10 décembre 2009
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Gustav Mahler (1860-1911) - Symphonie n°1 en D (dite "Titan", d'après le roman de Jean Paul Richter) , 3° mouvement (1888).
Ah, enfin de la vraie musique subversive sur Art-rock, avez-vous pensé à la lecture du titre. Et vous avez raison ! Parce que de la musique capable de choquer la société et de faire scandale, ça fait longtemps qu'on en a pas entendu (je parle bien ici de musique, pas de textes de chansons). Vous pouvez brailler dans un micro tant que vous voulez, accompagné par un type qui martèle sa batterie comme un malade et un guitariste qui utilise les pires effets de distorsion qui soient, tout le monde s'en tape. Aucune chance de faire la première page des journaux et de déchaîner les passions. Alors que le très beau mouvement lent de symphonie dont il est question ici a été, lui, vraiment scandaleux.
Pour comprendre ce qu'il y a de si "subversif" dans ce mouvement, mais aussi le génie de Mahler en matière d'orchestration (ce qui est tout de même le plus intéressant) autant faire ça bien et nous plonger directement dans l'oeuvre...
J'ai choisi la version de Bernstein (difficile à dépasser lorsqu'il est question des symphonies de Mahler), même si elle est plus rapide que la normale :
Le mouvement commence par un rythme à deux temps marqué par les timbales, celui d'une marche funèbre... les caractéristiques d'une marche funèbre sont :
1. Rythme à deux temps (comme pour toutes les marches... logique, essayez de marcher à trois temps...)
2. Tempo lent
3. Tonalité mineure
Rien de scandaleux pour l'instant, des marches funèbres, on en trouve souvent chez les romantiques. Non, ce qui est véritablement dérangeant, c'est le thème qui vient tout de suite après les premiers coups de timbales. Thème qui est celui de la comptine "Frère Jacques" (Bruder Martin). Utiliser un thème de comptine dans une symphonie, c'est original, mais pas de quoi non plus choquer outre-mesure le public. Ce qui a par contre été vraiment mal reçu, c'est que Mahler le transpose en mineur. Ce qui semblait terriblement malsain, une manière de "pervertir" l'innocence enfantine, une morbidité "démoniaque". Mais Mahler va encore plus loin... une des caractéristiques des génies, c'est d'être capable d'aller à l'encontre des règles les plus élémentaires de leur art, non pas juste pour faire les malins, mais lorsque cela leur permet d'appuyer ce qu'ils veulent exprimer. Ainsi, Mahler va commettre ce que certains considèreraient comme une faute d'orchestration de débutant, il va faire entendre le thème tout d'abord aux contrebasses alors qu'il est dans le registre des violoncelles. Ce qui va rendre ce thème encore plus dérangeant, puisqu'il semble "forcé dans l'aigu"... on a l'impression d'un violoncelliste mal assuré, ou mal accordé...
Le thème est ensuite repris en canon (normal, Frère Jacques est un canon), avec entrées successives du basson, violoncelle, tuba basse. Mais ce qui est véritablement remarquable, encore une fois, dans le travail d'orchestration de Mahler, c'est qu'il va réussir un magnifique crescendo orchestral... sans crescendo. Car les instruments ne montent pas en volume, c'est simplement l'ajout progressif de nouveaux pupitres d'instruments qui donne cette impression de crescendo. Un crescendo qui se fait sans montée en puissance, juste en remplissant chaque fois un peu plus l'espace sonore, pour aboutir à cette musique si fantomatique, livide... Autre point intéressant, un contrechant "moqueur" - typique de l'ironie mahlérienne - au hautbois, de 1'09 à 1'23 (mais il revient plusieurs fois dans le mouvement).
2'11 : 2° thème. Un thème aux accents bohémiens... rien de scandaleux a priori. Utiliser des thèmes populaires, folkloriques (ou, du moins, inspirés du folklore), n'est pas choquant pour le public classique de l'époque, les plus illustres compositeurs l'ont fait avant Mahler. Et les romantiques aiment les musiques bohémiennes et tziganes, ils s'en sont souvent inspirés (notamment Liszt, Brahms et Dvorak). C'est une nouvelle fois le travail orchestral de Mahler qui rend la chose surprenante. Car au lieu de l'adapter au style symphonique "classique", il le fait jouer comme on le jouerait à un bal populaire, avec des effets (glissando) que l'on considérait comme "vulgaires", même chose pour le jeu de grosse caisse et cymbales à contretemps (cf. les passages qui commencent à 2'45 et 3'38). Intégrer de beaux thèmes populaires et folkloriques dans une symphonie, c'était très bien, mais payer pas sa place de concert et avoir l'impression de se retrouver face à une fanfare tzigane, ce n'était pas acceptable. Indigne d'une symphonie.
Mahler, comme Schoenberg un peu après lui, n'était pourtant pas un "provocateur". Son but n'était pas de chercher la nouveauté pour la nouveauté, mais bien de s'inscrire dans la continuité des génies qui l'ont précédé. Ses deux grands modèles étaient Beethoven et Wagner, et, comme eux (puis Schoenberg par la suite), il avait bien compris que le respect de la tradition classique n'était pas de copier ce que l'on faisait avant, mais bien d'innover, d'apporter sa pierre à l'édifice.
La deuxième partie (5'13 à 7'15), contraste avec la première; elle est en majeur, beaucoup plus apaisée, douce et rêveuse, et l'on y retrouve un très beau thème que Mahler a utilisé dans ses Chants du Compagnon Errant. Enfin, reprise de la première partie (mais une reprise variée).
Dans le mouvement lent de la première symphonie de Mahler, on a donc déjà tout ce qui caractérise son style :
L'ironie (transposition de Frère Jacques en mineur, son grinçant de la contrebasse dans le registre du violoncelle, contrechant du hautbois, "parodie" d'un orchestre bohémien), une grande mélancolie, le "recyclage" (de thèmes populaires, ou de ses propres thèmes comme c'est ici le cas dans la deuxième partie) et le génial travail orchestral.
Enfin, un dernier mot sur le personnage, un des plus émouvant dans l'histoire de la musique. Son ironie, ce n'est pas du cynisme mesquin, plutôt une "ironie désespérée". Et il avait de quoi désespérer. Sa femme dont il était profondément amoureux - cette salope d'Alma - le trompait avec ce connard de Walter Gropius (lorsqu'il est question de ce pauvre Mahler, je perds toute objectivité), le fondateur du Bauhaus (non, pas du groupe Bauhaus, bande de rockeurs incultes), et il craignait qu'elle ne le quitte... Sa fille aînée meurt en 1907, année où il apprend aussi qu'il a une grave maladie du coeur et où il perd son poste de chef d'orchestre (quand ça veut pas...) Enfin, Mahler était juif. Et cette époque (fin XIX° début XX°) n'a sûrement pas été la plus paisible pour les juifs européens. Cela a été un handicap de taille dans sa carrière, et s'il a tout de même été respecté comme chef d'orchestre (Mahler était un grand perfectionniste, ses interprétations étaient remarquables), il faudra attendre la seconde partie du XX° pour qu'il soit reconnu à sa juste valeur, celle d'un des plus grands compositeurs de l'histoire.
Ah, enfin de la vraie musique subversive sur Art-rock, avez-vous pensé à la lecture du titre. Et vous avez raison ! Parce que de la musique capable de choquer la société et de faire scandale, ça fait longtemps qu'on en a pas entendu (je parle bien ici de musique, pas de textes de chansons). Vous pouvez brailler dans un micro tant que vous voulez, accompagné par un type qui martèle sa batterie comme un malade et un guitariste qui utilise les pires effets de distorsion qui soient, tout le monde s'en tape. Aucune chance de faire la première page des journaux et de déchaîner les passions. Alors que le très beau mouvement lent de symphonie dont il est question ici a été, lui, vraiment scandaleux.
Pour comprendre ce qu'il y a de si "subversif" dans ce mouvement, mais aussi le génie de Mahler en matière d'orchestration (ce qui est tout de même le plus intéressant) autant faire ça bien et nous plonger directement dans l'oeuvre...
J'ai choisi la version de Bernstein (difficile à dépasser lorsqu'il est question des symphonies de Mahler), même si elle est plus rapide que la normale :
Le mouvement commence par un rythme à deux temps marqué par les timbales, celui d'une marche funèbre... les caractéristiques d'une marche funèbre sont :
1. Rythme à deux temps (comme pour toutes les marches... logique, essayez de marcher à trois temps...)
2. Tempo lent
3. Tonalité mineure
Rien de scandaleux pour l'instant, des marches funèbres, on en trouve souvent chez les romantiques. Non, ce qui est véritablement dérangeant, c'est le thème qui vient tout de suite après les premiers coups de timbales. Thème qui est celui de la comptine "Frère Jacques" (Bruder Martin). Utiliser un thème de comptine dans une symphonie, c'est original, mais pas de quoi non plus choquer outre-mesure le public. Ce qui a par contre été vraiment mal reçu, c'est que Mahler le transpose en mineur. Ce qui semblait terriblement malsain, une manière de "pervertir" l'innocence enfantine, une morbidité "démoniaque". Mais Mahler va encore plus loin... une des caractéristiques des génies, c'est d'être capable d'aller à l'encontre des règles les plus élémentaires de leur art, non pas juste pour faire les malins, mais lorsque cela leur permet d'appuyer ce qu'ils veulent exprimer. Ainsi, Mahler va commettre ce que certains considèreraient comme une faute d'orchestration de débutant, il va faire entendre le thème tout d'abord aux contrebasses alors qu'il est dans le registre des violoncelles. Ce qui va rendre ce thème encore plus dérangeant, puisqu'il semble "forcé dans l'aigu"... on a l'impression d'un violoncelliste mal assuré, ou mal accordé...
Le thème est ensuite repris en canon (normal, Frère Jacques est un canon), avec entrées successives du basson, violoncelle, tuba basse. Mais ce qui est véritablement remarquable, encore une fois, dans le travail d'orchestration de Mahler, c'est qu'il va réussir un magnifique crescendo orchestral... sans crescendo. Car les instruments ne montent pas en volume, c'est simplement l'ajout progressif de nouveaux pupitres d'instruments qui donne cette impression de crescendo. Un crescendo qui se fait sans montée en puissance, juste en remplissant chaque fois un peu plus l'espace sonore, pour aboutir à cette musique si fantomatique, livide... Autre point intéressant, un contrechant "moqueur" - typique de l'ironie mahlérienne - au hautbois, de 1'09 à 1'23 (mais il revient plusieurs fois dans le mouvement).
2'11 : 2° thème. Un thème aux accents bohémiens... rien de scandaleux a priori. Utiliser des thèmes populaires, folkloriques (ou, du moins, inspirés du folklore), n'est pas choquant pour le public classique de l'époque, les plus illustres compositeurs l'ont fait avant Mahler. Et les romantiques aiment les musiques bohémiennes et tziganes, ils s'en sont souvent inspirés (notamment Liszt, Brahms et Dvorak). C'est une nouvelle fois le travail orchestral de Mahler qui rend la chose surprenante. Car au lieu de l'adapter au style symphonique "classique", il le fait jouer comme on le jouerait à un bal populaire, avec des effets (glissando) que l'on considérait comme "vulgaires", même chose pour le jeu de grosse caisse et cymbales à contretemps (cf. les passages qui commencent à 2'45 et 3'38). Intégrer de beaux thèmes populaires et folkloriques dans une symphonie, c'était très bien, mais payer pas sa place de concert et avoir l'impression de se retrouver face à une fanfare tzigane, ce n'était pas acceptable. Indigne d'une symphonie.
Mahler, comme Schoenberg un peu après lui, n'était pourtant pas un "provocateur". Son but n'était pas de chercher la nouveauté pour la nouveauté, mais bien de s'inscrire dans la continuité des génies qui l'ont précédé. Ses deux grands modèles étaient Beethoven et Wagner, et, comme eux (puis Schoenberg par la suite), il avait bien compris que le respect de la tradition classique n'était pas de copier ce que l'on faisait avant, mais bien d'innover, d'apporter sa pierre à l'édifice.
La deuxième partie (5'13 à 7'15), contraste avec la première; elle est en majeur, beaucoup plus apaisée, douce et rêveuse, et l'on y retrouve un très beau thème que Mahler a utilisé dans ses Chants du Compagnon Errant. Enfin, reprise de la première partie (mais une reprise variée).
Dans le mouvement lent de la première symphonie de Mahler, on a donc déjà tout ce qui caractérise son style :
L'ironie (transposition de Frère Jacques en mineur, son grinçant de la contrebasse dans le registre du violoncelle, contrechant du hautbois, "parodie" d'un orchestre bohémien), une grande mélancolie, le "recyclage" (de thèmes populaires, ou de ses propres thèmes comme c'est ici le cas dans la deuxième partie) et le génial travail orchestral.
Enfin, un dernier mot sur le personnage, un des plus émouvant dans l'histoire de la musique. Son ironie, ce n'est pas du cynisme mesquin, plutôt une "ironie désespérée". Et il avait de quoi désespérer. Sa femme dont il était profondément amoureux - cette salope d'Alma - le trompait avec ce connard de Walter Gropius (lorsqu'il est question de ce pauvre Mahler, je perds toute objectivité), le fondateur du Bauhaus (non, pas du groupe Bauhaus, bande de rockeurs incultes), et il craignait qu'elle ne le quitte... Sa fille aînée meurt en 1907, année où il apprend aussi qu'il a une grave maladie du coeur et où il perd son poste de chef d'orchestre (quand ça veut pas...) Enfin, Mahler était juif. Et cette époque (fin XIX° début XX°) n'a sûrement pas été la plus paisible pour les juifs européens. Cela a été un handicap de taille dans sa carrière, et s'il a tout de même été respecté comme chef d'orchestre (Mahler était un grand perfectionniste, ses interprétations étaient remarquables), il faudra attendre la seconde partie du XX° pour qu'il soit reconnu à sa juste valeur, celle d'un des plus grands compositeurs de l'histoire.