Martin Amis – Koba la Terreur
(Editions de l'Oeuvre, 2009)
Tout le monde sait que Staline était un tyran de la pire espèce, tout le monde a entendu parler de l’horreur des Goulags, tout le monde sait que le régime communiste de l’ex-URSS a été terrible… tout le monde le sait, à moins d’avoir été élevé dans une famille de communistes « purs et durs »,
Tout le monde le sait, mais au hit-parade des dictatures ayant érigé au XX° la monstruosité en système, Hitler et le nazisme trônent toujours nettement en tête. La faute, en partie à des intellectuels de gauche occidentaux peu éclairés qui ont longtemps défendu le communiste soviétique ou minimisé sa cruauté. Parmi ces intellectuels, Kingsley Amis, le père du romancier Martin Amis. Comme s’il lui fallait expier cette faute paternelle, Martin Amis a effectué un vrai travail d’historien pour rendre compte de ce qu’a été vraiment l’horreur du régime soviétique. Et le but est largement atteint. Un livre indispensable, pour comprendre pourquoi Staline ne mérite pas plus qu’Hitler de complaisance… ce dont, malheureusement, il bénéficie toujours.
Imaginez que sur ce blog, je vous dise que je suis un nostalgique du III° Reich et que j’ai une fascination certaine pour Hitler. Vous me traiteriez de tous les noms, ne reviendriez plus par ici, et vous auriez entièrement raison.
Imaginez maintenant que je vous dise que j’ai une certaine admiration pour le communisme soviétique et Staline… vous me prendriez pour un type légèrement allumé, un communiste trop dur et radical, ça vous choquerait sans doute, mais beaucoup moins que de la sympathie pour Hitler. Et ça, ce n’est pas vraiment normal…
En 2011, il serait temps qu’on mette Hitler et Staline, le nazisme et le bolchévisme au même niveau, que le « point Godwin » ne concerne pas que le premier : « Même en ajoutant toutes les pertes de la Seconde Guerre mondiale (entre quarante et cinquante millions) aux pertes de l’Holocauste (environ six millions), on atteint un chiffre que le bolchévisme peut sérieusement concurrencer » (P. 110)
Il ne s’agit pas que de « compter les morts » pour décréter quel régime fût le plus monstrueux, mais aussi d’étudier le système, les conditions de vie. Et la vie sous Staline, c’était l’Enfer. Avec un grand E. A quoi ressemblait l’existence d’un citoyen lambda à l’époque ?
Difficile de dormir, avec la police qui vient arrêter chaque nuit des individus dans votre quartier, et avec cette question angoissante : « A quand mon tour ? » Chaque matin, vous partez au travail en disant au revoir à votre femme et vos enfants comme si c’était la dernière fois. Coupable ou innocent, peu importe, la police politique ne s’arrête pas à ce genre de détail. Vous avez applaudi moins de 5 minutes à un discours de Staline diffusé à la radio, votre tête ne revient pas à un de vos collègues de travail, une embrouille avec un voisin ? Il n’en fallait pas plus qu’on vous dénonce comme « traître à la partie », « ennemi du peuple » etc. Direction le commissariat. Là, vous n’avez pas le choix, si vous voulez ressortir vivant de l’interrogatoire, faut avouer. Puis vous vous retrouvez en prison avec 100 compagnons dans une cellule prévue pour 20. Mais ça, c’est pour les plus chanceux, vous pouvez tout aussi bien être exécuté, déporté (pour peu que vous apparteniez à une caste ou une ethnie qui ne plaît pas à Staline et au régime) et vous retrouver dans un Goulag en Sibérie à -50°. Trois mois de travail acharné dans des conditions terribles, puis vous crevez plus ou moins rapidement de faim, de froid, de misère et de maladie…
La grande famine de 1932-1933 doit ses 4 à 10 millions de mort à l’entêtement de Staline dans l’absurdité de son système de collectivisation. Scène de la vie quotidienne : des citoyens qui se jettent sur la première poubelle venue, et y restent accrochés malgré les coups de matraques des policiers. De toute façon, il n’y avait pas de famine, puisque si vous osiez simplement prononcer le mot « famine », c’était la peine de mort. Un Etat qui ment sur tous les sujets à ses citoyens, et des citoyens passibles de la peine de mort pour oser dire la vérité de leurs souffrances. Ou tout juste prononcer le seul mot qui s’impose…
Staline a privé son peuple de tout. De nourriture, de liberté d’expression, de réflexion, de religion, de sécurité, de dignité, d’humanité... L’Enfer avec un grand E, comme dans Egalité. A sa façon, Staline a réalisé le rêve communiste égalitaire : tous (ou presque) égaux devant la Terreur.
« Le Goulag continua de s’étendre jusqu’à ce qu’il paraisse sur le point d’imploser. La Terreur se poursuivit jusqu’à ce que même les prisons temporaires, les écoles et les églises soient toutes pleines et que les tribunaux siègent vingt-quatre heures par jour. 5% de la population avait alors été arrêtée à titre d’ennemi du peuple ou de criminel apparenté. On dit souvent qu’il n’y eut pas une seule famille, dans tout le pays, qui n’ait été touchée par la Terreur. Si tel est le cas, les membres de toutes ces familles furent aussi condamnés : en tant que membre de la famille d’un ennemi du peuple. En 1939, peut-on penser à bon droit, tout le peuple russe était un ennemi du peuple. » (P. 226)
Les démographes du régime ne donnent pas le chiffre attendu par Staline ? On les fusille. Un gamin de 12 ans se fait violer par un commissaire lors d’un interrogatoire et s’en plaint ? On le fusille (le gamin, bien sûr, pas le commissaire). Hommes, femmes ou enfants, tous égaux face à la terreur. Des gamins encouragés à dénoncer leurs parents, un enfant de 10 ans interrogé toute une nuit et qui finalement « avoue » qu’il fait partie d’un complot fasciste depuis ses 7 ans etc. On en rirait presque tant c’est absurde et inhumain. Chose qu’on ne pourrait dire à propos du nazisme, alors qu’au final, le résultat est le même : des millions de mort dus à un tyran psychopathe et un régime d’une cruauté incomparable.
Loin de moi l’idée de nuancer l’horreur nazie ou de dire que le stalinisme a été pire. Car à ce niveau de monstruosité, il n’y a pas de concurrence qui tienne. Pas de concurrence, de nuance, d’excuse, de complaisance possibles pour l’un comme pour l’autre. L’idéologie nazie est intrinsèquement plus détestable que l’idéologie communiste ? Certes. Mais l’enfer est pavé de bonnes intentions. Massacrer froidement des millions d’innocents au nom de préjugés racistes ne me semble pas plus abject que de massacrer froidement des millions d’innocents pour tout un tas d’autres raisons (dont les préjugés racistes, qui n’étaient pas absents du régime stalinien). Il faudra qu’on m’explique en quoi buter des gamins au nom du communisme est plus acceptable que de buter des gamins au nom du fascisme…
Il serait trop facile d’imputer à Staline toutes les horreurs du bolchévisme, de le considérer comme un « tyran » à moitié (ou totalement) fou… Martin Amis, à raison, montre bien que Lénine et Trotski ont créé le terrain idéal pour un Staline. Le système, la théorie, les institutions, la violence, les exécutions, tout était bien en place pour permettre à Staline de terroriser et massacrer son peuple :
« (Lénine et Trotski) n’ont pas seulement précédé Staline, ils ont créé pour son usage un Etat policier en parfait ordre de fonctionnement. Et ils lui ont montré une chose remarquable : qu’il était possible de gouverner un pays en tuant la liberté, en multipliant les mensonges et en déchaînant la violence, tout en restant pleinement assuré de son bon droit. » (P. 311)
Hitler et Staline, même combat. Culte de la personnalité qui prend des proportions démentielles, interdiction de penser en-dehors du système, climat de peur, paranoïa et dénonciations, extermination par l’état de millions d’individus. Match nul, c’est peu de le dire. 0 à 0. Ou dizaines de millions de morts vs dizaines de millions de morts. La peste et le choléra…
La « concurrence victimaire » est une absurdité. Surtout à telle échelle. Décréter que l’un ou l’autre du régime nazi ou stalinien a été le plus monstrueux, c’est indécent. Une insulte à la mémoire des dizaines de millions de victimes innocentes du bolchévisme. Torturées, déshumanisées, parquées comme des bêtes, crevant de froid en Sibérie, exécutées pour un oui ou pour un non. Tout ça parce qu’il y avait des « quotas » élevés de traîtres à débusquer. Et des quotas que devaient remplir les membres des institutions policières, militaires et judiciaires, sous peine d’être eux-mêmes envoyés au Goulag. On purgeait à tout-va, et jamais une armée n’a perdu autant d’officiers en temps de guerre que l’armée Russe en temps de paix. On dénonce pour ne pas être dénoncé, on tue pour ne pas être tué.
Bolchévisme et fascisme, un enfer pour les humanistes, un paradis pour les pires crapules :
« Hommage doit être à présent rendu à la plus prodigieuse des dénonciatrices, la grande Nikolaenko, ce fléau de Kiev, cette harpie incroyable que Staline en personne distingua pour la couvrir d’éloges : « simple citoyenne des couches inférieures de la société », elle n’en était pas moins une « héroïne ». A Kiev, les trottoirs se vidaient quand elle sortait de chez elle et les salles étaient prises d’une crainte mortelle en sa présence. » (P. 183)
Il aura fallu attendre qu’elle dénonce Khrouchtchev en personne pour que Staline réalise qu’elle était folle. Entre temps, elle aura « contribué au massacre d’environ huit mille personnes ». Tout un symbole. De l’absurdité, de la folie, de la barbarie, de la bêtise, de la monstruosité du régime communiste soviétique.
A ceux qui pensent que le régime nazi n’a pas d’équivalent dans l’horreur, on conseillait auparavant de lire L’Archipel du Goulag de Soljenitsyne. On leur conseillera aussi maintenant Koba la Terreur de Martin Amis…