Tzadik 05/03/2012
Avant de vous présenter ma sélection jazz de l’année, il me fallait mettre un peu plus en valeur mon album jazz de l’année, et un grand album tout court. En guise de (long) préambule, j’ai une confession à vous faire. Un lourd secret, de ceux qui ne se disent pas, et surtout pas publiquement sur un blog… un secret terrible, inavouable, et même une des pires tares aux yeux de l’opinion publique de nos sociétés occidentales actuelles… je suis raciste. Eh oui, comment voulez-vous appeler un type qui, lorsqu’il est question de jazzmen blancs et/ou français, a toujours un a priori négatif ? Moi, j’appelle ça un raciste. Jean-François Copé a raison, il existe bien un racisme anti-blanc – même de la part de blancs -, j’en suis la preuve pour tout ce qui touche au jazz. Et le pire, c’est que je m’en fous, je n’ai aucunement l’intention de changer. J’ai des « préjugés racistes » en matière de jazz, et j’assume…
« Il ne faut pas avoir de préjugés ». Voilà bien une phrase que je ne supporte pas. J’ai l’impression, tout au long des années 90, de n’avoir jamais cessé de l’entendre dans les médias, et ça m’a toujours consterné. Bien sûr qu’il faut avoir des préjugés ! Il n’y a pas d’intelligence sans préjugés. Nous faisons tous des associations en fonction de phénomènes, situations, comportements de tel ou tel type de personnes, on synthétise, et tout ça nous permet d’anticiper, de mieux comprendre le monde et nos congénères. Sans préjugés, nous serions aussi cons que des mouches se cognant inlassablement au même bout de fenêtre. Les préjugés sont un premier stade de l’intelligence, mais le suivant, c’est de savoir les nuancer ou, plutôt, ne pas en faire des vérités absolues. Et, à moins d’être psychorigide, il est toujours appréciable de voir nos préjugés démentis en certaines occasions. Ca ne signifie pas qu’ils n’ont pas lieu d’être, mais qu’ils ne doivent pas nous enfermer dans des modes de pensée trop binaires.
Quel était le sujet, au fait ? Ah oui, Guillaume Perret… un saxophoniste de jazz qui cumule deux gros handicaps pour moi : il est blanc, et européen. Est-ce que je pense que le jazz ne peut être joué que par des noirs américains ? Non, bien sûr. Mais, historiquement et par expérience et goût personnel, il n’y a pas photo, le jazz est essentiellement noir américain. Aucun jazzman blanc n’est jamais arrivé à la cheville d’un Ellington, Armstrong, Parker, Basie, Mingus, Davis, Coltrane etc. Et, surtout, blues, gospel, jazz, soul et rap sont des genres musicaux profondément ancrés dans l’identité noire américaine. Ce sont avant tout les expressions musicales d’une population qui a particulièrement souffert, qui a été traitée plus bas que terre, c’est leur histoire et leurs souffrances, et même si nous pouvons les comprendre, y être sensible, elles ne font pas partie de nous, européens, comme elles font partie d’eux… Mais tout cela, au fond, ce ne sont que des explications qui viennent après coup, ce n’est pas ça qui a fait naître mes préjugés « anti-jazz-blanc », c’est l’expérience, l’habitude d’écouter du jazz, le fait que, presque systématiquement, lorsque j’écoutais des albums de jazzmen blancs, je ne retrouvais pas – ou peu – ce qui est l’essence du jazz, son côté physique, terrien, intense, jubilatoire, son swing. Chez les jazzmen blancs, malgré quelques exceptions, on a trop souvent de l’intellect à la place du physique, des mélodies privilégiées au rythme, de la mesure plutôt que de l’intensité, du déballage technique au lieu de l’expression débridée d’une volonté de libération, un son lisse où manquent les aspérités des musiques noires américaines et africaines. Bref, du jazz un peu trop… bourgeois. Il n’empêche, il y a de très bonnes choses dans le jazz « blanc », je prends plaisir à en écouter de temps en temps, je découvre régulièrement quelques très beaux disques… mais rien qui, dans les jazzmen actuels, ne pourrait me fasciner autant qu’un Steve Coleman. Transition idéale pour – enfin – en venir à l’album de Guillaume Perret, puisque mes albums jazz des deux années précédentes étaient, sans surprise, ceux de Steve Coleman, et cette année – faut dire aussi que Steve Coleman n’a rien sorti en 2012 – c’est sans hésitation aucune celui de Guillaume Perret. Avant tout, bien entendu, pour des raisons purement musicales, parce que son album est une très grande réussite, passionnant du début à la fin. Mais aussi, ce qui ne gâche rien, pour des raisons esthético-historiques. Car si Guillaume Perret est un jazzman européen blanc, il a su trouver une voie très intéressante et convaincante, il n’est ni dans le copier-coller du « vrai » jazz noir, ni dans le jazz blanc lisse et bien propre sur lui. Le jazz de Guillaume Perret n’est ni bourgeois ni revival, c’est du jazz actuel avec en prime du souffle, de l’audace, de l’intensité, de la folie… on ne s’étonnera pas de retrouver l’excellent John Zorn à la production. Il y a certes de l’intellect, de l’architecture, mais jamais au détriment du rythme. Et même si les rythmiques ne sont pas celles du jazz noir « traditionnel », elles sont diablement efficaces. Pas du swing à l’ancienne, mais un groove moderne.
Une des grandes qualités de cet album est de varier les ambiances et les plaisirs, on passe de moments oniriques et planants à d’autres particulièrement furieux, sans ne jamais s’ennuyer, car sa musicalité et la manière qu’il a de parvenir à toujours maintenir une certaine forme de tension dans ses constructions sonores sont remarquables. Du jazz-rock sauvage, sans le côté trop démonstratif – et chiant - du genre, avec des touches dub, fusion ou ethio-jazz inspirées… mais peu importe les influences et les genres ici, ce qui frappe, comme souvent dans les grandes œuvres, c’est sa richesse et son côté « album-monde » doté d'un véritable univers… il y a de tout dans cet album : finesse et puissance, intensité et ambiances, noirceur et jubilation, du groove et de très bons thèmes, de l’architecture et un grand sentiment de liberté ; un album capable de vous prendre aux tripes, de vous faire vivre des émotions fortes et de stimuler vos neurones… c’est pas si fréquent, surtout lorsque c’est aussi bien fait, et avec une telle cohésion.
Alors merci à toi, Guillaume Perret, de rappeler à notre bon souvenir que le jazz n’est pas forcément une musique feutrée pour clubs chics, mais aussi une musique physique d’audace et d’intensité. Merci à toi de me rappeler que, ce qu’il y a de meilleur avec les préjugés, ce n’est pas lorsqu’on s’aperçoit qu’on a une nouvelle fois raison, mais plutôt qu’on a parfois tort, ce qui nous oblige chaque fois à un peu plus de souplesse. Et puisque j’en suis aux remerciements, je n’oublie pas Christian, un de mes meilleurs amis, à qui je dois la découverte de ce grand disque !
Une vidéo pour voir le groupe et vous faire une idée rapide de sa musique :
Mon titre favori de l'album en extrait :
Lego
L'album en écoute sur Grooveshark
Musiciens :
Guillaume Perret: saxophones, effets
Philippe Bussonnet: basse, effets
Jim Grandcamp: guitare, effets
Yoann Serra: batterie, samples
Musiciens additionnels:
Médéric Collignon: voix, cornet, effets (1, 3-6)
Sir Alice: voix (5)
L’article de Nyko sur Alternative Sound