Des tubes efficaces et intéressants, il n'y en a pas des masses. Efficaces, oui (si l'on n'est pas rebuté par leur niaiserie), mais intéressants, c'est beaucoup plus rare. Voilà pourquoi Prayin' de Plan B mérite bien que l'on s'y attarde...
Plan B - Prayin'
Une chanson dans la lignée des bons tubes soul ou, de manière plus générale, des bons tubes de musiques afro-américaines. Un mélange d'exaltation et de tristesse, de joie et de souffrance, de fête et de mélancolie. Une rythmique énergique en diable, et un chant qui tient à la fois de l'exaltation et de la lamentation. Un morceau qui donne autant l'impression d'exprimer une souffrance que d'inciter à la fête et la danse. Une façon de "transcender'" la souffrance...
En écoutant ce morceau je pensais à... Haydn. Qui, à partir d'un tout petit motif mélodico-rythmique, peut vous faire un mouvement de symphonie. Ici, tout est dans le I'm Prayin'.
De I'm à Pray, on monte (la plupart du temps dans le morceau) avec un intervalle important (un saut de sixte, comme par hasard, ou de quarte), puis on redescend d'un demi-ton sur le "in". Un saut important, parce que c'est une invocation... on fait appel à Dieu, et, forcément, il faut monter haut pour espérer se faire entendre. Puis une descente d'un demi-ton, parce que le demi-ton est un intervalle plutôt "douloureux" (ces descentes par demi-tons, chez Bach, que l'on interprète comme figurant l'imperfection de l'homme face à Dieu, sa détresse). Tout est déjà dans ce simple motif... il ne s'agit pas d'une prière sereine, recueillie, où l'on monterait progressivement de tons en tons, mais d'un appel à l'aide. On monte vers Dieu lui pour l'implorer de mettre fin à nos souffrances, mais on redescend tout de suite parce qu'il y a de la honte, de la culpabilité, du désespoir.
Ce simple mouvement sur deux notes, on le retrouve, sur une durée plus étendue, dans la suite d'accords du morceau. On monte sur le deuxième, puis on redescend dans les 3° et 4° mesures. Même mouvement dans les différentes phrases mélodiques du chant... sauf à la fin des couplets et des phrases du refrain, avec cette nouvelle montée sur une note (sur my head, par exemple)... une montée qui n'a rien de glorieuse, héroïque, volontaire, mais qui sonne toujours comme un appel à l'aide désespéré. On monte pour implorer Dieu, mais on redescend très vite et plus longuement, accablé par le poids de la souffrance, pour terminer, dans un dernier souffle sur un appel à l'aide.
Exaltation et culpabilité.
La grille harmonique a aussi des choses à nous dire. Désolé pour les explications un peu techniques, vous pouvez les survoler pour vous concentrer sur l'interprétation.
La suite d'accords, qui reste identique tout au long du morceau, est :
G Bm Bm/F# F#.
(F# pour le refrain, qui devient F#m pendant les couplets)
On est en si mineur (Bm), ce qui donne les degrés : VI I I/V V (on débute sur le VI° degré, on est en mineur, pas étonnant que ce morceau me plaise tant).
Normalement, un morceau commence toujours sur le premier degré (ou alors, sur un V ou un IV en anacrouse, pour mener tout de suite sur le premier degré). Mais sur Prayin', le premier degré, l'accord fondamental, est en retard (le VI a deux notes communes avec le premier degré - les notes si et ré en si mineur, qui font partie de l'accord de Sol majeur comme de celui de si mineur - il lui sert ici de "substitution").
Après ce premier degré "en retard"... on a un nouveau retard. Qu'est-ce qu'un retard en musique ? Lorsque vous changez d'accord, vous gardez une note (ou deux...) du précédent, puis vous les résolvez plus tard. Un retard crée une certaine tension, une attente, on a envie que cette note qui traîne puisse se résoudre sur la note du nouvel accord (même si l'on ne connaît rien à l'harmonie, c'est l'impression que l'on ressent à l'écoute). Ce nouveau retard se fait avec le changement de la note de basse, on passe sur le Fa #, on pense ainsi que l'on va, naturellement, sur le V° degré... sauf qu'on garde les notes de l'accord du premier degré. Avec le si du si mineur qui se résoud sur la note la# de l'accord de F# (ou la de F#m).
1ere mesure : VI° degré.
2° mesure : le Ier degré, en retard, arrive enfin.
3° mesure : la basse passe sur le fa#, mais le si et le ré de l'accord précédent traînent.
4° mesure : on résoud, V° degré.
Et on fait tourner tout ça en boucle. Pour entendre ces changements d'accords si vous n'y connaissez rien, c'est facile, les accords sont plaqués une fois chacun au tout début du morceau (deux fois de suite).
La rythmique, impacable, énergique, "avance" constamment... comme une course effrénée, une fuite pour échapper à la souffrance, la transcender... mais l'harmonie, elle, est sans cesse en retard... c'est cette culpabilité que l'on traîne, comme un boulet, cette culpabilité qui nous freine...
Une dualité intéressante, que l'on retrouve aussi dans le passage aux cuivres, pendant le refrain. Les ensembles de cuivres, traditionnellement, ça sert à faire du bruit. Particulièrement dans la soul : des cuivres nerveux, puissants, "pétaradants" (pas seulement dans la soul, lorsqu'on parle de cuivres, en musique, on leur associe presque systématiquement le terme "pétaradant")... et on utilise des cordes lorsqu'il s'agit de faire passer de la douceur, de la mélancolie etc... Ici, les cuivres parviennent à faire les deux. Ils ont ce son "pétaradant", mais jouent en même temps particulièrement sur les retards, la descente, avec des notes tenues, liées, loin des riffs et motifs secs, saccadés, dynamiques tels qu'on les retrouve le plus souvent aux cuivres dans la musique soul.
Et cette dualité... est déjà en germe dans le motif de base. Deux intervalles opposés : l'un monte sur par un grand intervalle, l'autre descend sur le plus petit intervalle (demi-ton). Exaltation et lamentation/culpabilité.
Ah, et une petite chose anecdotique, pour conclure... cette chanson digne des meilleurs tubes soul et si proche de l'esprit des musiques noires américaines est l'oeuvre d'un anglais, blanc...
L'album (plutôt bon, très efficace, mais un peu inégal à mon goût à cause de quelques morceaux plus mielleux), est en écoute sur deezer : Plan B - The Defamation of Strickland Banks
Sur musicme
Plan B (Ben Drew) sur wikipedia
The Defamation of Strickland Banks sur wikipedia