matières premières des pays du tiers-monde…
Imaginons que Calogero en ait marre de chanter des conneries. Il se lance dans une « grande œuvre », une symphonie moderne, qu’il va mettre 10 ans à écrire en ne faisant plus que ça (et nos oreilles l’en remercient). Dix ans à peaufiner chaque petit détail, chaque note, à passer des nuits à se demander si, pour tel passage en contrepoint ou tel contrechant, il ne serait pas plus intéressant d’utiliser un hautbois plutôt qu’une clarinette, un xylophone plutôt qu’un clavecin, un sax alto plutôt qu’un sax soprano … 10 ans à tenter tous les alliages d’instruments possibles pour élaborer la plus belle texture sonore qui soit. Puis ce sera 5 ans de studio pour enregistrer son oeuvre avec la plus grande précision. Il pourrait estimer que le public se doit d’écouter cette œuvre dans les meilleures conditions possibles… mais le public fera comme bon lui semble. Si untel a envie de l’écouter sur sa chaîne de mauvaise qualité en passant l’aspirateur, c’est son droit. Si un Nicolas S. la convertit en mp3 pour l’écouter sur son ipod pendant qu’il fait son jogging, idem. Calogero aura peut-être effectué un incroyable travail formel, pensant véritablement son œuvre comme un « tout organique », chaque partie répondant aux autres de la manière la plus subtile imaginable… il ne pourra pas empêcher non plus un individu qui aime surtout le 2° thème, de passer en accéléré l’intro et le premier thème, puis de couper après le 2° thème pour se le mettre en boucle. Le compositeur propose, l’auditeur dispose.
Car l’auditeur, à son humble niveau est aussi un « créateur » de l’œuvre. Il la « recrée », lui donne un sens qui n’est pas forcément celui voulu par l’auteur ou, du moins, pas « exactement » le même. Une œuvre n’existe pas uniquement parce qu’elle a été créée, mais aussi parce qu’elle est diffusée et perçue. Les 3 sont indispensables, sans cela, il n’y a pas d’œuvre. Vous avez peut-être écrit la plus belle chanson qui soit sur votre guitare, si vous ne la diffusez pas, si vous ne l’avez fait écouter à personne… elle n’existe pas. Enfin, en dehors de votre esprit.
On n’a pas attendu le XIX° pour admirer et célébrer les grands artistes. Mais c’est le romantisme qui en a fait des demi-dieux. Des êtres prométhéens qui éclairaient l'humanité... La chanson populaire, elle, était beaucoup plus… « démocratique ». On savait rarement qui était l’auteur de telle ou telle chanson, elle appartenait à tout le monde…
Mais au XX°, la musique « populaire » est devenu aussi – voire plus – aristocratique que la musique des génies du classique. Non pas aristocratique parce qu’elle se destinerait à une élite d’initiés, mais dans le rapport du créateur-interprète au public. Des stars idolâtrées qui débarquent sur de grandes scènes devant un parterre de fans hystériques soumis et conquis.
On connaît tous les fameuses phrases démagos des artistes, du genre « merci, public, je ne serais rien sans vous ». Phrase débile s’il en est, car que veut dire ce « rien » ? Sans son public, il serait un « anonyme » comme nous ? C’est donc de cette manière qu’il perçoit les anonymes qui constituent son public, des « riens » ? Une star qui me sort un truc pareil en concert, je lui balance à la gueule ce qui me tombe sous la main… bordel, on ne paie pas 40 euros sa place de concert pour se faire traiter de « rien » par un putain de millionnaire. Non, il serait beaucoup plus juste de dire « mes œuvres ne seraient rien sans vous ». Car les œuvres ont autant besoin d’un créateur que d’un public, de gens capables de se les approprier, les « recréer », les comprendre avec leur propre sensibilité.
Une bonne œuvre musicale ne nécessite pas qu’un « bon » compositeur, mais aussi de « bons » auditeurs. Si, dans 50 ans, tout le monde n’avait plus que de la merde dans les oreilles, avec Claude François considéré comme la « référence absolue », la plus haute expression du génie musical humain, sans plus personne pour s’intéresser à Beethoven ou Coltrane… les œuvres de ces deux géants de la musique « n’existeraient plus »… Mais fort heureusement, il existe toujours une partie du public à qui ces œuvres continuent de « parler », ce qui est dû autant à leur génie qu’à la capacité de mélomanes actuels à continuer de s’approprier ces œuvres, quitte à les réinvestir de nouveaux sens…
Pour toutes ces raisons, il ne faut jamais perdre de vue que le créateur n'est qu'un maillon dans la chaîne de l'oeuvre. Maillon essentiel s'il en est, puisqu'il est à la base, mais il reste malgré tout un maillon... Et si le public, comme les artistes, en avaient pleinement conscience, les rapports entre eux seraient sans doute plus sains...