Il a fallu que je me pince pour être sûr d’être bien réveillé lorsque j’ai entendu la déclaration de Sarkozy dans les heures qui ont suivi le dénouement de la confrontation entre Mohammed Merah et les forces de l’ordre :
"Toute personne qui consultera de manière habituelle des sites internet qui font l'apologie du terrorisme ou qui appellent à la haine ou à la violence sera punie pénalement"
Un « délit de lecture », donc. Sarkozy ne cesse de me consterner chaque fois qu’il est question du net…
Que n’importe qui, suite à l’émotion suscitée par ces meurtres abjects, en vienne à demander plus de répression, je le comprends… mais l’idée de sanctionner pénalement les visiteurs de ces sites est ridicule. Pour le saisir, il suffit juste de… pousser un minimum la réflexion. Faire passer la raison avant l’émotion, ce qui me semble être la moindre des choses lorsqu’on a un poste à responsabilité… et plus encore quand on est au sommet de l’Etat.
1. Comment les individus sauront-ils quels sites ils ont le droit ou pas de consulter ?
On ne va tout de même pas condamner pénalement des individus sans leur dire au préalable quels sont les sites interdits. Que faut-il faire ? Rendre publique, sur le site du gouvernement, une liste noire de sites dont la lecture constitue un délit ? Une aubaine pour les intégristes fanatiques et apprentis terroristes, plus besoin de chercher, le gouvernement mettra à leur disposition la liste des pires sites terroristes ! (Ce dont parlait d’ailleurs Benjamin Bayart…)
L’Etat français pourrait aussi demander aux fanatiques qui détiennent ces sites à l’étranger de bien vouloir placer une mise en garde sur leur bannière, genre « Attention, toute consultation de ce site par un français est punie par la loi ». Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai comme l’impression que les terroristes refuseront de le faire…
Il ne reste donc que la solution d’une « liste cachée ». Personne ne saura vraiment, lorsqu’il consulte un site « tendancieux », si ce qu’il fait peut entraîner des sanctions pénales.
2. Quels sites seront visés ?
Les sites qui font l’apologie du terrorisme… soit, mais où placer le curseur ? Imaginons que vous êtes un défenseur de la cause palestinienne. Ce qui, me semble-t-il, n’est pas un crime. Vous fréquentez régulièrement des sites pro-palestiniens. Dont certains qui ne condamnent pas les actes terroristes contre Israël, voire les justifient. Mais à partir de quand un site sera considérée comme faisant « l’apologie de la violence » ou véhiculant « des appels à la haine ou à la violence » ?
Un site musulman plus ou moins intégriste qui ne ferait pas franchement l’apologie du terrorisme, mais qui, plus subtilement, laisse entendre qu’il comprend voire soutient les djihadistes rentre-t-il dans ces catégories ? Les sites d’extrême-gauche ou d’extrême-droite particulièrement radicaux rentreront-ils dans ces catégories ? Un blog consacré au mouvement anarchiste qui diffuserait, sans censure aucune, des textes violents d’anarchistes de renom pour bien comprendre l’histoire du mouvement rentre-t-il dans cette catégorie ? S’il m’arrive de lire régulièrement les articles d’un site particulièrement virulent contre le pouvoir en place, parfois même borderline et que l’on pourrait définir comme « véhiculant des appels à la haine », est-ce que je vais devoir répondre de mes lectures subversives au tribunal ?
3. De manière « habituelle »
Quelle sera la fréquence pour que l’on considère que le site est visité de manière habituelle ? Une fois par jour, une fois par semaine, une fois par mois ? Il faudra bien le délimiter. Mais une fois délimité, les apprentis terroristes pourront très bien s’arranger pour éviter les condamnations, en utilisant de temps en temps différents accès internet pour enregistrer les pages hors-connexions de ces sites. Avant les attentats du 11 septembre et avant que le net ne se démocratise vraiment, des VHS d’islamistes intégristes se passaient déjà sous le manteau dans les banlieues… ce n’est sûrement pas en pénalisant la fréquentation de sites intégristes qu’en empêchera les endoctrineurs de recruter.
Un militant de la cause palestinienne, sans cautionner lui-même le terrorisme, peut, en cliquant sur les liens de différents sites pro-palestiniens, se retrouver régulièrement sur des sites islamistes légitimant le terrorisme… une raison suffisante pour l’envoyer devant les tribunaux ?
Des journalistes, enseignants, écrivains, étudiants qui s’intéressent à ces sujets doivent-ils s’attendre à voir les flics débarquer chez eux et subir les sanctions de cette loi ?
Sans travailler sur ces sujets, il m’est arrivé plus d’une fois de lire des sites virulents d’extrême-gauche, d’extrême-droite, islamistes, anarchistes etc. Non pas par adhésion à ces idéologies, mais par une curiosité qui me semble parfaitement normale : chercher à comprendre des prises de positions radicales et vouloir entendre des paroles que l’on n’entend pas dans les médias traditionnels. Non seulement je ne trouve pas que la consultation de ces sites soit condamnable, mais je la trouve même « enrichissante ». On en apprend plus sur les extrémistes et leurs logiques en les écoutant « à la source » qu’en se basant sur un reportage télé…
Il existe déjà des lois qui permettent de bloquer des sites, condamner, censurer des propos extrêmes… lois que je n’approuve pas lorsqu’elles touchent à la liberté d’expression. Car, contrairement à certains défenseurs auto-proclamés de la liberté d’expression qui, en fait, ne la tolèrent plus dès qu’il s’agit d’expression d’opinions à l’opposé des leurs, je suis pour que toutes les opinions puissent s’exprimer. Même racistes, homophobes, antisémites, sexistes, révisionnistes… la seule limite, de mon point de vue, est le cas d’appel au meurtre, à la violence, ou la délation et diffusion publique de ce qui tient du privé.
Concrètement, si un type déteste les roux, et le dit sans prendre de gants sur son site http://www.enfoiresderoux.com, je ne vois pas matière à le censurer, aussi débile et malsaine que l’on puisse trouver sa haine des roux. En revanche, s’il écrit très sérieusement « faut débarrasser la planète de cette engeance que sont les roux, tuez tous ces putains d’enfoirés de rouquins ! » Là, ok, on ne peut pas laisser passer.
Que l’on puisse condamner des gens qui consultent régulièrement des sites pédopornographiques (à moins qu’il s’agisse bien entendu de gens qui travaillent à lutter contre), aucun problème. Mais ce qui est vraiment choquant dans ce que propose Sarkozy, c’est de créer ce « délit de lecture ». On se doute bien qu’un type qui consulte régulièrement des vidéos pédopornographiques ne le fait pas pour « s’informer » sur ce crime… mais comment savoir quelles sont les intentions réelles de celui qui lit des articles de sites qui prônent des idéologies radicales ?
On me rétorquera que tout ceci n’est pas bien grave, au fond, c’est inapplicable, un simple effet d’annonce… je ne le vois pas de cette manière. C’est encore une fois révélateur de la vision que le pouvoir en place a de l’internet et des libertés individuelles. Non pas que je considère la lecture de sites terroristes comme une liberté fondamentale, mais de ne pas craindre de me retrouver sanctionné pénalement pour avoir simplement cherché à la source des informations sur tel type de mouvement ou logique radicales, si.