Vince m’a proposé de faire un article sur le Crucifixus de la Messe en si mineur de Bach, au programme de l'option musique au bac cette année, et c’est avec plaisir que je me lance, puisque c’est une de mes pièces favorites. Enfin, c’est plutôt le chœur de la Cantate Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen (1714) de Bach qui est une de mes pièces favorites, le Crucifixus de sa Messe en si mineur (1749) en est une reprise. On entend souvent dire que l’allemand n’est pas « chantant », il est trop dur, trop guttural, ce choeur prouve bien que ce n’est pas forcément le cas, il est beaucoup plus beau en allemand qu’en latin.
Pour débuter… écoutez ce sublime chœur Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen, puis le Crucifixus.
J'ai un faible pour la version de Gustav Leonhardt dans la playlist, mais celle de Ton Koopman est aussi très recommandable :
La première chose à noter ici, c’est la basse, qu'on appelle « basse obstinée » ou « ground », basée sur une descente chromatique. Et cette descente se répète toutes les 4 mesures (d’où le nom « basse obstinée »).
Qu’est-ce qu’une descente chromatique ? C’est une descente demi-ton par demi-ton. Au lieu de descendre les notes de la gamme, on passe par tous les intervalles et, forcément, on intègre des notes étrangères. Une descente sur les intervalles les plus resserés, sans enlever les dissonances, inévitablement, ça provoque un effet plutôt douloureux, sombre. La dissonance du chromatisme + le mouvement descendant, c’est d’une certaine manière, la douleur associée à la chute ; pas une chute spectaculaire, mais une chute lente et progressive.
Un exemple de basse chromatique descendante que tout le monde connaît : celle du Dazed and Confused de Led Zepppelin :
Un autre exemple, l’intro de These boots are made for walking de Nancy Sinatra
Pourquoi est-ce que le chromatisme descendant de la basse ne sonne pas chez Nancy " douloureux " comme chez Bach ou Led Zep ? Pour la même raison que le jazz - où les chromatismes et dissonances sont omniprésents - garde une certaine légèreté : le rythme, ou plus précisément, le « swing ». Une descente chromatique « bondissante » est, bien entendu, moins sombre ou lourde que celle, sur chaque temps, de Dazed and Confused.
Une manière de comprendre que le rythme ternaire ne fait bien sûr pas le swing à lui tout seul car, après tout, la pièce de Bach est aussi sur 3 temps (un 3 temps binaire, 3/2, mais un 3 temps tout de même).
Pour en revenir au classique, une des plus célèbres pièces de la musique baroque avec basse chromatique descendante est l’air de Didon When I’m Laid… dans le Didon et Enée de Purcell. Un des airs les plus beaux et déchirants de l’histoire de l’opéra. Et même un des airs les plus beaux et déchirants tout court (à écouter dans la playlist ci-dessus, après les deux pièces de Bach).
Dans le chœur de cette Cantate (comme dans le Crucifixus), ce n’est pas seulement la basse qui descend, mais aussi le chant du début. Les voix rentrent successivement, chacune sur un des mots (Weinen Klagen Zagen Sorgen, ou répètent Crucifixus dans la Messe en si), et tous leurs motifs sont descendants. Descente d’un ton sur Weinen aux Soprano puis sur Klagen aux Alto, arpège descendant sur Zagen pour les ténors, puis nouvelle descente d’un ton aux basses sur Sorgen. Non seulement les motifs sont mélodiquement descendants, mais on descend aussi chaque fois dans les voix, puisque Soprano – Alto (voix féminines) – Tenor – Basse (voix masculines) sont l’ordre des voix de la plus haute à la plus grave. Bref, « tout descend », et dans la douleur, puisque les motifs mélodiques sont – à part le 3°, arpégé – sur un ton, et la basse sur des demi-tons (pas de « grande descente » avec sauts d’intervalles, on passe d’une note à l’autre). Et le rythme lent à trois temps accentue encore le caractère difficile et « claudiquant » de cette descente. Le « chemin de croix » du Christ pour le Crucifixus, quant à Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen, il signifie « Pleurer, se plaindre, s’inquiéter, craindre »… tout un programme, qui ne pouvait être mieux mis en musique que ne l’a fait ici Bach.
Le texte du Crucifixus :
Crucifixus etiam pro nobis sub Pontio Pilato, passus, et sepultus est.
Il a été crucifié pour nous sous Ponce-Pilate, il a souffert et il a été mis au tombeau
On parle souvent de Bach comme du compositeur favori des scientifiques, ou de musiciens ayant un rapport quasi-mathématique à la musique. Par sa science exceptionnelle de l’architecture musicale, du contrepoint (superposition de lignes mélodiques différentes) et parce que l’on ne compte plus les études sur les nombres chez Bach (la récurrence du nombre d’or, la possibilité en fonction des tonalités, mesures etc. d’interpréter ses œuvres comme des constructions numérologiques fascinantes… par exemple, voir ici).
Mais Bach ne doit surtout pas se réduire à cela, sa musique n’est pas que « pure abstraction » formelle et mathématique, elle a une force expressive qui va bien au-delà. Ce ne sont pas les relations ésotérico-numériques entre le nombre de notes, leurs durées, le nombre de mesures etc. qui nous font ressentir à l’écoute de cette musique toute la douleur de ce « calvaire », mais les procédés musicaux expressifs que sont les mouvements descendants et le chromatisme.
Vous pourrez vous dire : la musique, ce n’est pas si compliqué, on veut exprimer la souffrance, la dépression, on fait en sorte que tous les mouvements mélodiques descendent, et on utilise du chromatisme… sauf que ce n’est vraiment pas si simple, il est difficile qu’une musique « tienne debout » si tous ses mouvements sont descendants, tout le monde ne peut en faire quelque chose d’aussi poignant et captivant que Bach. D’ailleurs, lorsqu’on débute dans l’écriture musicale, il est plutôt recommandé de jouer sur des mouvements contraires (une basse qui descend pendant que la mélodie monte), il y a en général plus de chances que ça sonne correctement (à moins, par exemple, de mouvements de tierces parallèles…)
Et pour l’instant… je n’ai parlé que des 4 premières mesures ! (les 4 suivantes répètent à peu près la même chose, avec cette fois les ténors qui précèdent les sopranos). On retrouve bien entendu par la suite des mouvements mélodiques ascendants.
Différence notable entre le chœur du Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen et le Crucifixus (en dehors du fait qu’on n’est pas dans la même tonalité, en fa mineur sur le premier, en mi mineur sur le second) Bach ne reprend pas la partie centrale de Weinen…, plus animée, sur « die das Zeichen Jesu Tragen »… normal, cela aurait été déplacé pour la crucifixion, qui doit rester lente, douloureuse, solennelle… La basse obstinée est répétée12 fois dans Weinen…, avant la partie centrale, mais dans le Crucifixus, où elle tient tout du long, on la retrouve 13 fois, avec modulation en sol majeur la 13° fois. Pourquoi une modulation en majeur sur la fin ? Sans doute pour marquer l’apaisement : le Christ a souffert, mais il accepte sa mort…
Il y aurait évidemment beaucoup d’autres choses à dire sur ce Crucifixus, mais le but n’est pas ici de faire un cours magistral ou de proposer une analyse structurée et détaillée « prête à l’emploi » pour un examen… plutôt de donner des pistes et quelques explications, accessibles à tous (même si, j’en conviens, certaines choses resteront incompréhensibles pour les non-musiciens). Enfin, si vous tombez ici en cherchant des éléments pour l’examen du bac, je vous déconseille bien sûr de citer Led Zep comme autre exemple de basse chromatique descendante, optez plutôt pour l’air de Didon…
La partition de la Cantate, libre de droit (le choeur Weinen Klagen Sorgen Zagen est en page 6 du pdf)
Celle du Credo de la Messe en si, le Crucifixus est en page 32 du pdf.