Comme promis, le début des bilans de chaque année musicale et leur "bande-son".
1955, année cruciale s'il en est dans l'histoire des musiques populaires, puisque c'est l'acte de naissance "officiel" du rock'n'roll. Officiel, car il n'est bien entendu pas apparu en 1955, mais c'est vraiment cette année-là qu'il s'est fait connaître du très grand public, grâce au single qui va marquer l'arrivée du genre : Rock around the Clock de Bill Haley & the Comets.
Fin Juin, le single arrive à la première place des charts américains, et il y restera 8 semaines, devenant donc la bande-son de l'été de la jeunesse américaine. Aucun autre single n'aura si longtemps, en 1955, tenu à la première place des charts. En Angleterre, ce n'est que fin Novembre qu'il deviendra n°1, pour n'y rester "que" 3 semaines, détrôné en Décembre par l'inévitable - malheureusement - single de Noël, Christmas Alphabet de Dickie Valentine. Mais il reviendra en tête 2 semaines en Janvier (ce qui fait 5 semaines en tout, si vous suivez bien...) Par contre, pas d'album rock en tête des charts. A cette période, le rock est une musique de "singles", d'immédiateté et de simplicité. Pas d'autres singles rock non plus que Rock Around the Clock dans les n°1. L'année 1955, c'est le règne de Bill Haley. Qui ne durera pas longtemps, 1956 sera l'année Elvis...
[Edit : suite à la fermeture de Jiwa, j'ai dû recommencer mes playlists et les mettre sur grooveshark]
Les n°1 US et UK de 1955 :
Les n°1 des charts r'n'b aux EU :
La première playlist permet de bien saisir le cadre dans lequel débarque le rock. Des chansons sucrées, des crooners, des touches exotiques latino (Mambo Italiano, Hernando's Hideaway)... mais rien de vraiment honteux, la plupart conservent un certain charme (désuet, souvent...) Les vieux cons diraient que la musique populaire, c'était mieux avant, ils n'auraient pas tout à fait tort.
Le rock a donné un coup de vieux à ces titres... mais pas aux n°1 des charts r'n'b. Je les ai mis à part pour, tout d'abord, "sentir" la musique dominante de l'époque avec la première playlist, et la rupture qu'est - et sera encore plus avec Elvis - le rock'n'roll, ainsi que la continuité entre les musiques noires et le rock.
Rien de vraiment honteux disais-je à propos des n°1... sauf deux titres devenus inécoutables - ils ne sont donc pas dans ces playlists - mais qui resteront 5 semaines n°1 des charts US pour le premier et 6 pour le second, les consternantes et ringardes "western songs" que sont The Ballad of Davy Crockett de Bill Hayes et The Yellow Rose of Texas de Mitch Miller.
Dans les charts "blancs", c'est Bill Haley qui triomphe, et dans les charts "noirs"... c'est aussi un single rock qui reste le plus longtemps en tête. Mieux que le célébrissime Only You des Platters (7 semaines), Pledging my Love de Johnny Ace (10 semaines) et les deux titres de Ray Charles ; Maybellene de Chuck Berry (sorti en Juillet 55) va rester 11 semaines n°1.
Dans les charts blancs américains :
Bill Haley & the Comets - Rock around the Clock (8 semaines n°1)
McGuire Sisters - Sincerely (6)
Mitch Miller - The Yellow Rose of Texas (6)
Et plus que Rock Around the Clock et même Maybellene, le single de l'année, à mon sens, c'est le remarquable Sixteen Tons de Tennesse Ernie Ford. Un swing irrésistible, et qu'une aussi bonne chanson ait pu être n°1 pendant 6 semaines montre bien qu'à cette époque, on n'était pas encore complètement sourd :
En Angleterre, la chanson qui va marquer l'année 1955 et rester 11 semaines n°1 est Rose-Marie de Slim Whitman... pas très rock'n'roll :
On notera aussi, toujours chez les anglais, le succès de Stranger in Paradise de Tony Bennett, un morceau basé sur une mélodie du Prince Igor de Borodine. Pas totalement déplaisant, mais tout de même trop sucré et un peu kitsch :
Dans la musique populaire, on pompe, on reprend, on adapte, et ce n'est pas nouveau... on a, dans la même année, des titres qui seront n°1 par tel interprète... puis de nouveau n°1 par un autre. En Avril, Cherry Pink & Apple Blossom White de Perez Prado est à la fois n°1 aux EU et en Angleterre. A la fin du mois suivant et en Juin, ce même titre, par Eddie Calvert, sera 4 semaines n°1 en Angleterre. En Mai et Juin, Unchained Melody de Les Bexter est n°1 aux EU. Et dès la fin Juin, il est n°1 en Angleterre interprété par Jimmy Young.
Pour se faire une idée de la musique de l'époque, il faut aussi écouter l'album Love me or Leave me de Doris Day. Entre jazz soft, music-hall, musique populaire raffinée (dans le bon et mauvais sens du terme à la fois), ce sera l'album à succès de l'année aux EU. Il sort en Mai, devient n°1 fin Juillet, et le reste... jusqu'à mi-décembre. 21 semaines en tête des charts. Dans la première partie de l'année, de Janvier à Mai, The Student Prince de Mario Lanza sera 19 semaines n°1... entre les deux, Sammy Davis Jr., arrivera à glisser son album Starring Sammy Davis Jr. 6 semaines n°1.
Cependant, le plus intéressant dans la musique de 1955 reste le Jazz. Aucun album qui n'ait "trusté" les premières places des charts, mais de grands disques, par des musiciens exceptionnels. L'année commence plutôt mal, avec la mort prématurée (à 34 ans), le 12 mars, d'un de ses plus grands génies, Charlie Parker (deux mois avant naissait un certain Nicolas S., le rock'n'roll n'arrive pas dans la meilleure période qui soit).
Les albums que je vous recommande pour cette année sont ainsi tous des albums jazz :
Sarah Vaughan featuring Clifford Brown
Sarah Vaughan - Sarah Vaughan
Clifford Brown & Max Roach - Study in Brown
Miles Davis and Milt Jackson Quintet/Sextet
Kenny Dorham - Afro-Cuban
Lee Konitz / Warne Marsh - Lee Konitz / Warne Marsh
Miles Davis - Bag's Groove
Dinah Washington - For Those in Love
Louis Armstrong - Satch Plays Fats
Julie London - Julie is her Name
Quant au rock... il vient de faire une entrée spectaculaire dans le monde de la musique, mais il n'en est encore qu'à ses balbutiements.
Symboliquement, le rock ne pouvait que faire une entrée fracassante dans les charts en Juin 1955. Deux mois plus tôt s'ouvrait le premier MacDonald's (15 Avril), et un mois après, c'est Disneyland (17 Juillet). Le rock deviendra musique de rébellion, mais à la base, il cadre parfaitement à cette époque de jeunisme, de "fun" et de consommation ludique. Le rock'n'roll est bien une musique pour la société de loisir et de consommation qu'incarnent McDonald's et Disneyland. De la "fast-music" comme il y a des fast-food, diraient les plus critiques... Mais il est aussi l'expression de ce besoin de liberté, de rejet des carcans et préjugés (se passionner pour des blancs qui jouent de la musique de noirs n'était vraiment pas du goût d'une bonne partie de la société blanche). A l'image du "mythe" (drive-in, décapotable, college, cheerleaders, flirt, McDonald's, Coca-Cola & co) de la jeunesse américaine de ces années dont il sera la bande-son, il est insouciant, libertaire, et propose bien avant Mai 68 de "jouir sans entraves". Les musiques ne naissent pas de rien, elles sont les résultantes d'un contexte, d'une histoire, s'inscrivent - comme tout art - dans une époque particulière. Il n'y a aucun hasard à ce que le rock soit né dans une société aux valeurs très conservatrices et à l'économie hyper-libérale. Pas étonnant que les français soient si peu doués pour ce qui est du rock... ce n'est pas tant parce qu'il n'est pas leur "culture", mais plutôt parce que le terreau dans lequel il s'est développé n'est pas le leur. Il fallait une société schizophrénique, coincée dans des principes et valeurs rigides d'un côté, et faisant l'apologie de la consommation, du libéralisme et donc du plaisir immédiat de l'autre (ce que sont, certes, un peu toutes les sociétés occidentales, mais pas autant que les anglo-saxons). Le rock, c'est la catharsis qui permettra de se libérer du poids des normes sociales pour succomber totalement à ce plaisir de l'instant...
A écouter : Playlist avec le meilleur de 1955
L'année 1955 en détail