Des musiques aussi révolutionnaires, influentes et - n'ayons pas peur des mots - sublimes que le Tristan et Isolde de Wagner, vous pouvez les compter sur les doigts d'une main. Que faire pour les compositeurs suivants après une oeuvre telle que Tristan ? Schoenberg la considérait comme la source de la musique moderne, lui qui partira du chromatisme "exacerbé" de Tristan pour fonder l'atonalité puis le dodécaphonisme. Influence considérable sur la musique du XX° et, de manière un peu plus anecdotique, sur la musique de cinéma... cent fois copiée, jamais égalée pour illustrer la passion amoureuse (et même le mystère et l'étrangeté, avec le solo de cor anglais du III° acte utilisé d'une façon inoubliable dans le Freaks de Tod Browning).
L'oeuvre est d'une telle cohérence, d'une telle dimension "organique" (une des obsessions de Wagner) que les premières mesures à elles seules permettent de comprendre tout ce qui va suivre. Les 5 heures de Tristan (dans la version de Bernstein, qui a tenu à respecter scrupuleusement les tempos très lents de Wagner, les autres versions durent le plus souvent autour de 4 heures) sont ainsi synthétisées de manière remarquable dans les 2-3 premières mesures du Prélude...
En quelques notes de musique, l'essentiel est dit de cette oeuvre pourtant si riche et complexe...
Un saut de sixte mineure (la -fa) aux violoncelles pour débuter. Lyrisme et profonde mélancolie. Le lyrisme de ce saut d'intervalle, et la mélancolie du mineur et de la sonorité des violoncelles. Puis on arrive à l'accord le plus célèbre de l'histoire de la musique, celui qui a tant fasciné les analystes, "l'accord de Tristan". Normalement, dans la musique tonale, on assoit bien la tonalité au début, pour moduler (passer dans d'autres tonalités) plus tard... mais là, Wagner brouille les cartes dès le premier accord plaqué de l'oeuvre. Un accord dissonant, un accord "vague", qui pourrait évoquer 5 tonalités différentes. Bref, dès le début, on ne sait pas où l'on est, on ne sait pas où Wagner veut nous emmener, cet accord étonnant est plus une couleur qu'une balise... Mais une couleur sombre, trouble, qui marque le caractère onirique de l'oeuvre. Tristan est "l'homme de la nuit", tout au long de l'opéra, il maudira le jour, lieu de l'ordre, des conventions, des règles, et glorifiera la nuit, lieu de la passion, de l'évasion, du rêve. Un accord "vague", dans tous les sens du terme, comme ces vagues de désir qui vont submerger les deux amants, et ces vagues sur lesquelles ils évoluent puisque Tristan et Isolde sont au premier acte sur un navire. C'est même tout le Prélude qui semble fonctionner "par vagues" (répétitions, marches harmoniques, lenteur, caractère hypnotique)...
De cet accord trouble naît le thème du désir, la montée chromatique sol#-la-la#-si. Car contrairement à la légende, le philtre d'amour n'est chez Wagner qu'un prétexte, le désir est déjà présent aux premières mesures de l'oeuvre. Un prétexte qui leur permettra de s'avouer cet amour qu'ils tentaient tant bien que mal de masquer. Dans la musique classique, le chromatisme - notes qui se suivent directement mais ne peuvent appartenir à une même gamme - est souvent associé à la souffrance, la noirceur, le mystère... un chromatisme lent et descendant permet de figurer la chute ou la douleur, comme je l'expliquais ici chez Bach. Mais dans Tristan, le mouvement est ascendant, c'est bien de désir qu'il s'agit, le désir qui ne cesse de monter. Le désir élève, il nous fait vivre (mouvement ascendant), comme il nous fait souffrir et nous consume (chromatisme). Le désir n'est pas qu'appétit de vie, il est aussi aspiration à la mort (se fondre dans la nuit pour en finir avec les tourments, le souhait de Tristan).
Cette dualité du désir, nul ne pouvait mieux la saisir et l'illustrer que Wagner à cette période de son existence (les années 1850, il commence à écrire le livret de Tristan en 1854, et la musique en 1857, pour terminer l'oeuvre deux ans plus tard). Wagner, personnage romantique s'il en est, exalté, révolutionnaire, et qui vivait à ce moment ce qu'il exprimait dans Tristan. Recherché par la police, en fuite et en exil après sa participation aux insurrections de 1848, sa femme et lui sont hébergés par un riche commerçant... avec l'épouse duquel il aura une relation pendant plusieurs années (Mathilde Wesendonck). Mais dans le même temps, Wagner découvre la philosophie de Schopenhauer, qui aura sur lui une influence considérable, et va le conduire à se passionner aussi pour le bouddhisme. Des pensées qui rejettent le désir, qui le considèrent comme un poison (le philtre d'amour, décrit ainsi par Tristan lors du III° acte), une émanation de l'ego qui nous détourne de l'harmonie du monde. Ce désir qui se nourrit de nous, qui nous rend perpétuellement insatisfaits ; une fois l'objet du désir acquis, c'est un autre désir qui naît. Ce désir qui nous ronge et nous affaiblit, comme Wagner affaiblit la tonalité d'une manière inédite dans Tristan. La dualité entre l'apologie romantique du désir et son rejet par la philosophie de Schopenhauer et les philosophies orientales font de Tristan une oeuvre aussi lyrique et passionnée que sombre et tourmentée. Eloge de la passion amoureuse, ou expression du renoncement schopenhauerien ? Les commentateurs de l'oeuvre ont souvent bataillé pour défendre l'une ou l'autre de ces interprétations, mais les deux coexistent bien dans Tristan. La résolution de ce tiraillement, qui est celui de Wagner comme de son héros, est aussi longue et ambiguë que peuvent l'être, à leur niveau, les résolutions d'accords dans l'oeuvre... C'est là aussi tout le génie de Wagner, ses audaces et innovations ont révolutionné la musique, et pourtant, elles ne sont pas de "l'expérimentation pour l'expérimentation", elles se justifient par le sens de l'oeuvre... si les résolutions d'accords tardent tant, ou sont si inhabituelles, c'est bien parce que la musique est à l'image du désir insatiable qu'il veut illustrer.
Pourtant, à la toute fin de l'opéra, Wagner parvient à trouver une résolution à ces deux conceptions du désir, une résolution par la transcendance. L'amour sublimé dans la mort, et la mort comme seule fin possible à cette passion dévorante. Tristan et Isolde n'est pas un conte de fées, pas de "ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants", impossible d'imaginer Tristan et Isolde couler des jours heureux avec trois enfants, un chien, un jardin et une maison, quand bien même on leur offrirait un royaume. Ce qu'ils aiment, ce n'est pas l'autre, c'est l'amour et la passion. Contrairement à la plupart des tragédies amoureuses qui précédaient celle de Wagner (et même à la légende originale), ce n'est pas un événement extérieur qui cause leur mort, ce n'est pas la jalousie d'un tiers, ce n'est pas le conciliant roi Marke (époux d'Isolde et père adoptif de Tristan), ce ne sont pas les conventions et règles sociales contre lesquelles ils se dressent ni une question d'honneur... c'est, à l'intérieur d'eux, ce désir insatiable qui les consume, cette passion extrême. Seul le néant pourra mettre fin à leur souffrance...
Les premières mesures contiennent, en germe, tout le sens de l'oeuvre... et même, d'une certaine manière, la base des nouvelles esthétiques qui succèderont au romantisme. Le chromatisme omniprésent et l'affaiblissement de la tonalité conduiront à l'atonalité, au dodécaphonisme et au sérialisme de Schönberg, et l'accord de Tristan est déjà un accord "vague" comme le seront quelques décennies plus tard les accords de la musique "impressionniste" de Debussy (des accords dont la couleur compte plus que la fonction tonale, on en trouvera aussi chez Schönberg, notamment en 1909 dans Farben - couleurs - des 5 Pièces pour Orchestre Op. 16).
Lorsqu'on n'est pas habitué à la musique classique, les opéras de Wagner ne sont pas la porte d'entrée la plus facile. Opéras interminables, longs monologues, chant en allemand, recherche d'une "mélodie infinie" plutôt que succession d'airs ainsi que tempos souvent très lents ont de quoi décourager les plus motivés. Pour découvrir Wagner, mieux vaut commencer par ses ouvertures et préludes d'opéras, qui restent assez accessibles sans pour autant être de la musique "facile", loin de là. Celui de Tristan est sans doute le plus fascinant, rarement (pour ne pas dire jamais) musique n'aura été auparavant aussi hypnotique, voluptueuse, envoûtante et passionnée. Donc vous pouvez y aller les yeux fermés. Que dis-je, vous "devez" y aller les yeux fermés. Un chef-d'oeuvre pareil, ça se respecte et ça se mérite, pas question de l'écouter en surfant sur le web, il faut s'y abandonner totalement pour goûter à ses incroyables subtilités harmoniques et orchestrales et se laisser submerger par ses vagues d'émotions et de sensualité...