John Lydon, Keith et Kent Zimmerman – Rotten : no Irish, no Blacks, no Dogs, 1994 (Camion Blanc, 1996, 2005)
“On a écrit beaucoup de choses sur les Sex Pistols. La plupart étaient soit du sensationnalisme, soit du blabla psychotique de journaliste. Le reste n’était que pure malveillance. Rotten par Lydon est la véritable histoire des Sex Pistols. Ce livre est aussi fidèle à la vérité que l’on puisse l’être et examine de l’intérieur des événements qui se sont déroulés il y a dix-huit ans. Je n’ai pas le temps pour les mensonges et les fabulations, et j’espère que vous non plus… Appréciez ou crevez… »
Cette mise au point sur la 4° de couverture annonce la couleur… et si Rotten dit n’avoir pas de temps pour les mensonges et fabulations, il en a encore moins pour les amabilités. Lydon a peut-être vieilli, il n’a pas beaucoup perdu de sa hargne et de sa rage. Et c’est tant mieux. Un bouquin nostalgique et bienveillant sur les Sex Pistols aurait été plutôt déplacé… mais on peut toujours compter sur ce bon vieux Johnny Rotten pour gueuler haut et fort, qu’il chante ou qu’il écrive (enfin, il semble plutôt que Keith et Kent Zimmermann aient retranscrits de longues conversations avec Lydon).
L’ennemi public n°1 en Angleterre à la fin des 70’s en a toujours autant contre l’establishment, la bourgeoisie, la famille royale, le business de la musique etc… mais ici, ce sont surtout ses compagnons de route qui en prennent pour leur grade. Rassurez-vous, il ne s’agit pas non plus de ce type de bouquins pathétiques où l’auteur « balance » pour satisfaire la curiosité malsaine des lecteurs, Lydon est fidèle à lui-même : il dit ce qu’il pense et ne cherche pas plus à réécrire l’histoire qu’à se réconcilier avec quiconque. Et forcément, il ne fait pas dans la dentelle. Son père et Steve Jones (le guitariste des Pistols) sont parmi les rares personnes qu’il a fini par réellement apprécier après avoir eu avec eux des relations très conflictuelles (ce qui vaut quelques pages assez touchantes – inhabituel de la part de Lydon - surtout sur son père qui a d’ailleurs la parole dans un chapitre du bouquin). Mais il n’en épargne pas beaucoup d’autres.
Au premier rang de la liste de ses « ennemis », on trouve bien sûr Malcolm McLaren. Le manager des Pistols que l’on a souvent décrit comme un « manipulateur », apparaît ici bien plus dépassé par les événements que les contrôlant. McLaren savait faire des « coups », mais il n’assurait pas ensuite. Incapable de leur trouver des concerts, de négocier de bons contrats (pour lui comme pour le groupe) avec les maisons de disques, de subvenir à leurs besoins (ils étaient sans un rond en poche alors qu’ils faisaient la première page des magazines), de gérer les problèmes et tensions. Lydon a beau détester tous les –ismes et les systèmes, il en revient souvent à des questions de « lutte des classes »… entre le prog d’étudiants en art bourgeois et le punk des prolos, et surtout dans la relation désastreuse qu’il a eu avec McLaren (qui finira par un procès, dont on retrouve les témoignages de tous les protagonistes dans le livre, même celui de McLaren). John Lydon vient d’une famille d’immigrants irlandais particulièrement pauvres : le plus « crade » chez Rotten, ce ne sont pas ses tenues, ses obscénités, sa musique, son surnom, son chant rageur, mais bien ses conditions de vie dans l’enfance (appartement délabré sans toilettes à l’intérieur, avec des rats tellement gros qu’ils tuaient les chats). Jones, Cook et Matlock venaient aussi de familles ouvrières pauvres, mais faisaient confiance à McLaren. Pas Lydon, qui, de toute façon, a toujours eu un gros problème avec l’autorité, et n’a jamais été impressionné par les références culturelles et le « situationnisme » de McLaren. Pour Lydon, ce n’était que de la branlette intellectuelle bourgeoise.
Lydon n’a pas plus de sympathie pour McLaren que pour sa « complice », la styliste Vivienne Westwood (la boutique « Sex » qu’elle tenait avec McLaren a été à l’origine du look punk) :
« Quand je voyais des gens aller dans le magasin et payer 40 livres pour une chemise teinte – la photo de Karl Marx et un symbole nazi inversé – je pensais, quels imbéciles ! Faites-la vous-mêmes. Bon Dieu, moi, je le faisais bien ! Une fois de plus, les gens préfèrent que leurs propres idées leur soient vendues plutôt que de les réaliser eux-mêmes. C’est pourquoi une boutique comme celle de Vivienne marchait si bien. […] Je n’ai jamais trouvé Vivienne attirante. Dès la première minute où je l’ai vue, je l’ai tout de suite pris pour une espèce de grande dinde. Je sais qu’elle ne m’a jamais aimé. » (p.217)
« Vivienne Westwood m’a toujours fait rire, et cela la contrariait perpétuellement. Elle est comme Malcolm : elle aime manipuler les gens et s’ils ne sont pas d’accord avec elle, elle ne veut plus les avoir dans son entourage. Stupide salope. Elle n’est plus allée bien loin après l’ère punk et elle s’est vite retrouvée en manque d’idées. […] Paraître bizarre juste pour faire comme tout le monde, c’est incroyablement inintéressant et c’est ce que fait Vivienne maintenant. » (p.218)
Autre personnage que Lydon n’a jamais supporté, le premier bassiste des Pistols, Glen Matlock :
« Dans son livre, Glen proclame que la seule chose que je lui ai dite était « Va crever ». C’est vrai, Glen. Va crever. Malheureusement, il ne semble pas croire que je le pensais. Et pourtant, putain, je le pensais ! En permanence. Mais, une fois au moins, je dois dire de Glen qu’il a été le seul à tenter un semblant de contact amical avec moi, ce qui est curieux car je le détestais tant. Tout ce pour quoi il se battait était faible, des trucs de pédale crédule. Il n’aimait pas choquer. Il voulait que tout le monde l’aime et avoir du bon temps. Tellement emmerdant. » (p.130)
Le pire, pour lui, c’est que Matlock refusait de jouer sur God save the Queen, il tenait à ce que Lydon change ses paroles… mais Lydon ne pouvait comprendre que Matlock refuse de jouer un titre sous prétexte qu’il pouvait choquer sa mère. Il y avait une incompatibilité totale entre les deux.
Lydon parvient à faire remplacer Matlock par son pote d’enfance, Sid « Vicious », ce qui lui permettait d’avoir au moins un allié dans le groupe, contre McLaren. Et si Lydon garde une certaine tendresse pour Sid, il ne lui tresse pas de couronne de lauriers non plus… Lydon ne respecte pas même les morts. Sid était complètement obsédé par son image, c’était un fan absolu de Bowie et du Velvet (mais on apprend aussi… qu’il aimait Abba ! Ce qui donne lieu à une anecdote marrante, avec Sid qui voulait demander un autographe aux deux filles d’Abba sortant de l’aéroport, et lorsqu’elles l’ont vu arriver vers elles, elles se sont enfuies en courant…). Un mec narcissique, très influençable, et parfois carrément débile. Quand Rotten et Vicious se retrouvaient juste tous les deux, les choses se passaient plutôt bien, Lydon voulait même qu’ils quittent les Pistols et lui a demandé de le suivre dans son nouveau projet, PiL… Sid était partant mais voilà, il avait un très gros défaut : Nancy. Et on arrive sans doute à la personne que Lydon a le plus détesté durant ces années-là.
Le bouquin contient de nombreuses interventions de personnages-clé de cette période (Steve Jones, Paul Cook, Caroline Coon, Chrissie Hynde, Don Letts, Julien Temple, Steve Severin, le père et la femme de Lydon… et même Billy Idol) et, Lydon en tête, ils s’accordent tous à dire que Nancy était une plaie, et ne croient toujours pas que Sid l’ait tuée. Pour Lydon, ce n’est pas Sid qui a tué Nancy, mais Nancy qui a détruit Sid. Il était sous son emprise, c’est elle qui l’a fait tomber dans l’héroïne et en a fait une loque.
« …quand Nancy a débarqué, c’est devenu insoutenable. Elle rendait la vie absolument et complètement pénible – et sans aucune bonne raison. […] Tout droit descendue de son arbre, méchante, blasée, et complètement ravagée. Sid s’est vite mis à devenir pareil. Il se détestait tant qu’il a fait la pire chose qu’il ait jamais faite – sortir avec cette bête. Il n’y a rien de rancunier quand je dis qu’elle était une bête. Elle était un être humain autodestructeur déterminé à entraîner autant de gens que possible dans sa chute. Nancy Spungen était le Titanic cherchant l’iceberg, et elle voulait afficher complet. Elle était réellement une pauvre connasse… » (p. 206)
« Nous faisions tout pour réussir à nous débarrasser de Nancy. Malcolm, Steve, Paul et moi avons mis au point un petit plan, nous lui avons acheté un billet d’avion et une course en taxi pendant que Sid était quelque part ailleurs. Nous l’avons littéralement poussée dans le taxi et nous l’avons envoyée à l’aéroport avec son billet. Du vent. Voilà de l’argent. Maintenant dégage. Va donc te perdre où tu voudras, débarrasse-nous le plancher. Nous étions allés aussi loin car elle était si mauvaise pour Sid. Elle devait partir. Elle le tuait. J’étais absolument convaincu que cette fille était dans une mission lente de suicide, comme en effet le sont, à mon avis, la plupart des drogués à l’héroïne. Seulement elle ne voulait pas partir seule. Elle voulait entraîner Sid avec elle. C’était son unique but. […]
Nous lui interdisions d’être sur la tournée avec nous, mais elle s’arrangeait toujours pour trouver dans quel hôtel nous étions. Quand nous lui interdisions de venir, Sid devenait de nouveau génial. Quand il n’était pas sous l’emprise des drogues, il était bien et était d’accord avec nous. A la minute où elle se pointait avec tout son matos, cela recommençait à nouveau. Il avait besoin d’elle, mais il luttait contre. Il s’est rapidement mis à consommer plus de drogues qu’elle. Mon Dieu, je ne sais pas combien de nuits j’ai passées avec Sid à essayer de le tirer de ces drogues. C’était ridicule. Je l’avais littéralement enfermé à sa propre requête. J’ai passé des week-ends, une semaine, peu importe combien de temps, à l’empêcher de sortir de la maison. C’est ce que nous faisions, mes amis et moi – ces prétendues mauvaises influences sur moi. » (P.207-208)
Moins glorieux, Lydon avoue qu’un soir, avec Jah Wobble, ils sont allés jusqu’à trafiquer une aiguille de Nancy… tant pis si elle en crevait, au moins, ils pourraient sauver Sid.
Autre tête de turc de Lydon, Alex Cox, le réalisateur du film Sid & Nancy. Là encore, mieux vaut laisser parler Lydon : « Je n’arrive pas à comprendre pourquoi quelqu’un peut avoir envie de sortir un film comme Sid & Nancy sans s’être donné la peine de venir m’en parler à moi. Alex Cox, le réalisateur, ne l’a pas fait. Il a choisi comme seul point de référence – parmi tous les gens sur cette terre – Joe Strummer ! Ce chanteur guttural des Clash ! Putain, qu’est-ce qu’il connaissait de Sid et Nancy ? […] Pour moi, ce film représente la plus basse forme de vie. Je crois honnêtement qu’il fait l’apologie de la toxicomanie à l’héroïne. Il la glorifie réellement à la fin, quand ce stupide taxi part vers les cieux. C’est tellement con. Les scènes sordides à l’hôtel de New York étaient assez bien, sauf qu’elles méritaient d’être encore plus sordides. Toutes les scènes à Londres avec les Pistols sont n’importe quoi. Je trouve que le type qui tient le rôle de Sid, Gary Oldman, était plutôt bien. Mais même lui ne joue que le personnage du film, pas celui de la réalité. Je ne considère pas que ce soit la faute de Gary Oldman, car il est un sacrément bon acteur. Si seulement il avait eu l’opportunité de parler avec quelqu’un qui avait connu Sid. […] L’ironie finale est que les gens n’arrêtent pas de me questionner sur ce sujet. Je dois expliquer que tout est faux. Tout n’est que la putain d’imagination de quelqu’un d’autre, d’une espèce de lauréat d’Oxford qui a raté l’ère punk. Le salaud. » (p.209-210)
Longue est la liste de ceux qui se font descendre en flèche par Lydon. De Mick Jagger « cette vieille sorcière bourrée de coke nous montrant du doigt en nous traitant de dégoûtants » à Rick Wakeman (qui refuse de rester chez EMI s’ils ne virent pas les horribles Sex Pistols). Mais il ne s’arrête pas à ces dinosaures du rock et pompeux groupes progs contre lesquels s’est dressé le punk, il n’épargne pas non plus les autres groupes punks : « La tournée « Anarchy » de décembre 1976 avec Johnny Thunders a été une histoire hilarante. Malcolm avait organisé la plupart des détails. Une agence avait réservée toute la tournée et c’était très drôle d’avoir tous les groupes dans le même bus. Nous nous entendions comme chiens et chats – les Damned, les Heartbreakers et les Clash. Les Clash se sont désistés car ils voulaient être en tête d’affiche ou quelque chose du même genre. Alors ils ont voyagé séparément. Puis les Damned ont décidé qu’ils étaient la meilleure création au monde depuis le pain en tranches. Les divergences d’ego ont tout démoli. La seule raison qui a fait rester les Heartbreakers, c’est qu’ils n’avaient aucun ego. Thunders était complètement mis hors circuit par la drogue, rien ne lui importait. » (P. 195)
Car – Dieu soit loué (même si je doute qu’il ait quoi que ce soit à voir là-dedans) – Rotten n’est absolument pas un nostalgique du punk. Il l’a d’ailleurs prouvé artistiquement, rebondissant tout de suite après les Sex Pistols pour partir dans une direction tout à fait différente avec PiL. Imaginer en « gardien du punk » tonton Rotten nous raconter les belles histoires de l’époque et nous expliquer à quel point c’était mieux avant aurait été assez pathétique. Il vaut mieux que cela. Comme Jim Morrison (et comme la plupart des artistes), Rotten n’est pas un révolutionnaire, mais un révolté. Il ne cherche pas à faire valoir telle ou telle idéologie, reconstruire le système, mais à le bousculer. Et peu de rockeurs peuvent s’enorgueillir d’avoir autant bousculé le rock et la société qu’il ne l’a fait…
Les livres sur le rock ne sont pas toujours « rock’n’roll »… mais, comme les nombreuses citations que j’ai mises ici le prouvent, celui-ci l’est vraiment. Vif, tranchant, mal élevé, dur, jubilatoire, sarcastique, sans fioritures ni sentimentalisme, à déconseiller aux âmes sensibles, et à recommander à tous les autres…
En guise d’illustration, l’inévitable vidéo de God save the Queen, où comment 4 gamins ont su envoyer une des plus belles claques au monde du rock – et à l’Angleterre :