Le jeu vidéo a beau être le produit culturel le plus vendu, et faire appel parfois à des compositeurs de renom, sa musique ne semble intéresser qu’assez peu les mélomanes. Lorsqu’on se décide, comme cela a été mon cas il y a maintenant de nombreux mois, à faire le tour du meilleur de la musique de jeux, on tombe essentiellement sur des articles et discussions de « gamers ». Et, forcément, leur rapport à la musique de jeux est surtout conditionné par leurs expériences de joueurs. Une approche de la musique de jeux bien plus dépendante de la qualité des jeux que de celles de leurs musiques. En bref : les musiques qu’ils aiment, défendent et valorisent sont avant tout liées aux émotions ressenties dans le jeu. Ce que je propose ici, c’est donc un regard sur la musique de jeux qui soit plus celui d’un passionné de musique que d’un passionné de jeux…
Peut-on juger la musique des jeux vidéo indépendamment des jeux ?
A priori, une bonne musique de jeux, comme une bonne musique de films, prend tout son sens au sein de l’œuvre, et doit être jugée en fonction. Mais j’ai fait mienne cette phrase du compositeur de musiques de films Michel Legrand (même si je n’aime pas sa musique) : « Une bonne musique de film doit servir le film, comme elle doit servir la musique ». Tant qu’à faire de la musique pour un film ou un jeu, autant faire une pièce musicale qui puisse aussi s’écouter et s’apprécier en dehors de l’œuvre. L’un n’a jamais empêché l’autre, la géniale musique de Bernard Herrmann du non moins génial Vertigo d’Hitchcock en est un parfait exemple…
Evolution de la musique de jeux
Histoire d’entendre rapidement le chemin parcouru en quelques décennies, deux exemples :
Alex Kidd (1986)
Mass Effect 2 – The Attack (2010)
Musicalement, c’est incomparable… que ce soit en terme sonore et d’orchestration (évidemment), de travail harmonique, structurel, rythmique etc. En une vingtaine d’années, la musique en général n’a pas évolué d’une manière très spectaculaire, mais la musique de jeux video, si. La raison en est beaucoup moins la dimension mature et complexe de bon nombre de jeux actuels que l’évolution de la technologie. Toute l’histoire de la musique vidéoludique a été conditionnée par les capacités de stockage des jeux. Capacités très limitées dans les années 70 et 80, impossible d’utiliser un orchestre symphonique, ni même un instrument acoustique (à quelques exceptions près), seuls quelques sons électroniques pouvaient être supportés par le jeu. Des « bips » électroniques cheap, inécoutables maintenant, sauf par quelques nostalgiques (nostalgeeks, donc)… Dans les années 90, les ordinateurs ont conquis les foyers, les capacités de stockage ont augmenté, et la musique de jeux s’est vue offrir bien plus de possibilités sonores.
Existe-t-il un style musical vidéoludique ?
Non. Mais on tient là un paradoxe esthétique intéressant : la musique de jeu vidéo a évolué et gagné en profondeur au fur et à mesure qu’elle perdait son « style ». Les possibilités de stockage très limitées ont au fond permis aux jeux, à leurs débuts, de créer un style musical très particulier, une musique immédiatement identifiable comme de la « musique de jeux vidéo ». Ce qui était très péjoratif à l’époque, dire à un musicien dans les années 80 qu’il faisait de la « musique de jeux vidéo », c’était l’insulter. Le jeu vidéo n’était lui-même considéré que comme un divertissement pour enfants qui n’avait rien de culturel ou d’artistique. Le développement des technologies, de l’informatique et du stockage dans les années 90 ont permis aux jeux de devenir plus riches et complexes, et d’en finir avec les petites mélodies enfantines et robotiques (Mario Bros) faites de bips électroniques.
A leurs débuts, les jeux se limitaient surtout à de l’adresse (contourner ou détruire les obstacles qui défilent sur l’écran). Mais avec le développement de la technologie, les personnages de jeux et leurs environnements vont considérablement gagner en réalisme et en précision, les jeux vidéo vont ressembler de plus en plus à des films… logique que leur musique ressemble elle aussi bien plus à de la musique de film. Pas uniquement parce qu’elle a maintenant la possibilité d’intégrer de grands orchestres symphoniques, ni par manque d’imagination, mais parce qu’elle a besoin de se conformer à ce langage musical « universel » pour que le joueur ait l’impression de vivre les mêmes combats épiques, situations dramatiques, grandioses, merveilleuses ou terrifiantes que celles des films. Il est aussi amusant de constater que, ces dix dernières années, les jeux ressemblent de plus en plus à des films comme les films ressemblent de plus en plus à des jeux (avec la 3D un peu factice, l’abondance de films de super-héros détruisant des hordes d’ennemis en images de synthèse etc.)
Spécificités de la musique de jeux
Si la musique de jeux vidéo n’a pas un style particulier, elle n’en a pas moins quelques spécificités, et reste soumise à certaines contraintes importantes. Mais pas plus qu’il n’existe un « style musical vidéoludique », il n’existe un seul type de jeu. Entre un jeu de course, un jeu de stratégie, un jeu de guerre nerveux et spectaculaire, un jeu de rôle où le joueur est libre de ses actes, de ses choix et ses déplacements, ce ne sont pas les mêmes attentes ni les mêmes contraintes en matière de musique.
Une des différences majeures entre le jeu-type des années 80 et celui des années 2000, c’est que les jeux d’antan imposaient leur rythme alors que c’est maintenant le plus souvent le joueur qui impose le sien. Il fallait auparavant suivre le rythme du jeu, appuyer sur les bonnes touches au bon moment, neutraliser les obstacles qui s’accumulaient sur un rythme précis, et la musique donnait le tempo au joueur… maintenant, vous avez généralement tout loisir de vivre l’aventure à votre propre rythme. Foncer dans le tas comme un bourrin lors d’un combat ou utiliser votre environnement d’une manière plus stratégique, explorer chaque recoin du territoire que vous parcourez ou filer tout droit vers votre prochaine destination etc… Et c’est là ce qui entraîne une des différences majeures avec la musique de films. Dans un film, le réalisateur, le monteur et le compositeur peuvent faire coïncider au millième de seconde près la musique et les images, pas dans un jeu (enfin, pas dans un jeu qui laisse un minimum de liberté). La recherche de cohérence et d’homogénéité est donc cruciale dans la musique de jeux vidéo. Les ruptures musicales assez brusques sont fréquentes au cinéma, elles permettent de donner un coup d’adrénaline, et de bien marquer que l’on passe à quelque chose de nouveau, d’illustrer un retournement de situation ou un contraste entre deux individus… exemple stéréotypé : une situation anxiogène sur fond de tremolo de violons, puis la menace se dévoile et avance rapidement, rythmée par de grands coups de percussions et des traits de contrebasse, le héros surgit accompagné par un thème plein d’emphase. Dans un jeu, si le joueur est libre de ses mouvements et la situation n’est pas scriptée, c’est impossible. Le temps pris par chaque joueur pour se déplacer est différent, comme le type d’action qu’il va effectuer au sein d’un même environnement. Un morceau avec un thème sombre et martial qui surgit au moment où vous cueillez une fleur pour fabriquer une potion, puis qui s’adoucit lorsque déboule un monstre quelconque, un motif héroïque et pétaradant pendant que vous fuyez lâchement le combat… c’est pas terrible pour l’immersion. Des motifs particuliers qui se déclencheraient pour accompagner telle ou telle action, ça ne peut pas non plus fonctionner à chaque fois, les joueurs particulièrement rapides seraient vite agacés par ces successions de motifs. Les musiques se déclenchent parfois en fonction d’un changement de lieu, d’action (passage à une phase de combat), mais elles ne doivent surtout pas donner au joueur l’impression d’une coupure trop brusque car, contrairement aux films, on ne peut être aussi précis sur les transitions. Il est donc particulièrement important d’éviter les changements de tonalités et modulations, puisqu’on ne peut les préparer musicalement avec ponts modulants et des « accords pivots » (un accord pivot appartient à deux tonalités différentes et sera donc privilégié pour faire la transition en douceur entre l’une et l’autre). Un joueur peut prendre cinq minutes pour explorer un lieu avant de se lancer dans un combat, un autre deux ou dix minutes… il n’est donc pas possible de prévoir précisément quand la première musique « d’exploration » va laisser la place à la musique « de combat ». Pourtant, il faut que l’on puisse passer de l’une à l’autre à n’importe quel moment, sans que ça ne gêne l’oreille. C’est là un des défis majeurs des compositeurs de musiques de jeux vidéo, créer des musiques qui peuvent s’emboîter à n’importe quel moment, mais avec des contrastes qui permettent de marquer les changements de situation.
Autre élément important : éviter certains thèmes trop « brillants », certains effets qui peuvent devenir très agaçants à la longue. Par exemple, dans une phase de combat contre un « boss », les joueurs aguerris peuvent ne prendre que deux minutes là ou d’autres auront besoin d’un quart d’heure, d’une demi-heure, voire d’une heure s’ils se font chaque fois battre et doivent recommencer de nombreuses fois le combat. Il faut une musique intense et puissante pour illustrer la scène, mais une musique qui puisse être supportée une heure par le joueur… Le thème le plus célèbre de Psychose d’Hitchcock, avec ses violons stridents, est d'un effet saisissant absolument parfait dans le film :
Mais imaginez « Psychose, le jeu », un sympathique jeu où vous incarneriez Norman Bates… mettons que vous n’arrivez pas à tuer votre victime du premier coup, elle s’enfuit et vous lui courrez après une bonne vingtaine de minutes dans les bois… vos oreilles auront à coup sûr beaucoup de mal à supporter en boucle ce motif durant vingt minutes (ou alors, c'est que vous êtes un vrai psychopathe)…
Fonction de la musique de jeux
La musique de jeux n’a pas un rôle fondamentalement différent de la musique de films :
- Créer une ambiance, une « identité sonore » du jeu, comme l’identité sonore d’un film.
- Donner le tempo. Si les joueurs peuvent régulièrement vivre l’aventure à leur rythme, il n’en reste pas moins que chaque jeu suggère un certain type de rythme. Nerveux dans des jeux de guerre spectaculaires type Call of Duty, relativement lent dans des mondes ouverts (Fallout, Elder Scrolls). Et changer de rythme en fonction des différentes séquences.
- Accroître les émotions du joueur : une belle mélodie pour un passage émouvant, un thème martial lors d’un combat, des harmonies dissonantes dans une situation anxiogène etc.
Et les chansons ?
Bien évidemment, il arrive que soient intégrées des chansons dans les jeux, le plus remarquable de ce point de vue est sans doute GTA IV, où le joueur, en voiture, a plusieurs stations disponibles sur son autoradio, décidant lui-même quelle va être la bande-son de son aventure... rock, avec Iggy Pop pour DJ, et des chansons de Led Zep, The Doors, Pink Floyd, Bowie, les Stooges, AC/DC, The Who, Hendrix & co (mais il faut aussi se taper du Elton John, U2, Kiss, Joan Jett, Bon Jovi), rap (Ghostface Killah, Busta Rhymes, Mobb Deep, Gang Starr...), Electro ou ambient (Killing Joke, Aphex Twin, Philip Glass, Terry Riley, Steve Roach, Tangerine Dream, Justice), Jazz (Blakey, Basie, Coltrane, Chet Baker, Miles Davis, Rollins, Gillespie, Ellington...), Afrobeat (avec pas moins que Femi Kuti comme DJ, et du Gil Scott-Heron), soul, reggae, funk, punk hardcore etc... Bref, il y en a vraiment pour tous les goûts, avec des playlists de qualité (la liste est ici).
En revanche, en matière de chansons composées spécialement pour des jeux vidéo... pas grand-chose d'intéressant à se mettre dans les oreilles. Il y a bien les chansons jazz de L.A. Noire interprétées par Claudia Brücken (chanteuse de Propaganda, son P-Machinery ayant été un des morceaux qui m'a le plus marqué dans mon enfance, ce n'est pas pour me déplaire), qui "joue" un des personnages principaux de l'histoire, une chanteuse allemande de jazz... ou ce qui est peut-être la meilleure chanson composée pour un jeu vidéo, la très agréable No One Lives Forever, du jeu du même nom, parodie de James Bond au féminin :
Le meilleur de la musique de jeux
Depuis février, j’ai écouté des centaines de BO de jeux, en priorité les plus célèbres, les plus renommées, mais aussi celles de jeux indépendants ayant un très bon accueil critique. Je découvrais au début beaucoup de bonnes choses, beaucoup, aussi, de musiques à mon sens très surestimées par les joueurs… et après une trentaine d’albums, je finissais par désespérer de trouver au moins UN chef-d’œuvre de la musique de jeux, une BO qui soit parfaite de bout en bout… jusqu’à ce que je tombe sur la musique de Fallout. Le paradoxe est que je prétends au début de l'article poser un regard sur la musique de jeu qui soit bien plus celui d’un mélomane que d’un gamer, mais les deux musiques que je place au top sont deux musiques qui ne sont pas très accessibles en dehors du jeu, l’une très ambient (Fallout), l’autre très dissonante (Dead Space). Mais pour qui sait écouter et n’attend pas de la musique juste quelques jolies mélodies et rythmes entraînants, ces musiques sont véritablement captivantes et remarquables d’intelligence et de musicalité…
Beaucoup de musiques intenses, puissantes et martiales dans les jeux vidéo, normal, les combats y sont légions... et à ce jeu-là, difficile de rivaliser avec un Hans Zimmer, Of Their Own Accord / Crow's Nest de sa BO de Call of Duty est un vrai chef-d'oeuvre du genre (et quel final...) :
- Les compositeurs de musiques de jeux
Si les créateurs de jeux se paient de temps en temps les services de compositeurs célèbres qui viennent d’autres univers musicaux (Hans Zimmer, donc, pour les BO de Call Of Duty Modern Warfare 2 ou Crysis 2, Amon Tobin pour Splinter Cell Chaos Theory, Trent Reznor pour Quake), les compositeurs que l'on retrouve sur les meilleures BO sont souvent les mêmes, et en général des compositeurs qui se sont spécialisés dans la musique de jeux. Jason Graves (Dead Space) est celui qui m’a le plus impressionné, ce pourquoi je lui ai consacré un bref article avant celui-là, mais il y en a d'autres qui méritent qu'on les suivent (je mets à côté de leurs noms leurs meilleures musiques de jeux seulement) :
Sascha Dikiciyan & Cris Velasco : Prototype, Borderlands 2
Jack Wall : Myst III et IV, Mass Effect 1 et 2
Mark Morgan : Fallout 1, 2 et New Vegas
Jeremy Soule : Skyrim, Oblivion, Total Annihilation, Warhammer 40 000
Jesper Kyd : Darksiders 2, Borderlands, Hitman, la série des Assassin's Creed
- Les meilleures BO
1. Fallout (Mark Morgan)
Tout simplement un des meilleurs albums de musique ambient que je connaisse...
2. Dead Space (1, 2 et 3) (Jason Graves)
3. L.A. Noire (Andrew & Simon Hale)
De grosses influences Miles Davis / John Barry pour cette très belle BO jazz et orchestrale, musique idéale de film noir des années 50...
4. Call of Duty : Modern Warfare 2 (Hans Zimmer)
Une BO qui a sa place à côté des meilleures musiques de film de Zimmer. Intense, violente, puissante, épique, avec quelques thèmes très efficaces et inspirés.
5. Sasha Dikiciyan / Michael McCann / Ed Harrison - Deus Ex: Mankind Divided (9)
6. Ed Harrison - Neotokyo (8.5)
7. Splinter Cell : Chaos Theory (Amon Tobin)
Pas un des meilleurs albums d'Amon Tobin, mais même un Tobin mineur reste au-dessus du lot...
8. Mass Effect (1, 2 et 3) (Jack Wall & co)
Un peu trop de pathos et d'emphase parfois, mais aussi beaucoup de morceaux de grande qualité, et une BO qui accompagne à merveille cet univers SF / space opera.
9. Machinarium (Tomas Dvorak)
Avec un nom pareil, voilà bien un compositeur qui ne pouvait être mauvais. De la musique électronique planante mais aussi ludique et légère. Une musique riche, pleine de subtilités et d'une grande musicalité. Un vrai petit bijou.
10. Myst III et IV (Jack Wall)
Des BO envoûtantes et hypnotiques à souhait...
11. Portal 2 (Mike Moraksy)
A ne pas louper si vous êtes amateur de musiques électroniques, cette BO fourmille de bonnes idées et de très bons morceaux...
12. Skyrim (Jeremy Soule)
Un peu inégal... quelques thèmes très pompeux qui s'avèrent lourds quand on écoute cette BO indépendamment du jeu, mais aussi pas mal d'excellentes compositions, très fines et remarquablement écrites... dont certaines auraient pu faire bonne figure chez un Arvo Pärt. Notamment ce magnifique "Standing Stones" que vous retrouverez dans mes playlists.
Et j'avoue aussi un gros faible pour la musique de Protoype 2... un must dans le genre "musique sombre"... L'album n'est pas disponible sur grooveshark, mais vous le trouverez complet sur Youtube.
Aux portes du top 10, quelques autres BO de grande qualité :
The Last of Us : Recommandé par plusieurs lecteurs dans les commentaires, et c'est en effet une excellente BO.
Crysis 2, Far Cry 3, Borderlands 2, Half-Life 2, Splinter Cell Double Agent
Jesper Kyd - Assassin's Creed 2 (8)
Ajout 2013 :
Christopher Drake - Batman Arkham Origins (BO) (8)
2014
Brian Reitzell - Watch Dogs (8)
2015
Inon Zur - Fallout 4 (8,5)
Martin Przybylowicz - The Witcher 3 (8)
2016
Yuka Kitamura - Dark Souls III (8.5)
2019
Ludvig Forssell - Death Stranding (8.5)
2023
Floex - Shoulders of Giants (8)
- Playlists
Dans la playlist « version longue », je mets – un peu comme pour ma playlist de l’année – tous les morceaux qui me semblent intéressants… je suis arrivé à 136 morceaux, voilà pourquoi un « best-of du best-of » s’imposait, une playlist avec une vingtaine de titres, les tous meilleurs de la musique de jeu de mon point de vue. Ces playlists, comme la liste d’albums, seront mis à jour de temps en temps, je compte bien continuer à m’intéresser à la musique de jeux et enrichir cet article dans le futur…
Playlist version "courte"
Mark Morgan - The Vats (Fallout)
Sascha Dikiciyan & Cris Velasco - Alex Theme (Protoype)