Things we said today n'est sûrement pas la chanson la plus étonnante, novatrice, saisissante des Beatles... elle semble presque anecdotique à côté des géniales A day in the Life, I'm the Walrus, I want You, Happiness Is a warm Gun et autres Tomorrow never knows. Pourtant, même les chansons de "second plan" des Beatles sont de meilleure qualité que les plus réussies de 99% des artistes pop qui les ont suivis.
Pour l'auditeur distrait, Things we said today n'est qu'une agréable chanson pop. Mais lorsque l'on s'y plonge, elle est bien plus que ça : un véritable modèle de cohérence, de finesse, de sensibilité et de musicalité. La preuve que l'on peut faire des chansons touchantes, émouvantes, agréables, sans tomber dans le racolage et le vulgaire déballage de tripes. C'est ça, en fait, la vraie bonne musique pop; une musique plaisante, accessible, légère, mais sans maniérisme. Si cette chanson a quelque chose à nous apprendre, c'est qu'il n'est pas nécessaire de tomber dans la guimauve et le pathos pour susciter l'émotion.
D'un premier abord, c'est une ballade plutôt mélancolique, en mineur... cependant, dès le départ, c'est une autre piste qui est proposée à l'auditeur : un accord gratté à la guitare de façon sèche et rapide introduit le morceau, et revient à plusieurs reprises par la suite. Une manière tout à fait inhabituelle de débuter une ballade mélancolique ; on attend de doux arpèges, et l'on se retrouve face à cet accord nerveux. De plus, pour une ballade, le tempo est particulièrement rapide. La musique "avance", constamment...
Une fois n'est pas coutume, je vais m'attacher aux paroles pour l'expliquer. Non pas que le texte soit exceptionnel - ça reste une chanson pop - mais la cohérence texte-musique est assez remarquable. De quoi est-il question ? D'un homme qui imagine comment il se rappellera avec nostalgie des paroles que lui et sa bien-aimée se sont dites aujourd'hui. Ce n'est pas une mélancolie "traditionnelle", où le regard est tourné vers le passé... mais une sensation plus originale et subtile, où l'on se projette dans l'avenir pour y regarder le présent avec nostalgie... de la "nostalgie anticipée" en quelque sorte. Le narrateur n'est pas un nostalgique "mou", plombé par son passé, mais un nostalgique "vif", qui n'a pas de temps à perdre et anticipe déjà l'avenir. Et tout cela est traduit à la perfection par la musique : tonalité mineure et balancement assez doux de la mélodie du couplet (qui n'est pas sans évoquer celui d'une berceuse) pour la nostalgie ; accord d'introduction nerveux, rythme rapide, et musique qui avance d'un pas décidé parce que le regard est déjà tourné vers le futur.
Passé, présent et futur se rejoignent, dans un cycle ou le présent devient passé et le futur présent. La chanson a d'ailleurs un côté très cyclique, elle tourne sur elle-même comme le regard se tourne du futur au présent. La transition entre le refrain et le couplet est très habile, naturelle, participe d'un même mouvement, c'est la même phrase qui termine le refrain et commence le couplet, et il sont liés par le même mot.
Refrain Couplet
Love is here to stay and that's e-nough to make you mine, girl)
La chanson a a beau parler de "nostalgie anticipée", ça n'en reste pas moins de la nostalgie, il y a donc cette répétition cyclique avec passages du présent au passé (ou du futur au présent, dans ce cas, si vous avez suivi).
Pourtant, le début du refrain tranche avec le couplet, il est plus "rock", et passe à l'homonyme majeur (la mineur, la majeur), sur Me i'm just the lucky kind. Celui qui ne connaît pas l'harmonie pourrait trouver normal de passer de la mineur à la majeur, mais le passage à l'homonyme majeur n'est en fait pas si "naturel" (ce ne sont pas des tonalités voisines contrairement à ce que laissent penser leurs noms)... et les Beatles savaient le faire admirablement (Schubert aussi, d'ailleurs, mais ce n'est pas la question).
Autre subtilité, le petit chromatisme descendant, au chant, sur When I'm lonely. Un chromatisme, c'est une suite de notes séparées chacune par un demi-ton (et il y en a donc forcément au moins une étrangère à la gamme). Bien entendu, ce ne sont pas les Beatles qui ont inventé le chromatisme. On retrouve souvent des chromatismes descendants chez Bach, par exemple, pour figurer "la souffrance humaine", la "détresse de l'homme sans Dieu"... pas d'ambitions métaphysiques dans cette chanson pop, mais au moment où il est question de solitude, ce léger chromatisme descendant "jazzy" est bien trouvé, d'autant plus que lui fait écho When I'm dreaming, plus tard, sur la même mélodie. La solitude et le rêve... deux moments où l'on est en-dehors du monde, comme la note étrangère du chromatisme est en-dehors de la tonalité d'une musique...
Au-delà de ces quelques explications, si j'ai tenu à parler de ce morceau, c'est vraiment parce qu'il a fait partie des quelques premières chansons des Beatles qui m'ont fait comprendre les bienfaits de la simplicité en musique. Car être simple, ce n'est pas être simpliste, ce n'est pas gratter 3 accords au hasard en chantant n'importe quelle connerie dessus... car faire une vraie bonne chanson pop, évidente (du moins en apparence), et simple, ce n'est au fond pas si simple. Sauf pour les Beatles.
Songs of the Beatles