Auparavant, la critique « moraliste » des œuvres était surtout l’apanage de la droite conservatrice. Celle-ci s’offusquait régulièrement face aux œuvres « subversives », amorales, blasphématoires, sulfureuses, choquantes, violentes etc. Et la gauche, à juste titre, défendait la liberté d’expression des artistes et l’idée que l’on doit juger une œuvre artistique avant tout sur ses qualités esthétiques, pas en fonction de présupposés idéologiques et moraux. Mais il y a eu un vrai glissement dans le moralisme appliqué aux œuvres d’art, et la gauche s’est emparée de ce rôle de « vierge effarouchée ». Sous couvert de lutte contre le racisme, le machisme, l’homophobie etc., l’intrusion de l’idéologie du critique dans le jugement qu’il porte sur les œuvres me semble réellement problématique. Si l’on n’accepte pas que la droite vienne plaquer un jugement idéologico-moraliste sur les œuvres en décrétant par ce prisme lesquelles sont « bonnes ou mauvaises », pourquoi l’accepter de la gauche ?
Je suis tombé sur un site assez délirant, le cinéma est politique, exemple-type de ce regard totalement biaisé sur les œuvres, dont les articles, dans leur grande majorité, sont complètement à côté des œuvres qu’ils n’utilisent et jugent que selon leur idéologie (féministe, surtout, mais pas seulement). Un exemple avec un de mes films favoris de l’an dernier, Killer Joe…
[Une précision s’impose avant de commencer : je m’étais promis de ne plus faire de la « critique de critiques », la dernière (concernant General Bye Bye) ayant été mal perçue (et je reconnais que c’était maladroit de ma part). Mais là, c’est tout de même différent :
1. Je ne m’attaque pas à un blogueur en particulier, mais un site qui regroupe plusieurs personnes, et, surtout, une manière de juger les œuvres qui se retrouve, régulièrement, chez bon nombre de critiques.
2. On peut ne pas aimer le procédé, tant pis, j’assume, et je le revendique, c’est à mon sens une des fonctions naturelles des blogs, et de la transversalité du web. Lorsqu’on tombe sur un article dont on trouve le discours très contestable et les arguments erronés, soit on le dit dans les commentaires, soit, s’il y a lieu d’argumenter plus longuement et de partager avec d'autres une réflexion sur une question que l’on trouve essentielle, on en fait un article. De la même manière, je n’ai aucun problème avec le fait que quiconque puisse faire sur son blog exactement la même chose avec mon article, reprendre mes arguments et les contrer. A partir du moment où l’on reste dans le débat d’idées, l’argumentation, et que l’on n’utilise pas la diffamation ou les attaques personnelles, c’est de mon point de vue très sain et démocratique.]
Et maintenant, rentrons dans le vif du sujet, à partir des différents points évoqués dans l'article, au nom éloquent : Killer Joe, Des viols chez les ploucs et ce qu'en pense la critique française :
A quoi s’ajoute que le film baigne plus largement dans une atmosphère qu’il semble difficile de qualifier de féministe. Les femmes se résument à : (1) les danseuses dénudées du bar à strip-tease (que l’on nous montre en gros plan à plusieurs reprises, mais dans quel but exactement ?), (2) la femme que l’on décide (entre hommes) d’assassiner, (3) la fille de 12 ans à la fois pure/vierge et complètement folle, et enfin (4) la trainée de belle-mère, fourbe et manipulatrice. Au final, toutes les femmes du film sont soit tuées, soit violées, soit battues, soit dénudées pour satisfaire le désir voyeuriste masculin.
Le passage de cet article est génial. Génial, parce qu’il est un des plus parfaits exemples de ce qu’on trouve beaucoup trop souvent dans toutes ces analyses biaisées par leurs a priori idéologiques. Génial parce qu’il nous montre bien toute l’absurdité de ces regards idéologiques obtus plaqués sur les œuvres. On prend ce qui nous arrange, on délaisse le reste, et on transforme une œuvre en tract politique. La négation de l’art.
Ce que dit ici l’auteur est vrai… sauf que ça n’a aucun sens hors du contexte. On ne peut évoquer la représentation des femmes, sans, dans le même temps, la mettre en parallèle avec celle des hommes. Et le tableau est encore pire :
Le « représentant de la loi » est en fait un tueur sans scrupules, genre pervers-psychopathe.
Le fils est un loser, paumé, inconstant, prêt à prostituer même sa sœur qu’il aime, pour un petit paquet de pognon.
On a aussi les grosses brutes mafieuses, et enfin, le meilleur pour la fin : le père de famille. Un crétin absolu. Lâche, stupide, faible et pathétique.
A quoi se résument les hommes dans le film ? Des idiots, des brutes et des salauds. Faut-il appeler les « masculinistes » pour qu’ils s’insurgent contre cette représentation des hommes ? J’espère bien que non.
Le plus dingue, c’est que plus loin, l’auteur de l’article le reconnaît du bout des lèvres :
On pourrait objecter que les personnages masculins ne sont pas mieux logés que les personnages féminins : ils sont soit des abrutis, soit des psychopathes.
Alors pourquoi avoir mentionné ce à quoi se résumaient les femmes, et en faire une quelconque preuve « d’antiféminisme », si les hommes ne sont pas mieux lotis ?
(L’auteur de l’article nous dit aussi plusieurs fois que Dottie, la fille, a 12 ans… son âge n’est pas donné dans le film, mais elle a clairement plutôt 17-19 ans – et l’actrice a 23 ans)
Il serait bon à mon avis de s’interroger sur le sens de ces violences envers les femmes qui constituent en quelque sorte la toile de fond du film. Quel intérêt y a-t-il à nous montrer ainsi dans deux scènes interminables le viol de la fille (qui s’avèrera finalement « consentante ») puis celui de la belle-mère (qui l’avait, comme on l’a dit, « bien mérité ») ? Quel est exactement le but de ces scènes ? Quel effet le réalisateur veut-il produire ici sur le public ?
Peut-être tout simplement parce que ce film se veut dérangeant, et que la violence faite aux femmes est plus dérangeante, dans nos sociétés occidentales, que la violence faite aux hommes. L’auteur de cet article ne parle pas de cette scène où le jeune héros se fait violemment tabasser. Et ne s’attarde pas non plus sur celle de la fin, très brutale, où toute sa famille le roue de coups. Parce que la violence faite aux hommes, pour lui, c’est pas grave ? D’une certaine manière, l’auteur de cet article est au fond dans une logique assez « patriarcale » qui intègre l’idée (ou plutôt le constat) qu’une femme est plus fragile physiquement, et veut que la femme soit protégée plus que l’homme, et qu’un homme, un vrai, se doit de défendre les femmes, quitte à prendre des risques, voire se sacrifier. Ce sont bien les hommes que nos sociétés patriarcales envoient depuis la nuit des temps se faire massacrer sur les champs de bataille (« tu seras de la chair à canon, mon fils », un de nos grands privilèges historiques de mâles, la possibilité, pour le bien de nos sociétés, d’aller se faire découper en rondelles ou exploser par paquets de 100, de 1000, de 10 000 etc.) Dans notre culture et l’essentiel de nos récits, on apprend aux femmes à se protéger, aux hommes à risquer leur peau pour elles. Une conception « sexiste », certes, mais à laquelle j’adhère (tant pis si, dans leurs logiques, les féministes me voient pour cela comme un salopard d’oppresseur phallocrate). Mais ce n’est pas parce que je pense qu’il faut que les femmes soient mieux protégées que les hommes et que la violence faite aux femmes est plus grave que celle faite aux hommes que je juge un film en fonction de ce point de vue.
Veut-il par exemple dénoncer ces violences faites aux femmes ? Permettez-moi d’en douter. Car pourquoi faire de celles-ci un tel spectacle ? Et pourquoi en proposer un début de légitimation (la première est consentante, l’autre le méritait) ?
C’est là encore très simple, le début de légitimation est là parce qu’il permet d’accroître l’ambiguïté et le trouble du spectateur. Friedkin, justement, dans cette scène avec la jeune fille, ne tombe pas dans le cliché habituel, et c’est ce qui est intéressant. Ce qui fait qu’on est dans un film, pas un documentaire sur le viol et ses conséquences, l’auteur de l’article s’est clairement trompé de salle. Dans cette relation sexuelle, c’est la femme qui se met derrière lui, elle est à peu près consentante, et tout se fait de manière très lente et douce. Friedkin prend le contrepied de ce à quoi on aurait pu s’attendre, ce qui ne rend pas la scène moins dérangeante. Quant à la belle-mère qui « le méritait », la scène est tout aussi troublante pour le spectateur. D’un côté, on pourrait penser qu’elle mérite cette « punition », de l’autre, la scène est si longue et poussée vers l’absurde que cette femme passe ainsi de bourreau à victime.
On peut d’ailleurs s’interroger au passage sur l’utilité d’exhiber le corps de Juno Temple aux spectateurs lorsque Killer Joe lui ordonne de se déshabiller.
Eh bien interrogeons-nous, ce n’est là encore pas très compliqué : le fait de la montrer nue alors qu’il reste habillé, c’est un excellent moyen de symboliser et d’accroître sa vulnérabilité, et ainsi le rapport dominant/dominé. Ca ne lui plaît pas, à l’auteur de l’article, que Friedkin insiste sur le fait qu’il n’y a pas dans cette scène un rapport égalitaire, mais plutôt une relation dominant/dominée ?
Le film se fout royalement des conséquences qu’ont les viols sur celles qui en sont les victimes.
Ridicule. Killer Joe n’est pas un film sur le viol, ce n’est pas le sujet. Est-ce que lorsque dans un film, un personnage se fait tuer, sans que l’on ne voit après une scène d’enterrement, une famille en pleurs, puis l’histoire douloureuse cette famille sur les 10 ans qui suivent la mort de cet être cher, ça permet d’écrire « Le film se fout royalement des conséquences qu’a le meurtre sur les familles de victimes » ? Si, à chaque mort, dans un film ou une série, fallait se taper des scènes pleines de pathos sur la famille du disparu, on n’a pas fini de s’emmerder derrière nos écrans.
A chaque fois qu’un héros conduit dangereusement pour attraper un criminel et provoque des accidents, il faudrait intégrer un petit film de la sécurité routière sinon, c’est « se foutre royalement des conséquences qu’ont les accidents de la route » ? J’espère qu’on ne laissera jamais ces idéologues avoir une réelle influence sur la production artistique, sinon, c’est la mort de la fiction.
Un point de vue féministe sur le traitement du viol et des violences conjugales dans les films serait pertinent si, dans la majorité des œuvres de notre culture, on abordait ces sujets du point du vue du bourreau et que l’on en minimisait les conséquences. Mais ce n’est absolument pas le cas. Vous pouvez me citer beaucoup d’exemples de films ou de séries dans lesquelles on a ce type de dialogue :
« Tiens, au fait, hier, en rentrant chez moi, un type m’a violé… »
« Ah merde… le salaud… »
« Bah, ça va, c’est pas si grave, c’était juste un mauvais moment à passer. Et puis il a été sympa, il m’a ramené chez moi après… »
« Cool… »
Vous pouvez me citer beaucoup de films ou de séries dans lesquelles un héros positif bat sa femme et que l’œuvre le justifie, considère qu’il a raison de le faire ?
Non, évidemment. Chaque fois que vous voyez ou entendez parler dans un film ou une série de viol ou violences conjugales, le fautif est un horrible salaud, la femme une victime pour laquelle on a de la compassion. C’est normal, et c’est très bien comme ça. Dans les œuvres de notre culture, et ce depuis des lustres, un homme bon, c’est un homme qui aime, respecte et protège sa femme. C’est un homme qui ne viole pas. Est-ce pour autant qu’il n’y a pas (ou très peu) de viols et de violences conjugales dans nos sociétés ? Non, malheureusement. C’est donc qu’il ne suffit pas que les œuvres nous présentent quasi-systématiquement le viol et les violences conjugales comme « mauvais » pour éviter viols et violences conjugales. A l’inverse, ce n’est pas parce qu’une fois de temps en temps, un film dérangeant, subversif et qui s’adresse clairement à un public averti présente des scènes choquantes sans surligner un point de vue moral que cela va avoir des conséquences…
Jamais il n’adopte le point de vue des femmes.
Il n’adopte pas plus le point de vue des hommes que celui des femmes, à peu près tout le monde est logé à la même enseigne dans ce tableau très noir et désespéré de la nature humaine.
Mais c’est que nous ne sommes pas en présence de gens ordinaires, mais de sales ploucs du fin fond du Texas, de ces abrutis congénitaux de rednecks qui ne peuvent pas échanger deux phrases sans se gueuler dessus (à l’image de leur chien qui aboie constamment devant la caravane). Certes, ils sont violents et sexistes, mais c’est normal, puisque ce sont des bouseux !
Ce genre de dispositif est extrêmement commode pour les auteur-e-s et les spectateurs/trices de ce film, puisqu’il fait du sexisme le propre de la « classe inférieure » : le sexisme, c’est seulement quand on tue, on bat, et on viole les femmes, et ça y a que chez les « barbares » et les « arriérés » que ça existe, pas chez nous… Sauf que, dans les faits, les violences faites aux femmes ne sont pas moins l’œuvre des classes moyennes et supérieures que des classes populaires.
Il faudra un jour que quelqu’un se dévoue pour expliquer aux idéologues en tout genre qu’un film n’a pas pour vocation de présenter un tableau réaliste et exhaustif de la société. Il faudra un jour que quelqu’un se dévoue pour leur expliquer qu’une femme dans un film ne représente pas TOUTES les femmes, qu’un homme dans un film ne représente pas TOUS les hommes, qu’un noir ne représente pas tous les noirs, qu’un blanc ne représente pas tous les blancs, qu’un pauvre ne représente pas tous les pauvres, qu’un ouvrier ne représente pas tous les ouvriers etc. Heureusement, les artistes parient souvent sur l’intelligence des spectateurs. Ils se disent « je peux me permettre de faire de tel individu un connard, les gens ont suffisamment de jugeote pour comprendre que je ne fais pas pour autant de tous les individus de sa classe sociale / son sexe / sa couleur de peau des connards ». Malheureusement, ce pari sur l’intelligence du spectateur n’est pas toujours le bon, il y en a toujours qui ne font pas la part des choses entre « documentaires » et « œuvres de fiction ».
Si l’on avait la même « logique » que l’auteur de cet article, on pourrait étendre son discours à la représentation de la police. Pas une figure positive de flic pour « contrebalancer » le personnage de Killer Joe. Faut-il donc en déduire qu’un flic, selon Friedkin, ce n’est qu’un assassin pervers et sans scrupules ? C’est comme ça qu’il traite tous ces braves flics qui, pour un salaire médiocre, acceptent de mettre leur vie en danger pour protéger les innocents ? Mais que font les syndicats policiers ? Pourquoi ne crient-ils pas eux aussi au scandale ? Bref, on marche sur la tête en voulant prétendre faire de chaque personnage de fiction une représentation réaliste ou symbolique de tous les gens de sa catégorie.
Le film "fait du sexisme le propre de la « classe inférieure »".
De la pure malhonnêteté intellectuelle. J’ai vu le film deux fois, et je suis désolé, mais il n’est dit à aucun moment que le sexisme était le « propre de la classe inférieure », il n’est suggéré à aucun moment que les violences faites aux femmes dans ce film n’auraient pas existé dans des classes plus aisées. Il faut arrêter de faire dire aux films des choses qu’ils ne disent pas. Il aurait fallu que le film se passe chez les bourgeois ? Mais n’aurait-on pas dit alors que « le film fait du sexisme le propre des classes aisées » ? Ou alors il aurait fallu qu’en parallèle, Friedkin aille filmer des scènes de violence conjugales dans toutes les classes de la société ? C’est ça qui aurait contenté les féministes, leur montrer beaucoup plus de scènes de violences conjugales ? On tombe vraiment dans un grand n’importe quoi. D’autant plus que Killer Joe n’est pas un film sur le sexisme, le viol, les violences conjugales, leurs origines et conséquences, c’est pourtant évident, mais un portrait terrible d’une humanité sans repères, sans valeurs, une histoire de misère et de violence. On est dans les bas-fonds de l’humanité, et il était somme toute plutôt logique que l’histoire se déroule chez des individus qui sont aussi dans une misère économique, sociale et culturelle. Mais il n’est jamais dit dans le film que l’on a affaire à une famille de ploucs « comme les autres », le film joue suffisamment sur l’outrance, la transgression et le décalage pour que le spectateur doté d’un cerveau en état de marche comprenne qu’il n’y a ici pas de prétention réaliste. Mais bon, apparemment, il faudrait vraiment que l’on mette sur les affiches de tous les films de fiction « ceci n’est pas un documentaire ».
Tout s’explique donc. Voilà pourquoi ces personnages sont drôles. Ces abrutis sont drôles parce qu’ils n’ont même pas conscience d’à quel point ils peuvent être abrutis. En résumé, l’humour de ce film me semble donc être uniquement fondé sur le mépris des « ploucs », et utilise de surcroît ce mépris pour se dédouaner des interminables violences qu’il inflige aux femmes.
L’humour de ce film n’est pas « uniquement fondé sur le mépris des ploucs »… peut-être que ces « ploucs » ont amusé l’auteur de l’article… mais l’essentiel de l’humour du film est clairement pour moi dans le décalage et la transgression. On rit jaune, pas de bon cœur.
Du coup, j’ai l’impression que le film ne cherche pas vraiment à « expliquer » les violences qu’il met en scène, mais juste à en prendre plaisir en les regardant « de haut » (c’est-à-dire de la classe sociale d’« au-dessus »). D’ailleurs, au passage, je ne pense pas que ce film s’adresse aux classes populaires, je l’ai personnellement vu dans un cinéma « art et essai », et ce n’est peut-être pas un hasard.
Bien sûr, parce qu’il est clair que les individus des classes populaires ne mettent jamais un pied dans un cinéma « art et essai ». C’est marrant comme, si souvent, les mêmes qui bondissent face à la moindre utilisation de stéréotypes, ne remarquent pas qu’ils en utilisent tout autant quand ça peut les arranger.
Pour finir, je n’arrive pas à voir la fin du film autrement que comme une énième preuve que ce film n’a vraiment rien à dire, à part bien sûr que les ploucs sont vraiment d’incurables abrutis. En effet, ceux-ci sont tellement aliénés qu’ils retournent la violence sur eux-mêmes (les parents aident à tuer leur fils, la sœur tue son frère au lieu de tuer son violeur) en s’entretuant dans un final absurde et grandguignolesque.
Eh bien pour voir la fin différemment, il suffit juste de lever de temps en temps les yeux de ses œillères idéologiques, c’est un peu flippant au début, on perd ses repères habituels, mais tellement plus intéressant pour appréhender les œuvres dans leur complexité, leur ambiguïté, leur singularité. La fin du film, on arrive très bien à la voir autrement. Le film est un « jeu de massacre », dans l’excès depuis le début (rien que la première scène, pourtant, aurait dû le mettre sur la voie). Le voir comme une critique des « ploucs » ou des femmes c’est, à mon sens, passer complètement à côté du film, lui prêter des intentions qui ne sont pas les siennes. Le regard nihiliste, radical et provocateur de Friedkin embrasse bien plus que telle catégorie sociale ou tel sexe… Il n’y a pas dans ce film de « bons et de méchants », on n’est pas dans un film manichéen, tous ont leur part de responsabilité dans ce déferlement de violence. Attendre d’un film comme Killer Joe qu’il nous fasse la morale, nous surligne que le viol, c’est mal, c’est aussi con que d’attendre d’un film de Lynch qu’il distingue clairement ce qui tient de la réalité ou du fantasme, ou d’attendre d’une grosse comédie populaire avec Frank Duboscq des réflexions métaphysiques profondes et complexes.
(L’auteur s’en prend ensuite aux critiques qui ont osé, les enfoirés, dire du bien de Killer Joe) Le choix du vocabulaire me semble ici particulièrement significatif : « fellation simulée avec un manchon de poulet ». Pourquoi ne pas parler de viol ?
Bah… peut-être tout bêtement parce qu’il s’agit bien d’une « fellation simulée avec un manchon de poulet » ? On ne peut plus appeler un chat un chat ? Il n’y a pas de choix de vocabulaire tendancieux ou orienté, juste une description exacte de ce que l’on voit à l’écran.
Inutile de toutes les passer en revue, on l’aura compris, aucune critique dans la presse française (à ma connaissance) ne questionne ni ne relève le savant mélange de sexisme et de mépris de classe qui cimente ce film.
Tout bêtement parce qu’ils ne cimentent pas le film, c’est surtout toi qui es obnubilé par cela et voudrait que tes obsessions structurent tous les films, toutes les représentations.
Peut-être le fait que les critiques français (comme le réalisateur) sont très majoritairement des hommes et des bourgeois y est pour quelque chose. Et peut-être que si les femmes (et surtout les femmes violées et battues) avaient un peu plus la parole, ce genre de films horribles aurait moins la côte dans l’intelligentsia française, et serait un peu plus questionné au niveau des représentations qu’il véhicule.
Mais oui, bonne idée, il n’y a qu’à créer dans les magazines de cinéma « la rubrique des femmes violées et battues ». Rubrique dans laquelle on trouverait des analyses de films garanties 100% écrites par des femmes violées et battues. Parce qu’évidemment, personne ne peut être réellement sensible aux malheurs, détresses, injustices faites à d’autres classes et d‘autres sexes que les siens, et à quiconque n’ayant pas traversé les mêmes épreuves. Ben ouais, en tant qu’homme blanc hétéro, vous pouvez me montrer tant que vous voulez des femmes noires lesbiennes se faire violer, cogner, brutaliser, tuer... je m’en tape. Comme tout un chacun, je suis incapable d’empathie avec quiconque n’est pas de mon sexe ou même de mon origine sociale. Ce qui signifierait donc que l’on est avant tout sensible dans la fiction à notre propre vécu et ce qui nous ressemble. Les deux plus gros succès mondiaux de ces 50 dernières années étant Star Wars et Avatar… ce sont donc les films les plus proches de ce que nous vivons ? Pour vous peut-être, mais pour moi non. Mon film favori étant Mulholland Drive, il semblerait en fait que je sois une femme américaine lesbienne et schizo. Cool.
Pourquoi est-ce que je suis fondamentalement opposé à ceux qui analysent les œuvres de cette manière ? Pour une raison qui tient en une phrase : au lieu d’essayer de comprendre ce que les œuvres nous disent, ils essayent de faire dire aux œuvres ce qu’ils veulent comprendre. C’est bien une forme de négation de l’art que de réduire les œuvres à des tracts politiques. Une œuvre, évidemment, est toujours porteuse d’une certaine forme d’idéologie et d’une culture, elle s’inscrit dans un contexte. On peut bien entendu proposer des analyses politico-sociales des œuvres. Encore faut-il le faire honnêtement. Et pour cela, il faut non pas tenter de calquer sa propre idéologie sur l’œuvre, donner les bons et mauvais points en fonction de son propre conditionnement idéologique, mais chercher ce que l’œuvre nous dit réellement. Petit exemple, l’auteur de l’article s’étonne du fait que Dottie tire sur son frère plutôt que sur « son violeur ». Mais où a-t-il vu que Joe était « son violeur » ? Dire de Joe qu’il est « son violeur », c’est n’avoir rien voulu comprendre au film, c’est avoir sciemment refusé d’en regarder toutes les subtilités et la complexité. D’un côté, Joe veut Dottie comme une « récompense », il veut qu’on lui offre cette fille sur un plateau, sans lui demander son avis… de l’autre, il ne la brusque ni ne la menace pas. Il se montre plutôt doux et prévenant avec elle. Quant à Dottie, elle a peur de Joe, elle ne veut pas, au départ, qu’on lui impose cet homme… mais elle se laisse séduire puis se laisse faire sans montrer de dégoût ni de rejet… De plus, elle a de l’affection pour Joe, peut-être même en est-elle amoureuse à certains moments. Elle refuse de partir avec son frère, qu’elle aime pourtant, parce qu’elle veut rester avec Joe. C’est en partie cette relation, très originale et déroutante, qui fait de ce film un film passionnant. Si l’on avait eu le méchant Joe violant et maltraitant la pauvre jeune fille victime, ç’aurait été beaucoup plus « commun », beaucoup plus prévisible. Au contraire, là, on tient quelque chose d’original, de fort, de troublant, de non-manichéen. Mais si les idéologues de gauche se mettent à reprocher à un film de ne pas être manichéen, de ne pas nous montrer qu’il y a clairement un bourreau et une victime, de ne pas nous faire de leçons de morale, où va-t-on ?
Si le site dont je critique les chroniques (je compte bien déconstruire aussi celle sur Django Unchained, tant je la trouve elle aussi délirante) ne se contentait que de relever les représentations des hommes et femmes dans les œuvres, sans pour autant distribuer les bons et mauvais points en fonction, je n’aurais pas été si critique. Mais ce qu’ils font là – comme bien d’autres le font d’une manière plus diluée dans leurs chroniques – touche à un point très sensible pour tout passionné d’art et défenseur de la liberté d’expression (et donc de représentation) des artistes. Ils font exactement la même chose que la droite moraliste d’antan, et, je le répète, ce qu'on ne peut accepter à droite, on ne peut l’accepter à gauche. Je pense même qu’au fond, ce type de critiques moralistes et idéologiques est plus dangereuse à gauche qu’à droite. Que les gens de droite jouent les vierges effarouchées face à une œuvre dérangeante, une œuvre qui ne pense pas « dans les clous », c’est normal, c’est un peu leur rôle, et, au fond, ça a eu bien plus souvent pour conséquence de pousser les artistes à encore plus de subversion et de politiquement incorrect par réaction. C’est un petit jeu entre artistes provocateurs et gens de droite… Les nouveaux moralistes de gauche veulent aussi jouer à ce jeu ? Ils veulent vraiment que, par provocation, les artistes s’amusent maintenant à faire des films très clairement sexistes, homophobes, racistes, juste pour les provoquer ?
Prenons un exemple général pour montrer à quel point ce type de critiques idéologiques est stérile, et à côté de la plaque. Imaginons une scène d’un film dans laquelle vous avez un comité d’administration d’une grande entreprise entièrement composé d’hommes blancs, et pendant leur réunion, on voit à travers la vitre une femme noire faire le ménage dans la pièce à côté. Bien entendu, les adeptes de ces critiques idéologico-moralistes ne manqueront pas de réagir, et de se scandaliser de cette représentation, nous disant qu’elle entretient les stéréotypes, qu’elle est sexiste et raciste blablabla. Sauf que cette même scène peut être considérée comme une scène qui montre bien une inégalité. Il en va de même pour toute analyse de stéréotypes dans les films : sont-ils là pour servir une idéologie dite « dominante », pour imposer dans les esprits de toute la société des représentations clichés et définir des rôles immuables, sont-ils là au contraire pour montrer une inégalité, ou tout simplement refléter une réalité ? Là encore, si ce n’est pas explicité clairement par le film, on ne peut le dire à sa place, il n’y a pas lieu de s’en servir comme tremplin idéologique.
Revenons maintenant à Killer Joe, et essayons d’interpréter le rôle et la fonction du père. Que nous dit ce type lâche, complètement idiot et largué ? Que si le « pater familias » n’est pas à la hauteur, toute la famille part en couilles ? Voilà une interprétation dont s’empareraient sans réfléchir plus avant les féministes de ce site, pour continuer à taper sur le film. Sauf que cette interprétation est complètement arbitraire. On peut tout autant voir dans ce père une critique féroce du patriarcat, et de comment des hommes propulsés « chefs de famille » par convention sociale peuvent mener au désastre. Quelle interprétation choisir entre ces deux ? Aucune. Parce que le film lui-même ne le fait pas. Libre à chacun d’y voir ce qu’il veut, certes, mais pas de prétendre que c’est ce que nous dit le film. Ni de prétendre que le film fait l’apologie de telle ou telle idéologie, puisqu’il ne le fait pas.
Analyser les œuvres par des prismes idéologiques et les juger en fonction, on connaît, s’il y en a qui s’en sont fait la spécialité, ce sont les régimes totalitaires. Rien que ça devrait nous forcer à prendre un maximum de distance avec ce type de regard sur les œuvres.
Faire ce type d’analyse des œuvres, c’est extrêmement facile. Selon que vous ayez une légère impression qui vous fait dire que tel film est plutôt féministe, ou plutôt antiféministe, il suffit ensuite de prendre n’importe quelle représentation ou stéréotype « réaliste » pour le considérer comme un « instrument d’oppression symbolique », ou à l’inverse comme une « dénonciation légitime de stéréotype ». C’est au choix, selon votre humeur. Et des analyses comme ça, on peut en pondre des tonnes en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Elles reflètent beaucoup moins les films que l’idéologie de ceux qui les observent par ce biais.
Ce qui est amusant, c’est que sous prétexte de combattre le sexisme, ils font des analyses complètement sexistes. Bien plus obsédés que le spectateur lambda par le sexe de tel ou tel protagoniste, et influençant ainsi tous leurs lecteurs, qui en viennent eux aussi à se focaliser là-dessus. Idem pour le racisme, les questions de classes sociales etc. Ce sont ces types de critiques, actuellement, qui conditionnent le plus le public à regarder les films sous ces angles, et à considérer qu’un noir ou une femme dans un film n’est pas avant tout un « être humain comme un autre », mais surtout un noir ou une femme. Avec l’habitude de ce type de regard, on crée une distance supplémentaire entre le spectateur et le personnage qu’il voit à l’écran.
Une œuvre d’art se juge principalement sur ses qualités esthétiques. Le style est primordial, pas le sujet, ni le message. Est-ce que l’œuvre est originale, est-ce qu’elle est bien foutue, est-ce qu’elle est complexe, cohérente, surprenante, efficace, intelligente, profonde, riche, subtile, crédible ? Voilà le type de questions à se poser pour juger de la qualité d'une oeuvre. Bien entendu, selon que l’on soit de gauche ou de droite, on peut être plus ou moins sensible à telle idéologie qui va parcourir l’œuvre. On peut d’autant plus apprécier une œuvre qu’elle concorde avec notre façon de voir le monde, notre regard sur la société. Et l'on peut parfaitement le dire et l’écrire. A partir du moment où l’on garde à l’esprit que ce n’est pas l’idéologie à laquelle se raccroche l’œuvre qui détermine sa qualité. Sinon, vous raisonnez comme les adeptes du totalitarisme. Les films avec Chuck Norris ne sont pas mauvais « parce qu’ils sont de droite », ils sont mauvais… parce qu’ils sont mauvais. Trop simplistes, trop bourrins, pas de véritable travail de mise en scène, rien d’intéressant dans le style. Mais d’un point de vue de pur divertissement, ils peuvent se voir et se défendre, il y en a quelques-uns, peut-être (j’en sais rien, je n’ai dû en voir qu’un ou deux… en mettant à part La Fureur du Dragon), qui fonctionnent pas trop mal dans le genre « film d’action musclé ». Evidemment, de la même manière, un film n’est pas bon pour la seule raison « qu’il est de gauche », qu’il est féministe ou contre l’homophobie. Juger un film en fonction de sa ligne politique, c’est un peu comme, avant d’aller voter, juger du programme des candidats en fonction de l’originalité de leur style littéraire.
Il y a au moins une chose que je ne trouve pas inintéressante sur ce site, ce sont des analyses « globales » de représentation stéréotypées. Par exemple la représentation de la femme à travers les mangas, celle des pères chez Disney… mais bon, je ne les ai pas lues, premièrement parce que Disney et les Mangas, ça ne m’intéresse pas, et ensuite parce que vu ce qu’ils écrivent sur les films et séries, je ne leur accorde pas beaucoup de crédit pour essayer d’analyser objectivement ces phénomènes. Peut-être que je me trompe, mais je crains, là aussi, qu’ils recherchent surtout ce qu’ils veulent bien trouver et qui correspond à leurs idéologies. Mais le faire d’une manière plus globale à travers un large corpus d’œuvres est déjà plus proche d’une observation pertinente de l’évolution des représentations et stéréotypes. Ce qu’on ne peut pas faire vraiment sérieusement en se focalisant sur une œuvre ou un auteur. Quand un auteur-réalisateur choisit fréquemment comme « méchant » de ses films une femme de pouvoir, ça ne veut en aucun cas signifier que c’est un horrible phallocrate pensant que les femmes de pouvoir sont mauvaises, peut-être a-t-il tout simplement eu une mère tyrannique, et c’est pour cela qu’il pense avant tout à une femme de pouvoir lorsqu’il écrit son personnage de « méchant ». Ce serait problématique si, dans notre culture, la grande majorité des personnages négatifs des films étaient des femmes de pouvoir, il y aurait là vraiment lieu de s’interroger. Mais ce n’est absolument pas le cas, le personnage négatif typique des films reste l’homme de pouvoir (et blanc). Faut-il que les masculinistes s’en émeuvent et demandent à ce que l’on ait une plus grande égalité entre personnages négatifs hommes et femmes ? Et que le MEDEF milite pour qu’on arrête de donner une image si négative des patrons de grandes entreprises dans les fictions ? Encore une fois, j’espère bien que non.
Les stéréotypes dans les films ne sont pas mauvais par nature. Tout dépend de ce qu’on en fait. Le problème de films dont tous les personnages sont très stéréotypés, c’est moins une question de « pression et norme sociales » que d’un manque d’imagination. Faut-il pour autant ne plus créer de personnages stéréotypés dans les films ? Non. Les stéréotypes sont essentiels dans notre culture (et dans toute culture). Ils permettent de fédérer le public, de caractériser rapidement un personnage sans avoir à s’étendre des heures sur sa psychologie et sa fonction dans le film. Et les féministes toujours prêts à sortir le bazooka dès qu’on parle stéréotype en oublient que le féminisme s’est lui aussi construit sur des stéréotypes, s’est lui aussi emparé de figures « clichés » pour toucher le public. Dans les films, on ne compte plus les personnages de méchants qui sont de riches hommes d’affaires froids, mauvais, corrompus, totalement égocentriques etc. Pourquoi ne pas combattre ce stéréotype-là, pourtant si présent ?
Utiliser des personnages stéréotypés peut être une excellente idée. Comme cela était le cas dans la première saison de Twin Peaks (n’oubliez pas, méfiez-vous des hiboux). Des bons très bons, des méchants très méchants, quelques personnages ambigus au milieu, mais ça fonctionne à merveille, alors que dans la saison 2, les personnages deviennent tous un peu plus ambigus, moins stéréotypés, mais c’est moins réussi. Pourquoi, parce que les stéréotypes, c’est mieux ? Non, mais parce que selon le contexte, ils peuvent être plus ou moins pertinents, et parce qu’il ne suffit pas d’intégrer une nouvelle dimension à un personnage pour qu’il soit plus intéressant. Les personnages très stéréotypés de la première saison de Twin Peaks permettent de donner une assise au spectateur, et d’oser aller ainsi encore plus loin dans l’étrangeté et l’angoisse avec ce décalage entre la petite ville apparemment tranquille où l’on a des repères bien marqués, et l’irruption du fantastique, de l’onirisme, de l’absurde et du mystère.
Ceux qui disent combattre les stéréotypes sexistes et racistes dans les œuvres pensent qu’ils luttent pour plus de richesse dans les personnages, mais ils se trompent totalement, ils ne font que réduire les possibilités. C’est toute une palette d’émotions, de situations que l’on s’interdit de traiter et d’explorer, sous prétexte qu’elles pourraient heurter telle minorité, amener les gens à penser que telle situation, tel rapport humain, entraîne forcément telle conséquence. Mais les artistes ne sont pas des assistantes sociales, et les œuvres ne sont pas des cours d’éducation civique. Encore heureux. On pourrait comprendre ce genre de critiques si le cinéma et les séries limitaient complètement le champ des possibles des femmes, des hommes, des noirs etc. en les réduisant à quelques fonctions clichés. Mais ce n’est pas du tout le cas. On ne compte plus, dans les séries, les rôles de femmes policières (commissaires, enquêtrices), avocates, médecins, politiques, et des rôles positifs de femmes compétentes.
Juger une œuvre en fonction des stéréotypes, c’est facile, mais ça ne mène en général à rien. Tout simplement parce qu’on peut faire dire à un stéréotype tout et son contraire. Un même stéréotype, dans un film, peut autant être considéré comme une manière de stigmatiser les individus de telle classe sociale / tel sexe / tel origine, ou comme le reflet d’une réalité, ou encore une forme de dénonciation des rôles stéréotypés qu’ont certains dans la société.
Un film doit-il retranscrire une réalité de la manière la plus crédible possible, en utilisant donc des stéréotypes, ou au contraire s’évertuer à les défaire ? La réponse est très simple : il fait ce qu’il veut. Il n’y a pas de bonne ou mauvaise solution face à cela, la seule chose qui compte, c’est « est-ce que le film est bon, ou pas ? » Nous ne vivons pas dans des sociétés totalitaires ou un petit groupe de personnes imposerait dans les fictions des stéréotypes rigides et limités. Y a-t-il en Occident un grave problème de représentation sexiste dans les œuvres, les femmes sont-elles réduites à des rôles de mères au foyer, d’épouses, d’assistantes sociales, de fragiles jeunes femmes et de maîtresses d’écoles ? Y a-t-il un cruel manque d’héroïnes ? Un regard rapide sur les séries actuelles dont le personnage principal est une femme s’impose :
Cold Case et The Closer : Les héroïnes sont des enquêtrices
Engrenages : L’héroïne est commissaire de police. Inversion des « stéréotypes » chez les deux avocats : l’homme est doux, la femme est dure.
The Good Wife : L’héroïne est une brillante avocate
Homeland et Hunter : Les héroïnes sont agents secrets, bien plus compétentes que leurs collègues masculins.
The Killing : L’héroïne est une femme-flic. Plus obstinée et douée que n’importe quel mâle.
Borgen : L’héroïne est chef du gouvernement. Elle prend quasiment toujours les bonnes décisions. L’autre personnage principal est une journaliste exemplaire.
Revenge : L’histoire d’une jeune femme qui va venger sa famille.
Mafiosa : L’héroïne dirige un clan mafieux. Et pas moins bien que ne le ferait n’importe quel homme.
Rizzoli & Isles : Série policière avec un duo de femmes.
Nikita : L’héroïne est une « tueuse pour une unité secrète du gouvernement ».
Damages : Une « jeune et brillante avocate », dans le cabinet d’une avocate implacable.
Body of Proof : L’héroïne est une femme médecin-légiste
Bones : L’héroïne est scientifique
Fringe : L’héroïne est agent du FBI
Grey’s Anatomy : Série hospitalière dont l’héroïne est une femme.
Scandal : L’héroïne est une « experte en relations publiques », « particulièrement réputée pour sa gestion des crises » et elle dirige une équipe d’avocats.
Séries auxquelles on peut ajouter True Blood, 30 Rock, Weeds… et pas mal d’autres, où les héroïnes sont des femmes, et ne sont pas moins positives, sympathiques, volontaires et compétentes que n’importe quel homme.
Prenons maintenant, parmi celles qui ont le plus de succès en France, 4 séries dont le héros est un homme :
The Mentalist, Castle, Dr. House, Dexter
Quoi de commun entre ces 4 séries ? Un héros masculin plutôt décalé, mais toujours sous l’autorité d’une femme. Et une femme positive et compétente (même si Maria LaGuerta, dans Dexter, est plus trouble).
Dans nos sociétés occidentales, quand hommes et femmes allument leur télé le soir pour regarder une série, ils n’ont aucune difficulté à tomber sur un programme où le personnage principal est une femme, et une femme plus compétente dans son domaine que n’importe quel homme. Alors où est le problème ? Où est le combat à mener contre un soi-disant « sexisme oppressant » qui dévaloriserait les femmes dans les fictions ? Faut-il, pour que ces nouveaux moralistes soient enfin satisfaits et pensent que leur « combat contre les œuvres » n’a plus lieu d’être, que tous les personnages principaux de séries et films soient des femmes ? Qu’on ne nous montre plus jamais dans une œuvre, un héros positif qui soit un peu macho ? Parce qu’on ne peut pas être un bon flic si l’on est un peu macho ? On tombe en plein dans un délire parano, alors qu’on ne compte plus ces séries dont l’héroïne est une femme compétente, ils s’attaquent violemment à Louie (ce pauvre Louie), pour en faire un horrible parangon du machisme / sexisme dans les fictions actuelles. C’est vous dire jusqu’où l’on peut aller dans l’absurdité quand on tombe dans les travers de ces analyses « genrées ».
Julie Lescaut, en voilà une bonne série. Une des premières (la première ?) série avec une femme commissaire de police. En plus, on a aussi droit à un personnage de flic noir, peu habituel en France à l’époque. The Shield ? De la merde. Les 4 membres de cette brigade de Los Angeles sont 4 flics blancs hétéro-macho. Et les voyous qu’ils traquent sont essentiellement des noirs et des latinos. Voilà bien le genre de conneries auxquelles on arriverait si l’on jugeait les œuvres en fonction de leurs stéréotypes / sexisme. Alors qu’il est évident pour tout amateur de série qui ne se base pas sur ces éléments, mais sur les qualités réelles des fictions, que The Shield est un chef-d’œuvre, et Julie Lescaut, de la merde. Parce que The Shield est tellement plus déroutante, non-manichéenne, brillante, cohérente et complexe dans son évolution… une histoire digne d’une tragédie grecque face à un insipide produit télévisuel.
Avec leurs critères, quel regard porter sur les plus grands chefs-d’œuvre ?
Madame Bovary ? Bon, ok, l’héroïne est une femme, son personnage est plus intéressant que celui de son mari… mais voilà, comme par hasard, il faut que cette femme soit rêveuse, incapable de gérer ses émotions, et en vienne à se suicider ! Et elle ne peut envisager son bonheur que dans les bras d’un homme, comme si une femme ne pouvait être heureuse sans les hommes. Alors que son mari est un homme raisonnable et rationnel. Pourtant, au XIX°, beaucoup d’artistes, avant Flaubert, nous ont présenté des hommes particulièrement sensibles, gouvernés par leurs émotions… alors pourquoi cette régression ? Pourquoi revenir en arrière et donner ces rôles stéréotypés à cette femme et cet homme ? Allez hop, Madame Bovary, poubelle. Une note ? 2/10. Je mets un point parce que c’est pas trop mal écrit, et un autre parce que le personnage principal est tout de même une femme. Suivant ? L’Odyssée d’Homère. Là, c’est direct 0. L’homme qui vit plein d’aventures palpitantes pendant que sa femme l’attend à la maison pendant 10 ans, c’est une monstruosité patriarcalo-phallocratique.
En résumé, c’est à peu près à tous les niveaux que se fourvoient ceux qui, sur ce site, comme chez de nombreux critiques, distribuent de bons et mauvais points aux œuvres en fonction de leurs attentes idéologiques et morales :
1. Confusion de l’œuvre comme « objet de culture et d’idéologie » et comme « objet esthétique »
Il est bien sûr possible – et même nécessaire – d’étudier les œuvres comme objets de culture et d’idéologie, mais cela doit se faire de manière neutre, objective, distanciée, anthropologique. On n’envisage pas qu’un anthropologue digne de ce nom revienne d’un séjour chez telle ou telle tribu en jugeant de la qualité de leurs récits et légendes en fonction de sa propre idéologie. J’imagine nos « nouveaux moralistes » observant les pratiques culturelles d’une tribu : « Votre cérémonie de la lance et du serpent, c’est mauvais, trop phallique… par contre, la grande fête de l’œuf, ça c’est bien... »
Ces récits, comme tout récit de fiction, nous renseignent sur nos cultures, sur la manière dont nous nous représentons ou aimerions nous percevoir. Mais ces éléments ne sont absolument pas gages de qualité d’une œuvre.
2. L’erreur méthodologique
Partir d’une œuvre en particulier pour en déduire, en fonction de ses personnages, situations, stéréotypes, qu’elle impose une représentation normative de la société, c’est… absurde. Ça revient à livrer des analyses sociologiques basées sur des échantillons de 1 individu. Partons d’une des séries les plus connues, Dr. House. En utilisant le type de raisonnement et de logique qu’on trouve sur ce site, on serait en droit d’écrire : « Comme par hasard, ce médecin plus doué que tous les autres est un homme. Pourquoi ne pas avoir pris une femme pour le rôle ? Dr. House contribue à figer la société dans une représentation sexiste et archaïque où les hommes seraient forcément les plus compétents/géniaux/efficaces. On est encore dans une vision patriarcale rétrograde où c‘est l’homme qui guide les autres. » Mais dire cela n’a aucun sens, car les femmes ont largement de quoi trouver elles aussi des héroïnes de séries compétentes/géniales/efficaces, plus douées que n’importe qui d’autre dans leur domaine. Le professionnalisme, la compétence, l’intelligence, la volonté, le courage, la bonté ne sont la chasse gardée d’aucun sexe dans nos fictions contemporaines, hommes et femmes peuvent être parés de toutes ces qualités. Alors, auteurs en herbe, sachez que si ces nouveaux moralistes / idéologues imposaient leurs jugements dans la critique artistique, vous ne pourrez plus créer le moindre héros masculin plus compétent et doué que les personnages qui l’entourent sous peine de voir votre film ou votre série réduit à une lamentable propagande sexiste et phallocratique, une « violence symbolique » faite aux femmes. On pense que j’exagère ? Allez lire ce qui se dit sur ce site, c’est exactement le genre de raisonnements qu’ils tiennent à partir de cas singuliers. Que l’on trouve de nombreux équivalents féminins à ces héros, ils s’en foutent et l’occultent complètement, alors que c’est justement parce qu’on a des équivalents féminins dans d’autres œuvres que ces personnages masculins ne sont pas si normatifs.
Quant à prendre un film aussi dérangeant, provocateur et noir que Killer Joe pour en faire une illustration des normes et de la morale de notre société, c’est carrément délirant.
3. L’erreur interprétative
Avec ce type de critiques, on peut faire dire n’importe quoi aux œuvres, et à leur utilisation de « stéréotypes ». Prendre un acteur noir pour jouer un petit dealer, est-ce du racisme ou le reflet d’une réalité ? Chacun peut y voir ce qu’il veut. Il faudrait que le réalisateur prenne conscience qu’il s’adresse à un ramassis de crétins, et précise bien que ce n’est pas sa couleur de peau qui en fait un dealer, mais son origine sociale ? Et comment, en faisant, par exemple, subitement intervenir un personnage qui l’interpelle et lui permette de s’expliquer :
« Ah ah, un black qui deale, m’étonne pas, vous êtes tous des racailles, c’est dans vos gènes »
« Ben non, c’est juste que je suis dans la misère, j’ai pas beaucoup d’autres choix de m’en sortir, et nous, les noirs en France, sommes souvent de familles pauvres d’immigrés qui nous débrouillons comme nous pouvons, c’est un problème socio-économique avant tout… »
« Ah, ok, je comprends mieux, excuse-moi… »
Ca ferait peut-être plaisir à ceux qui disent combattre les stéréotypes dans les films, mais, franchement, ce serait ridicule.
Dans ce type d’analyse, on tourne en rond en permanence… on peut en pondre des tonnes, mais faire des films avec cette manière de penser la fiction, c’est absurde, et tout serait prétexte à critique. Même les meilleures intentions. Pour le prouver, j’ai écrit une petite saynète, que je mets à part, histoire de ne pas alourdir encore plus ce texte déjà long (le lien est à la fin de l'article).
Cet article sur Killer Joe, comme à peu près tous ceux que j’ai pu lire sur ce site, est bien la preuve du caractère complètement arbitraire de ce regard sur les œuvres. L’auteur y voit un film machiste qui entretiendrait et légitimerait des stéréotypes sexistes, alors qu’on pourrait tout aussi bien dire le contraire :
Le personnage de Joe, au départ, semble avoir la plupart des caractéristiques du héros américain « stéréotypé », un homme, un vrai, le mâle alpha, le cowboy solitaire, beau mec, sûr de lui, le symbole de la virilité… Mais que fait ce « mâle alpha », flic, qui plus est ? Il tue pour le compte de quiconque est prêt à le payer. Il ne sauve pas "la veuve et l'orphelin", il les flingue. Est-ce qu’en bon mâle alpha, il est capable de séduire et conquérir toutes les femmes qu’il désire ? Il désire Dottie, mais au lieu de la séduire « comme un homme », il fait un marché avec sa famille pour qu’on lui amène cette fille sur un plateau. Il a avec les femmes des relations sexuelles « viriles » ? Dans la première, il se fait doucement caresser par derrière comme il le demande lui-même, et dans la seconde, il prend son pied en imposant à la femme de sucer un manchon de poulet. Ca ressemble clairement plus à une certaine forme d’impuissance qu’à autre chose.
Le père de famille, en « bon père de famille », est la voix de la raison ? Il se fait manipuler du début à la fin, ne comprend rien à rien, n’est même pas scandalisé par le projet de son fils et y adhère très vite, et s’avère être le personnage le plus faible et lâche du groupe.
A partir de là, quiconque ayant un peu de bon sens ne peut que se dire que Friedkin s’amuse à faire voler en éclat les stéréotypes anciens du « héros viril » et du « père de famille ». Ca crève les yeux… sauf ceux dont les œillères sont tellement énormes qu’ils ne voient plus grand-chose d’autre que ce que leurs idéologies les autorisent à voir.
4. Le prisme idéologique et le moralisme
Les contributeur-e-s/trices (désolé, je ne suis pas encore tout à fait à l’aise avec cette novlangue) de ce site prétendent ne pas « regarder (les films) à travers un prisme déformant ou à plaquer sur eux des choses qui n’y sont pas »… alors qu’ils ne cessent de le faire ! Et ne pas s’en rendre compte, c’est inquiétant.
Qu’un individu isolé, sur son blog, sans aucune prétention sociologique, livre ses analyses de films ou séries en distribuant quelques bons points si l’œuvre conforte son idéologie, ou critique une œuvre parce qu’elle aurait un message trop « à droite » ou « à gauche » selon ses conceptions, c’est pas très grave. On comprend bien qu’il s’agit du point de vue subjectif d’un individu… mais c’est beaucoup plus problématique et dangereux lorsque ce sont des critiques de journaux « de référence » qui le font, ou lorsqu’on l’organise en « système idéologique d’appréciation des œuvres » comme c’est le cas sur le site dont il est ici question. Car on y valorise une intrusion de l’idéologie et de la morale dans la légitimation des œuvres.
Si l’on commence à rentrer dans ces logiques, on réduit considérablement le champ des possibles des œuvres. Comme dans le vrai cinéma de propagande des régimes totalitaires. Exemple : dans plusieurs de leurs articles se trouve critiqué le fait qu’une femme aurait un homme pour mentor, car une femme ne peut-elle apprendre seule, sans l’aide des hommes, ou au moins par une autre femme ?
Il faudrait donc que plus aucune femme n’apprenne quoi que ce soit d’un homme dans une œuvre de fiction ? Que plus aucun noir n’apprenne quoi que ce soit d’un blanc ?
Mais si c’est un homme qui a pour mentor une femme, n’est-ce pas une forme de propagande, une manière de nous faire croire que les femmes sont les détentrices du savoir et du pouvoir dans nos sociétés, alors que ce n’est pas le cas ? Que faut-il donc faire ? Que plus personne n’apprenne quoi que ce soit d’une autre personne ? Encore une fois, on tourne en rond, on se mord la queue, et tout cela ne mène à rien.
Contre ces limitations idéologiques, il faut au contraire demander aux œuvres qu’elles explorent le plus de directions possibles. Car quelle tristesse que d’attendre des œuvres qu’elles nous confortent seulement dans nos présupposés idéologiques et moraux, qu’elles nous montrent seulement ce que nous voulons bien voir. C’est de la négation de l’art, encore une fois, car une des plus grandes forces de l’art, une des qualités qui font des artistes et des auteurs des personnages indispensables de nos sociétés, ce n’est pas seulement qu’ils nous livrent ce que nous attendons, mais qu’ils fassent vaciller nos certitudes, qu’ils nous montrent ce que nous n’imaginions pas comme ce que nous ne voulons pas voir. Que les artistes nous bousculent, nous choquent, nous dérangent, nous surprennent. Qu’ils nous montrent ce qu’il y a de meilleur en nous comme ce qu’il y a de pire. Qu’ils nous montrent que les choses sont toujours plus complexes qu’on ne le pense. Ou qu’ils nous montrent qu’elles peuvent être bien plus simples qu’on l’imagine. Qu’ils ne nous prennent pas pour des gamins attardés à éduquer, mais pour des adultes capables d’explorer nos zones d’ombre sans avoir besoin d’une grosse pancarte nous disant où est le bien, où est le mal. Qu’ils utilisent les stéréotypes, qu’ils jouent avec, qu’ils les redéfinissent ou qu’ils les nient. Qu’ils nous fassent rêver ou nous montrent la réalité la plus sordide. Et, surtout, qu’ils ne réduisent pas leur rôle à celui de porte-parole d’un parti politique, d'un gouvernement, profs d’éducation civique, curés ou éditorialistes.
Mieux vaut 1000 fois un William Friedkin qui nous balance une bonne grosse claque qu’un putain de téléfilm sermonnant de France 2. Et c’est comme ça que j’aime à voir la fin de Killer Joe… tout reste ouvert, et que Dottie fasse ce qu’elle veule ! Qu’elle se barre avec l’autre psychopathe et devienne une bonne mère au foyer et fasse un grand bras d’honneur aux féministes, si ça lui chante. Ou qu’elle descende Joe et son père, ces connards de parasites mâles, et aille vivre avec une femme. Qu’elle les bute tous, qu’elle ne bute personne, ou qu’elle se tire une balle dans la tête, si c’est son choix. « Le réalisateur va même jusqu’à couper brutalement la dernière scène, laissant ainsi le public dans l’incertitude quant à l’issue de l’histoire, comme s’il avait besoin de cet artifice « branché » pour cacher le vide intersidéral de son scénario. » Mais quelle vision étriquée de cette fin, qui est au contraire remarquable… Cette pauvre Dottie a été instrumentalisée et baladée par tout le monde depuis le début du film… et là, pour UNE fois, c’est elle qui décide, c’est elle qui a le choix. Cette conclusion de Friedkin n’est pas un « artifice branché », elle est au contraire d’une grande profondeur, il laisse tellement le choix à Dottie que même lui se refuse à l’instrumentaliser, et refuse ainsi que nous l’instrumentalisions pour en faire l’égérie de telle ou telle cause. Désormais, son choix n’appartient qu’à elle et elle seule, pas même au réalisateur ou au spectateur. Et c’est comme ça que nous devrions voir l’art : nous cherchons à l’instrumentaliser à des fins morales, à le faire rentrer de force dans des carcans idéologiques, mais il est bien plus libre, complexe, et ouvert aux interprétations multiples que ne le pensent tous les idéologues… Voilà pourquoi je ne peux que m’opposer à ces nouvelles « chasses aux sorcières » (ou plutôt, maintenant, aux sorciers) qui visent l’art et les œuvres de fiction.
"On prend les mêmes et on recommence" : ma critique de leur article sur Django Unchained
En complément : L'enfer est pavé de bonnes intentions