Il ne faut jamais se fier aux bandes-annonces... à voir celle de Shutter Island, on imagine que ce nouveau Scorsese est un thriller assez conventionnel, avec un flic enfermé à tort dans une prison angoissante dont il va tenter de s'enfuir (à moins d'avoir lu le bouquin de Lehane avant, ce qui n'était pas mon cas)... Bref, un polar d'action, sorte de "Prison Break" qui se déroulerait dans les années 50 sur une île hostile... mais ce film est - heureusement - bien plus complexe et tordu que cela. Etonnant, d'ailleurs, qu'il ait un tel succès (1 million d'entrées en une semaine en France, un démarrage de blockbuster pour un film qui en est loin). Il y a sans doute un malentendu autour de Shutter Island... que beaucoup imaginent efficace et trépidant, alors qu'il est bien plus pervers, labyrinthique et cérébral. Tant pis pour la petite bande de types placés à côté de moi qui, dans la grande salle bondée du cinéma, un samedi soir, s'attendaient à une grosse machine... et que j'entendais soupirer régulièrement (surtout pendant les étranges scènes de visions). Il y a même dans ce Scorsese un côté lynchien... dès les premières minutes, avec le visage inquiétant de cette femme folle qui sourit à DiCaprio, puis dans ces visions qui décontenancent le spectateur, et ne se comprennent véritablement qu'à la fin... Un film cérébral au point qu'il se permet des scènes et effets a priori loupés (une tirade trop emphatique, des rires déplacés, visions trop appuyées) qui trouvent une justification pertinente lors du dénouement.
Autre malentendu, quelques critiques qui reprochent à Scorsese, depuis, Gangs of New York, de faire des films plus hollywoodiens que "personnels" comme en témoignerait encore Shutter Island. Ce qui revient en général à limiter les thèmes et environnements scorsesiens aux italo-américains, à la mafia et aux gangsters... alors que le cinéma de Scorsese est bien plus riche que cela. Pas de mafieux dans Shutter Island, mais il n'en reste pas moins du pur Scorsese, par les thèmes du trouble de l'identité, de la paranoïa et de la folie, du basculement, et de la rédemption.
On parle peu, il me semble, de la question du trouble de l'identité chez Scorsese, alors qu'elle est au coeur de la plupart de ses films. C'est bien entendu le cas de Travis Bickle, héros de son chef-d'oeuvre, Taxi Driver, mais aussi du personnage (toujours joué par De Niro) qui, dans le visionnaire The King of Comedy (La Valse des Pantins), vit dans un monde télévisuel imaginaire et va jusqu'à séquestrer un présentateur pour qu'on lui accorde son quart d'heure de célébrité... c'est Jack La Motta (Raging Bull) qui sombre dans la paranoïa, comme, plus tard, le héros d'After Hours, ce sont aussi ces "Infiltrés"... ceux du film du même nom, évidemment, qui ne savent plus trop s'ils sont flics ou gangsters, mais aussi DiCaprio, dans Gangs of New York, qui intègre le gang de celui dont il veut la mort, ou encore DiCaprio incarnant, dans Aviator, un Howard Hughes tout-puissant qui finit détruit par ses troubles obsessionnels compulsifs... c'est Nicolas Cage, dans A Tombeaux Ouverts, ambulancier qui perd pied avec la réalité, hanté par les fantômes de ceux qu'il n'a pu sauver... et même "son" Jésus, dans La Dernière Tentation du Christ, pris entre le réel et le mystique. Ray Liotta dans Les Affranchis ou De Niro dans Casino ne souffrent pas, a priori, de troubles de la personnalité... mais ils sont aussi tiraillés entre deux mondes, deux situations extrêmes. L'un (Liotta dans Les Affranchis), qui rêve depuis tout petit de devenir un gangster, qui fait tout pour s'intégrer (s'infiltrer) dans le milieu, milieu qui devient sa famille, et famille dont il devra se séparer brutalement... l'autre (De Niro dans Casino), coincé entre son désir de respectabilité et de tranquillité, et ses origines mafieuses.
Le héros scorsesien, en règle générale, est un névrosé qui investit un monde qui n'est pas le sien, un monde en général violent, qui fera vaciller son identité. Ce qui le rapproche, d'ailleurs, du "héros" lynchien (même si, chez Lynch, c'est le plus souvent toute la réalité qui se met à vaciller). C'est, d'ailleurs, un peu le même processus dans Les Nerfs à Vif... mais inversé : un psychopathe qui joue les citoyens honorables pour parvenir à ses fins monstrueuses. Et ces thématiques autour de la folie et de l'identité vacillante se déploient à l'extrême dans Shutter Island... que l'on peut aussi voir comme une mise en abîme d'un cinéaste qui, s'il ne signe pas ici son film le plus radical d'un point de vue esthétique, le fait de ce point de vue thématique. A force de creuser ces questions, on finit par ne plus distinguer la fiction de la réalité.. Quand tu contemples le fond de l'abîme...
Une fois que l'on a dit de Shutter Island qu'il était bien du "vrai Scorsese", qu'en est-il de la qualité du film ? C'est, à mon sens, un très bon Scorsese... pas le meilleur (en même temps, faire mieux que Taxi Driver, ça relèverait du miracle), mais un film fort, captivant si l'on accepte le voyage dans ce monde oppressant, et noir, très noir. L'adéquation entre l'univers mental dans lequel évoluent les personnages et celui, "réel", dans lequel ils se retrouvent - une nature hostile, violente, froide et tourmentée - est parfaite. Il est vrai que l'on peut être décontenancé par certaines scènes qui ne prennent véritablement sens qu'à la fin, mais c'est aussi ce qui en fait un film cérébral : une fois sorti de la salle, il faut se le repasser mentalement pour l'apprécier à sa juste valeur et comprendre certains parti-pris pour le moins déroutants... et même y retourner, ce que je vais faire d'ici-peu (ne serait-ce que parce que je n'ai malheureusement pas pu le voir en VO).
Les deux films de ce début d'année que je vous recommande vivement ne sont pas "glamour" pour un sou... non pas que j'ai l'habitude de conseiller des films glamour, mais ces deux-là sont particulièrement éloignés de tout clinquant : Shutter Island, donc, et l'excellent A serious Man des frères Coen.
(Et prière de ne pas spoiler dans les commentaires, que vous ayez vu le film ou lu le roman... je serais curieux de voir ce que pense du film quelqu'un - au hasard, Thom - qui a lu et adoré le roman)
Shutter Island de Martin Scorsese
Scénario de Laeta Kalogridis d'après l'oeuvre de Dennis Lehane
Avec Leonardo DiCaprio, Mark Ruffalo, Ben Kingsley, Michelle Williams, Max Von Sydow