Mardi soir, je laisse en fond une émission de France 2 sur Monet. Histoire de voir ce qu’ils peuvent bien en dire en prime time… mais je décroche très vite (rien que la présentation de Stéphane Bern, je peux pas…) Les seules choses qui me font dresser l’oreille et quitter mon écran de pc des yeux pour les tourner vers l’écran télé… ce sont les illustrations musicales. La BO de The Dark Knight, tout d’abord. Etonnant de l’entendre dans une émission sur Claude Monet, mais, depuis la sortie du film, c’est vrai que la télé la met à toutes les sauces. Besoin d’une musique dramatique, intense et sombre ? Une seule réponse depuis quelques années de la part des types peu imaginatifs qui s’occupent d’illustrations musicales : The Dark Night. Qui remplace la musique usée jusqu’à la corde de Requiem for a Dream. Je veux devenir programmateur musical, y a pas plus simple comme boulot…
Quelques minutes après la BO de The Dark Knight, voilà celle de… Star Wars ! Bon, pas le thème pétaradant du générique, encore heureux, mais le « love theme » (enfin, sans doute). Batman, Star Wars, Claude Monet. Cherchez l’erreur. Et pour terminer, quelle est la musique du générique de l’émission (c’est une série d’émissions sur des personnages historiques) ? La BO de X-Men 3 !
Vous allez me dire « que tu reconnaisses les BO de The Dark Knight et Star Wars, on peut comprendre, mais, franchement, la BO de X-Men 3 ? » C’est très simple. Lorsque j’ai vu le film, ce thème m’avait agréablement surpris… malgré son côté très pompeux… je me suis demandé pourquoi ça me plaisait, j’ai relevé la grille d’accords : II : Am – F – G – Dm – A – F –G – Dm : II
Et ça confirme ma théorie, je ne résiste pas à la sixte et aux passages sur le VI° degré (ici, Am-F).
Mais revenons-en à cette utilisation pour le moins curieuse de la musique dans les émissions télés… imaginons un instant le brainstorming pour choisir les musiques d’illustration :
- Bon les gars, là, on a fait une émission sur Claude Monet, il nous faut des musiques d’accompagnement. Si je vous dis « Claude Monet », « fin XIX° début XX° », « peinture impressionniste », ça vous évoque quoi ?
- Euh… Batman !
- Bien, une autre idée ?
- Bah, Star Wars, évidemment…
- Parfait !
Et pour choisir le thème du générique :
- Notre série d’émissions sur des personnages historiques s’appellera « Secrets d’Histoire ». On y parlera de la reine Victoria, de François 1er, de Claude Monet… une idée de musique pour le générique ? …
- …
- Rien ?
- Euh… X-Men ?
- Vendu !
Pour leur prochain numéro, sur « Sissi Impératrice », j’imagine qu’ils sont allés piocher dans Matrix, Hulk et Terminator…
Tout cela prouve bien, si besoin était, que le « sens » d’une musique n’a rien de strict ou figé, une même musique peut être utilisée dans des cadres complètement différents, voire opposés, et fonctionner malgré tout. Mais peut-on vraiment faire n’importe quoi ? Je ne le pense pas… une musique a tout de même une histoire, on ne peut faire abstraction de son utilisation originale, surtout quand elle a rencontré le succès sous cette forme et qu’on l’associe, dans le cas présent, à des films particuliers. Et Claude Monet entre Batman, Star Wars et les X-Men, c’est carrément grotesque.
Je noircis un peu le trait, je n’ai pas entendu l’émission du début à la fin, et il y a bien eu quelques notes de Wagner (le Prélude de Lohengrin). Déjà plus en phase avec l’époque et le personnage. J’espère au moins qu’il y a eu du Debussy, on ne peut mieux illustrer la peinture impressionniste que par… la musique impressionniste. Et même pour des passages de l’émission plus « lyriques », dramatiques ou intenses, il y avait chez Debussy (si ce n’est chez Debussy, au moins chez des compositeurs romantiques) de quoi trouver d’excellentes illustrations musicales, pas la peine de se tourner vers des BO de films de SF.
L’excuse qu’on pourrait imaginer de leur part « on veut toucher un large public, il nous faut des musiques plus fédératrices et puissantes » ne tient pas une seconde. Il y a des flopées d’airs classiques célèbres (ou pas) et au moins aussi accrocheurs et grandioses qui feraient bien plus l’affaire que les musiques de Dark Knight, X-Men ou Star Wars… Notamment chez les contemporains de Monet, les César Franck, Dvorak, Fauré, Brahms, Moussorgsky, Mahler, Rimsky-Korsakov, Debussy et compagnie.
Les types qui s’occupent d’illustrations musicales, plutôt que de passer leurs journées au cinéma à se goinfrer de pop-corn devant de gros blockbusters feraient peut-être mieux… d’écouter de la musique.
Tout cela n’est pas bien grave me direz-vous. Sans doute. Mais je trouve que ça témoigne (et participe) d’un véritable appauvrissement culturel. Une bouillie culturelle où l’on mélange tout et n’importe quoi, où programmateurs comme producteurs ne voient rien de bizarre, incongru et ridicule dans le fait d’illustrer la vie de Claude Monet à l’aide des musiques de Batman, Star Wars et des X-Men.
Entendons-nous bien, je ne milite pas pour que toute émission culturelle ou historique soit accompagnée de musique classique, loin s’en faut. Je ne suis pas à ce point élitiste (ou réac, selon d’où l’on se place). Je souhaiterais simplement qu’on respecte un peu plus la musique et le public. Prendre en compte le fait que les individus ont aussi une mémoire musicale, et ne pas leur servir n’importe quoi. Prendre en compte le fait qu’ils ne sont pas des benêts qui se disent : « chouette, j’aime la musique de Star Wars, je l’entends dans cette émission sur Monet, je suis content », mais qu’ils ont un cerveau, une capacité de jugement qui leur ferait plutôt dire « mais qu’est-ce que Batman et Star Wars viennent foutre chez Claude Monet ? »
Remarquez, c’est au fond plutôt marrant… le problème, c’est que le comique de la situation est ici parfaitement involontaire. Donc ridicule.
Cette forme de bouillie pseudo-culturelle n’est même pas le pire. Plus préoccupant : la surenchère constante depuis plusieurs années à la télé de musiques grandiloquentes. Pour tout et n’importe quoi. Un type fait cuire des œufs dans une émission de télé-réalité culinaire, quelle musique pour accompagner l’attente et la réaction du jury sur la cuisson ? Ce genre de musique :
Ca tombe sous le sens, non ? La musique parfaite pour illustrer l’angoisse d’un type qui se demande si ses œufs seront bien cuits. Sûrement ce qui a dû pousser Verdi à composer son Requiem… En général, ce n’est pas ce tonitruant Dies Irae du Requiem de Verdi que l’on utilise dans les émissions télés… mais c’est tout comme. Exactement le même genre de musiques : chœurs apocalyptiques, grands orchestres symphoniques à pleine puissance, gravité et noirceur de tonalités mineures, intensité dramatique maximum.
Des musiques qui, dans les œuvres du XIX° et le cinéma du XX° étaient utilisées dans des cas précis, pour illustrer ou accompagner des situations extrêmes. Combat métaphysique du bien contre le mal, victoires historiques, exploits héroïques, fin du monde, jugement dernier… Mais depuis plusieurs années, la télé utilise jusqu’à l’indigestion ces musiques paroxystiques, et ce pour illustrer le plus trivial. Ce qui crée nombre de cas absurdes et d’un ridicule achevé. De jeunes chanteurs de karaoké viennent « interpréter » des tubes pop à deux balles dans la Nouvelle Star et, sans transition aucune, grand orchestre et chœur apocalyptique : « Vont-ils continuer l’aventure ? Le jury a-t-il été sensible à l’interprétation de Myriam et sa reprise folk-jazzy du Dancing Queen d’Abba ? Vous le saurez après la pub… »
Le décalage entre la musique utilisée et ce qu’on nous présente à l’écran est énorme… Aussi absurde, si l’on inversait les rôles, que Star Wars accompagné par une musique de bal-musette. Mais il y a bien sûr une raison à ces musiques inversement proportionnelles à l’anecdotique que l’on nous présente à l’écran. Pas étonnant que cela se soit développé avec la télé-réalité. Des émissions d’une telle vacuité, des situations d’une telle trivialité qu’il faut « gonfler au maximum » la forme pour faire oublier la nullité du fond. De la poudre aux oreilles. Bien sûr, il y a tromperie sur la marchandise, on tente de vous faire croire à une saga épique genre Seigneur des Anneaux alors qu’il ne s’agit que d’un type qui se demande s’il a bien réussi son cake aux olives.
Une des premières fois où j’ai entendu ce type de musique utilisée pour un programme télé… c’est la bande annonce d’une des pires daubes de l’histoire, l’île de la tentation. Bimbos silliconnées et crétins au dernier degré qui se tripotent sur une plage sous l’œil des caméras, quelle musique pour illustrer cela dans la bande annonce de l’émission? Requiem, chœurs puissants, musique métaphysique et orchestre de la fin du monde. Voilà ce que les programmateurs musicaux imaginent comme musique idéale pour représenter les grandes questions existentielles télévisuelles de ce nouveau siècle, telles que « Est-ce que je vais tromper ma copine avec cette chaudasse qui m’allume depuis hier soir ? », « Est-ce que ce putain d’œuf sera suffisamment cuit ? », « Est-ce que ma version bossa de Every Breath You Take va plaire à Philippe Manœuvre ? » « Est-ce que Cindy pardonnera à Léa de lui avoir piqué son rouge à lèvres ? » Vous le saurez après la pub… car c’est aussi de temps de cerveau disponible qu’il s’agit. Tout bénef pour l’annonceur. On assomme le spectateur avec des musiques puissantes, saisissantes, dramatiques, on fait grimper l’émotion au maximum pour le rendre encore plus vulnérable aux injonctions publicitaires. Pourtant, c’est un matériau musical propre à transporter l’auditeur au plus haut, à lui faire vivre les émotions les plus intenses, puissantes, métaphysiques… mais là, on en fait une musique d’abrutissement. Une musique pour illustrer et vendre n’importe quoi. C’est dans une optique similaire que les dictatures ont utilisé ce type de musique. On ne vit certes pas en dictature, mais la manipulation par la musique n’en est pas moins importante…
Dernier élément, la dramatisation perpétuelle. Typique de l’époque. En particulier de l’après 11 septembre. Si l’on était d’un cynisme extrême, on dirait que la leçon principale retenue par les gens de télé à la suite des attentats du World Trade Center et de la planète qui regarde en boucle les tours s’effondrer, c’est que le tragique, le drame, la fin du monde, y a vraiment rien de mieux pour scotcher les téléspectateurs derrière leurs écrans.
Le choc du 11 septembre qui a accentué cette perte de repères, de valeurs, de foi en l’avenir et au progrès, et, surtout ce sentiment d’impuissance très moderne dans les sociétés occidentales. On nous bassine avec la crise économique, mais il y a une crise plus profonde de l’homme occidental depuis un moment. A quoi bon le progrès qu’on a tant valorisé auparavant, s’il détruit la planète ? A quoi bon une super-puissance même pas foutue d’empêcher quelques types armés de cutters de la toucher en plein cœur et de faire des milliers de morts ? Nos valeurs « progressistes, démocratiques et humanistes » sont-elles aussi universelles qu’on voudrait le penser ? On en doute quand on voit ce qu’elles ont pu engendrer… On ne croit plus en grand-chose, on ne sait pas où l’on va ni pourquoi, bref, on est paumé. Ce qui a pour effet deux phénomènes qui sont apparemment opposés : le refuge dans de grands mythes (une volonté de puissance pour compenser notre impuissance réelle), et le recroquevillement dans l’intime. Le premier explique le succès dans les années 2000 de grandes sagas épiques au cinéma (Le Seigneur des Anneaux, Matrix, les Nouveaux Star Wars), qui ne sont pas étrangères à l’utilisation de musiques grandiloquentes dans les émissions télés, le deuxième le succès du voyeurisme de la télé-réalité et la « peoplisation ».
Les musiques pleines d’emphase pour illustrer les programmes de télé-réalité les plus quelconques, au fond, c’est une réconciliation de ces deux tendances. On vous balance de l’intime, de l’anodin, et on vous fait passer ça pour une saga mythique. Et la télé le fait… à sa manière. C'est-à-dire sans le moindre début de sens esthétique, sans la moindre once de cohérence, de pertinence ou d’intelligence… si ce n’est pour accrocher le spectateur et manipuler de potentiels clients pour les annonceurs, car ça ils savent faire.