Quel est "le" tube de ce début de siècle ? Une chanson de Rihanna ou Britney Spears ? Le Seven Nation Army des White Stripes devenu gros hymne de stade ? Anhedonia du dernier Third Eye Foundation qui, soyez en sûr, va casser la baraque et monopoliser les ondes de ces 10 prochaines années (on a bien le droit de rêver...) Non, le tube de ce début de siècle est un morceau qui ne passe jamais sur la bande FM... mais partout ailleurs.
Il s'agit, vous l'aurez deviné (parce que vous êtes malins, vous lisez le titre des articles avant leur contenu), de "Lux Aeterna" tiré de la BO de Requiem for a Dream. Depuis la sortie du film, en 2000, il a été utilisé jusqu'à l'overdose par la télé (reportages, etc...) avant de devenir un des morceaux les plus diffusés sur le net. Plus qu'un tube, un "You-tube"... on ne compte plus les internautes qui l'ont employé pour illustrer leurs montages vidéos.
Fait assez exceptionnel dans l'histoire du cinéma, la BO du film a même été utilisée pour les trailers officiels d'autres films, sans aucun rapport avec l'original. Dans une nouvelle version, orchestrale et grandiloquente, pour le 2° volet du Seigneur des Anneaux (puis Zathura, Babylon A.D., The Da Vinci Code, Sunshine et des séries télés telles que Lost et Top Gear, cf. Wikipedia). Vous imaginez les célèbres thèmes du Parrain, de Star Wars ou des Dents de la Mer accompagner la bande-annonce de nouveaux films ? Non. Et pourtant, c'est le cas de la BO de Requiem for a Dream. Et si cela a été rendu possible, c'est bien (en dehors du manque d'imagination des producteurs), parce que cette BO a dépassé le film dont elle est tirée, elle lui a "échappé".
C'est aussi cette version orchestrale avec choeurs qui est la plus répandue sur le net. Mais avant d'y venir, petit rappel de la version originale, par l'excellent et iconoclaste Kronos Quartet :
La version grandiloquente, elle, est devenue incontournable (le mot est faible) comme accompagnement de montages vidéos sur Youtube. Particulièrement de grandes sagas cinématographiques populaires, en premier lieu le Seigneur des Anneaux et Star Wars. Je vous mets deux exemples caractéristiques, parmi les milliers de vidéos telles que celles-ci (je vous rassure, je ne les ai pas toutes regardées... c'est certes efficace, mais on a vite fait de friser l'indigestion).
Seigneur des Anneaux
Ou le Final de Star Wars Episode 3
De l'artillerie lourde... Dans le genre, on ne s'étonnera pas de retrouver aussi des centaines de vidéos de Matrix sur la musique de Requiem for a Dream. Même l'insupportable tête à claques Harry Potter y a droit. De toute façon, tout le monde y a droit. Les films "héroïques", épiques, à grand spectacle, comme des films beaucoup moins premier degré, dans tous les genres ou presque (ex : Inland Empire, Full Metal Jacket, Scream...)
Et ça ne s'arrête pas aux films, en vrac, vous trouverez des montages pour séries télés (24, Prison Break, Heroes, et même Breaking Bad), mangas et dessins animés (en tapant Disney+Requiem for a Dream, je ne m'attendais pas à tomber sur des vidéos... et pourtant, il y en a !), images de bd et comic books, jeux vidéos (ex : Call of Duty, GTA IV, Prototype, Mass Effect), images d'histoire (seconde guerre mondiale, 11 septembre etc...), sports (tennis, foot... même le tour de France !)
Ce ne sont à chaque fois que quelques exemples, si je comptais tous les lister, il me faudrait y passer plusieurs années...
On retrouve donc tout et n'importe quoi sur cette musique, les exemples les plus incongrus sur lesquels je suis tombé sont :
La V° saison est peut-être plus grave et mélancolique que les précédentes, mais elle reste une série humoristique, alors de là à y voir une grande fresque épique...
Et même... la victoire des socialistes aux municipales à Reims en 2008 (!)
La question n'est plus de se demander ce qui a été illustré par cette musique, mais plutôt ce qui ne l'a pas été. Car tout semble finir par se faire... "luxaeternaliser" sur le net.
Et je ne vous parle même pas de ces milliers de vidéos de gens qui tentent, plus ou moins bien (en général, plutôt moins...), de le reprendre au piano, à la guitare, etc...
Reste maintenant la question du pourquoi, et du comment.
Pourquoi cette musique à chaque fois qu'il s'agit d'accompagner ou accentuer le caractère épique d'une vidéo ? A la base, la musique de Mansell colle parfaitement au film d'Arronofsky qui est tout sauf "épique". Il est même à l'opposé de tout héroïsme, puisqu'il est question de faiblesse, de laisser-aller, de manque de volonté, d'une dérive glauque dans l'enfer des drogues et de la dépendance, pas de combat légendaire contre les forces du mal... Mais ce qui relie les deux versions (Kronos Quartet et orchestrale avec choeurs), c'est l'intensité dramatique. Et de ce point de vue, la musique de Mansell s'accorde parfaitement à toutes ces vidéos, comme au film.
(Dans les explications suivantes, je me réfère à la version originale, celle de la première vidéo)
D'un côté, il y a un fonctionnement par "strates". Les instruments et thèmes rentrent au fur et à mesure pour remplir l'espace sonore, avec chaque fois une montée vers l'aigu. Le thème, lui, semble se "précipiter" : plus il avance, plus les mesures comportent de notes (pas de nouvelles, mais des répétitions de mêmes notes). De l'autre, il y a le couleur mineure "sombre", et des mouvements mélodiques qui sont presque exclusivement descendants. La "chute" dans l'enfer de la drogue, et la progression paroxystique du film sont donc parfaitement illustrées par ce morceau. Et puisqu'il est question de "Requiem", pas étonnant que l'on retrouve dans cette musique les trois principales caractéristiques d'une marche funèbre : tempo relativement lent, 2 temps binaire, tonalité mineure.
Une des raisons de son succès - qui a dépassé de loin celui du film - est sa simplicité... enfantine. Certains, qui connaissent sans doute assez mal la musique, parlent de chef-d'oeuvre digne du classique... mais en terme de complexité et richesse musicale, ce morceau est aux symphonies du XVIII° et XIX° ce qu'un gribouillage d'enfant est au plafond de la chapelle sixtine. On pourrait presque imaginer sa composition comme l'expression d'un manque total d'inspiration et de travail :
Pour commencer, Clint part d'une note, un sol en l'occurrence. Il monte ensuite les deux notes suivantes, le la et le si bémol (il se doit d'être en mineur pour ce type de morceau) et... voilà. Ce travail l'a exténué, il ne va pas aller beaucoup plus loin par la suite. Cette "bête" montée de 3 petites notes de la gamme qui se suivent constitue l'essentiel de son morceau. Pour répondre au bon vieux principe de la "symétrie mélodique", il lui faut une deuxième phrase... il ne va pas se casser la tête, il repart de son sol, et descend les deux notes suivantes fa (sans le dièse, c'est du mineur mélodique, pas harmonique) et mi bémol. Pas de saut d'intervalle, juste des notes qui se suivent, on part de sol, on en monte deux, on revient sur sol, on en descend deux. Qui dit mieux ?
Il lui faut aussi une basse... là encore, il va aller au plus simple, il repart de sol pour descendre sur sa quinte, le ré. Le b.a.-ba de la basse. Pour aller de l'une à l'autre, il passe par la sixte mineure, ligne de basse typique sol-mi bémol-ré (dont j'ai déjà parlé ici). Va-t-il la varier à un moment ou à un autre ? Non. Ces trois mêmes notes de basse (au violoncelle) tiendront jusqu'à la fin du morceau.
Il a besoin d'ajouter une petite ritournelle (au clavier). Pas de soucis, il va encore aller au plus simple, reprendre ses trois notes de départ (sol-la et si bémol), et cette fois les jouer dans l'autre sens (si bémol, la et sol, en terminant sur le ré). Il répète ça trois fois, puis, la quatrième, monte le si b d'un ton pour terminer par do, si b, la, si b. Toujours de simples notes conjointes. Et cette "ritournelle", là encore, ne changera pas d'un iota pendant tout le morceau.
Maintenant, il lui faut un "thème". En règle générale, le thème, c'est ce que les musiciens travaillent le plus, ce à quoi ils prêtent la plus grande attention... pas Clint. On imaginait qu'il ne pourrait faire plus simple que cet accompagnement, il y parvient avec le thème. Il repart encore une fois de ses 3 notes conjointes (notes qui se suivent dans une gamme), sur la tierce mineure sol - la - si b. Il vire le la, et joue si b - sol. Juste deux notes. Après les avoir répétées 10 fois de suite (!), il se dit : "bon, là, ça n'avance pas beaucoup, je tourne en rond sur deux notes, ça va finir par se voir..." Il ne va pas aller chercher bien loin, il repart du si b, remet le la et vire cette fois le sol. Et le voilà parti pour répéter ces deux notes (si b-la) de la même manière que les deux précédentes. Paroxysme du morceau, son thème "s'enrichit" d'une 3° note... qu'il ne va pas chercher très loin non plus, il reprend le sol, et joue cette fois en descendant les 3 notes de base de son morceau si b - la - sol... (en répétant les si b et la). Il le fait 3 fois, puis... le joue dans l'autre sens pour la 4° (sol - la).
Pire encore, il avait tellement peu d'inspiration qu'il n'a fait que reprendre un petit motif de cuivres d'un de ses anciens morceaux (Dr. Nightmare's Medication Time - titre prémonitoire pour celui qui composera la BO de Requiem for a Dream - lorsqu'il était leader du groupe Pop Will Eat Itself) pour en faire ce thème de 3 notes descendantes sur un intervalle de tierce mineure. Pour être tout à fait honnête, il y a bien quelques autres petites choses dans ce Lux Aeterna (comme ce ré dans l'aigu qui traîne pendant le thème...) mais l'essentiel est dans ce que j'ai décrit.
Tout cela peut sembler quelque peu compliqué pour un non-musicien... mais je vous assure que, musicalement, c'est simplissime. A part un morceau sur une note jouée sur un même rythme, je ne vois pas trop comment on pourrait faire plus simple...
Voilà comment composer un tube essentiellement sur 3 notes. Parfois, on entend dire "tout a été fait en musique, il n'y a plus rien à inventer..." et pourtant, sur ce même intervalle de tierce mineure, ces mêmes 3 notes (fondamentale, seconde et tierce mineure), on peut faire des morceaux qui sonnent totalement différemment et fascinent des millions de gens. Quoi de commun entre Satisfaction des Stones, Another Brick in the Wall de Pink Floyd et le Lux Aeterna de Mansell ? Ces trois morceaux célébrissimes sont basés sur ces 3 notes (fondamentale, seconde, tierce mineure), qu'ils font tourner de manière "conjointe" (les notes jouées les unes après les autres, sans en sauter une). Et pourtant, lorsque vous entendez un de ces morceaux, vous ne vous dîtes pas "c'est marrant, il me fait penser aux deux autres"...
J'ai pas mal ironisé sur le "travail compositionnel" du Lux Aeterna de Clint Mansell... mais faut avouer qu'il fonctionne. Un morceau d'une efficacité redoutable. Efficacité qu'il doit en grande partie à sa simplicité. Un peu comme le O Fortuna de Carl Orff, d'ailleurs, qui est lui aussi construit en grande partie sur trois notes à l'intérieur d'un intervalle de tierce mineure. Et ce thème si simple, j'aime à l'entendre, dans Requiem for a Dream, non pas comme l'illustration d'un manque total d'inspiration, mais plutôt celle d'individus paumés, incapables de s'en sortir, bloqués comme le sont ces 2 puis 3 notes qui tournent en rond sur elles-mêmes... Une "musique de l'impuissance" devenue paradoxalement la référence des "musiques puissantes" avec cette version pompeuse... Et malgré les grands choeurs, les percussions et l'orchestre, on continue à ressentir une certaine forme d'impuissance, c'est ce qui donne une telle dimension tragique et dramatique à cette pièce...
Mais la véritable ironie de l'histoire, si ironie il y a, c'est que ce morceau qui semble provoquer les émotions les plus grandes, les plus fortes, les plus riches, les plus "épiques"... se base sur un matériau musical des plus simples (voire des plus pauvres). Ce fameux thème qui transporte tant de gens vers les "hautes sphères" ne joue que sur un intervalle très resserré (la tierce mineure), 3 petites notes... et c'est tout. Faut-il en déduire que c'est la simplicité qui permet de créer de tels effets sur l'auditeur ? Pas uniquement, bien sûr. Et heureusement. Car les musiques les plus riches et complexes (la IX° Symphonie de Beethoven, le Tristan de Wagner, la Messe en Si mineur de Bach etc...) sont tout autant capables de faire vivre à leurs auditeurs les sensations les plus fortes... la différence, c'est que la simplicité, elle, permet en général de les provoquer chez un public plus vaste...
Enfin, pour terminer et être vraiment complet... impossible pour moi de ne pas dire un mot d'un fameux "Lux Aeterna" de l'histoire du cinéma qui a précédé celui de Mansell. Il s'agit de celui de Ligeti, utilisé par Kubrick pour 2001, L'Odyssée de l'Espace. Là, on est à l'opposé de celui de Mansell en terme de complexité musicale... un choeur à 16 voix, où chacune peut prendre son indépendance et mener à d'audacieux "clusters", de la micropolyphonie comme l'appelait Ligeti... et, surtout, une vraie merveille musicale :