Quand les politiques parviendront-ils à comprendre le net et leurs concitoyens ? Ce n'est pas pour maintenant, comme le prouve une nouvelle proposition de loi aussi stupide que pernicieuse : mettre fin à l'anonymat des blogueurs. Pour quelle raison ? Pour "protéger les éventuelles victimes de propos inexacts, mensongers ou diffamations qui sont, hélas, de plus en plus souvent colportés sur la toile".
Encore une loi inutile, puisque même anonyme, vous ne pouvez pas écrire n'importe quoi sur vos blogs sans risquer des poursuites. Si, demain, je balançais que le sénateur Masson, qui propose cette loi, est un zoophile notoire ayant appartenu à des groupuscules néo-nazis dans sa jeunesse, il lui suffirait de s'adresser à Over-Blog pour censurer mon article (voire de faire fermer mon blog), et de me poursuivre en justice pour diffamation. Une action en justice permettrait d'obliger Over-Blog à lui communiquer mes coordonnées, et je me retrouverai condamné.
Une loi inutile, et, surtout, qui fera beaucoup plus de mal que de bien. Si l'on m'avait imposé de donner ma véritable identité, je n'aurais JAMAIS créé ce blog. Pourtant, je ne fais qu'y partager ma passion pour la musique... mais voilà, comme beaucoup d'internautes, je tiens à l'anonymat. Je n'ai pas envie que les gens que je croise dans la vie réelle puissent connaître des choses sur moi que je n'ai pas décidé de leur livrer. Car même si, dans mes articles, je ne raconte pas ma vie, je ne dis rien de qui je suis, où je vis etc... il y a toujours des petites choses que l'on peut deviner, et, surtout, lorsque des discussions s'engagent dans les commentaires, il arrive fréquemment que l'on s'y dévoile un peu plus...
Il ne faut pas se laisser berner par le "succès" de Facebook... tout le monde n'a pas envie que l'on puisse l'identifier sur le net. Après tout, il y a beaucoup plus de gens qui ne sont pas sur Facebook que de gens qui y sont...
Un des intérêts majeurs du net, c'est bien que les amateurs ont autant que les professionnels la possibilité de s'exprimer. Pas besoin d'avoir un doctorat de philo pour créer un blog où l'on débat de grandes questions philosophiques, pas besoin d'avoir une carte de presse pour donner son point de vue sur l'actualité, pas besoin d'avoir été pistonné dans un magazine de cinéma pour faire des chroniques de film, pas besoin de tenir un restaurant pour donner ses recettes de cuisine etc... Du coup, bien sûr, on y trouve pas mal d'erreurs et de conneries... et alors ? Non seulement on en trouve aussi chez les pros, mais, aussi, faut arrêter de prendre les gens pour des crétins congénitaux, ils savent très bien que ce qu'on trouve sur le net n'est pas toujours fiable, qu'il faut recouper, vérifier, pour être sûr d'une info. Et ceux qui sont vraiment prêts à gober n'importe quoi... tant pis pour eux, internet ou pas, ils auront toujours de quoi tomber sur de fausses infos. On trouve donc une grande majorité d'amateurs dans la blogosphère - amateurs qui peuvent être parfois plus pointus, cultivés et passionnants à lire que des pros - et, forcément, ces amateurs n'ont pas toujours envie d'être identifiés. Ce n'est pas leur métier, ils ne gagnent rien à bloguer, si ce n'est le plaisir de partager leur passion. Et si d'aventure cette stupide loi Masson passait, beaucoup délaisseront les blogs, ou refuseront de s'y lancer.
Quelques exemples de ces nombreux dommages, évidents pour quiconque aurait réfléchi deux secondes au problème avant de proposer une loi :
- Le jeune Ahmed Z., 17 ans, est passionné par l'histoire de France. Il aimerait y consacrer un blog, discuter avec d'autres passionnés... mais voilà, c'est une "passion secrète", et il n'a pas du tout envie que ses potes et les mecs de son quartier, en faisant une recherche google sur son nom, tombe sur son blog. A cause de cette loi, il renoncera à partager sa passion. Et même pas besoin qu'il s'appelle "Ahmed Z." et vienne d'un quartier difficile, le jeune Paul F. ferait de même, de peur de subir les brimades de ses camarades de classe.
- Sylvia G. est prof de français, au lycée. Et ne veut absolument pas que tout le monde soit au courant de sa passion pour la littérature érotique. Elle compartimentait parfaitement jusque-là cette "passion privée" et son travail. Jolie, elle se donne suffisamment de mal pour s'habiller de la manière la plus neutre et strict possible afin de ne pas exciter ces ados bourrés d'hormones. Son blog sur la littérature érotique est une référence, ses articles sont pointus, sérieux, dignes des meilleurs travaux universitaires... et ce blog qu'elle a construit avec amour pendant de longues années, qui lui a demandé tant de temps... elle n'aura pas d'autre choix que de le fermer si la loi est votée. Pas seulement parce que ses élèves masculins, cherchant des infos sur elle sur le net, ne parleront plus de Sylvia que comme "la salope qui écrit sur des livres de cul", mais parce que les parents d'élèves viendront se plaindre continuellement de cette prof qui écrit publiquement sur des livres érotiques alors qu'elle enseigne la littérature à leurs chères têtes blondes et brunes.
- Alexandra H. souffre d'une maladie incurable. Elle sait qu'elle n'en a que pour 2-3 ans maximum, mais veut continuer, jusqu'au bout, à vivre le plus normalement possible. Cette maladie, elle n'en a pas parlé à ses amis et relations, ne voulant pas voir de la pitié dans leurs yeux... elle tient tout de même un blog où elle raconte son combat contre la maladie et apporte du réconfort à ceux qui sont dans un cas similaire. Sans anonymat, elle n'aurait pas ouvert de blog.
- Julian L. est flic... et gay. Il ne l'a pas dit à ses collègues, assez macho, qui en profiteraient pour le vanner à longueur de journée (si ce n'est pire... et, de toute façon, sa sexualité ne les regarde pas). Mais, parfois ce "secret" lui pèse. C'est pourquoi il a créé ce blog "Gay flic". Il y est anonyme, ne livre aucune info qui permettrait de l'indentifier précisément, mais a besoin de parler de toutes ces petites choses compliquées à vivre au quotidien. Si la loi passe, il devra dire adieu à cet espace de liberté.
- Richard D. est cadre dans une grosse entreprise. On attend de lui qu'il soit un battant, un "tueur", implacable en affaires... il est très bon dans son domaine, mais a parfois besoin de souffler un peu. Grand amateur de poésie, il en écrit lui-même et a choisi le format qu'est le blog, idéal pour faire partager anonymement ses oeuvres. Si la loi passe, il devra lui aussi fermer son blog, de peur de ne plus être pris au sérieux dans son travail.
- Aline E. est fan de techno hardcore. Elle a fait des études brillantes, c'est une jeune femme extrêmement compétente et sérieuse dans son travail. Elle est candidate à des postes prestigieux, mais elle sait bien que ses employeurs potentiels iront chercher des informations sur son compte, et qu'ils risquent fort de ne pas comprendre sa passion pour ce genre musical qui lui permet de se défouler. Impossible pour elle de continuer à tenir un blog sur la techno hardcore si son nom doit y apparaître.
- Sylvain B. s'est installé dans un petit village, après avoir purgé une longue peine de prison. Il a été dans sa jeunesse mêlé à une bagarre qui a dégénéré, un homme est mort, tout l'accusait, et il est bien le seul à croire en son innocence. La dureté de la prison comme l'injustice dont il a été victime continuent à le miner, et, pour avancer dans la vie, il a besoin de s'exprimer. Pas de psy dans son petit village (de toute façon, il n'aurait pas les moyens), pas question d'en parler aux autres habitants, qui risquent eux aussi de ne pas le croire et de le considérer comme un criminel, impossible d'écrire un bouquin, il n'a pas de choses suffisamment "spectaculaires" à raconter... il ne lui reste que le blog. Tant que son anonymat est garanti...
- Pierre L. est passionné par la politique. Il tient un blog où il livre ses opinions, ne tire ses infos que de la "presse officielle", n'a jamais tenu de propos diffamatoires ni colporté de rumeurs. Problème : il est de gauche, et son patron est très clairement à droite. Même chose pour Amélie R., qui est de droite, et dont le patron est très clairement à gauche. Tous deux ne pourront plus s'exprimer sur leurs blogs, au risque de se mettre leur supérieur à dos.
- André S. a traversé une grave période de dépression. Il est arrivé à s'en sortir, et veut en témoigner pour aider ceux atteints du même mal à le surmonter. Mais, grâce à Monsieur Masson, il n'aidera personne, impossible pour lui de révéler publiquement son identité, ça lui causerait trop de tort dans son travail et ses relations.
- Zinedine Z. a une certaine notoriété... mais sa passion, c'est le tricot. Son blog lui permettait de partager ses techniques de point de croix, les photos de ses plus belles broderies, mais son image en souffrirait trop s'il devait révéler son identité.
Des cas comme ceux-là, il y en a des milliers, du plus singulier (le taulard) au plus banal (l'expression d'opinions politiques ou religieuses), du plus fantaisiste au plus sérieux. Je ne parle même pas de tous les ados et toutes les femmes qui, en donnant leur nom, vont permettre à quelques pervers de les retrouver plus facilement...
Les politiques ne voient le net que par le petit bout de leur lorgnette (quelques blogueurs tiennent des propos diffamatoires à leur encontre, il faut révéler l'identité de tous), et ne comprennent pas que l'anonymat y est fondamental pour beaucoup, il peut susciter des vocations, permettre de partager des passions tout ce qu'il y a de plus légitimes et honorables (mais qui pourraient être mal comprises dans leurs milieux), et même sauver des vies... et s'il fallait aller au bout de l'idée de Masson, il faudrait interdire tout anonymat sur internet, puisque l'on trouve bien plus de propos diffamatoires sur les forums ou dans les commentaires de blog...
Cette proposition fait évidemment grand bruit sur la blogosphère, et un point n'est vraiment pas clair dans le texte... on pourrait penser qu'il serait aussi demandé aux blogueurs de rendre accessible à tous leur adresse et leur n° de téléphone. Je ne peux croire à quelque chose d'aussi aberrant, Monsieur Masson n'est sûrement pas aussi incompétent, ignorant et nuisible que cela... on imagine sans peine toutes les dérives que cela entraînerait : des malades qui harcèleront par téléphone (voire devant chez eux, s'ils habitent dans le coin) des blogueurs qui auront eu le malheur d'émettre un avis critique sur tout et n'importe quoi (leur star favorite, la politique du gouvernement, la scientologie, la cuisson des endives, le metal-prog...) et, là encore, les femmes et les ados en seront les plus grandes victimes. Par contre, pour tous les pervers, escrocs, fanatiques et pédophiles, cette loi serait une formidable aubaine...
Bref, une proposition de loi inutile, absurde et dangereuse (c'est la règle lorsqu'il est question de légiférer sur le net), qui ne peut aboutir, on l'espère... On pourrait se contenter simplement d'en rire, s'il n'y avait pas derrière, encore et toujours, cette volonté des politiques de contrôler, brider et affaiblir la liberté d'expression...
Pour signer la pétition contre cette loi, c'est ici.
L'excellent article de Maître Eolas sur le sujet : Haut les Masques