1996
Sinueuse, trouble, hypnotique et sombre. Sans doute les termes qui définissent le mieux la musique du Crash de Cronenberg. Jusque-là, rien d’exceptionnel, des musiques sinueuses, troubles, hypnotiques et sombres, il en existe d’autres… sauf que rarement musiques ne l’auront été à ce point.
Cette magnifique BO de Howard Shore se marie à la perfection avec l’atmosphère crépusculaire et ambiguë du film, et contribue d’ailleurs en bonne partie à l’imposer. L’adéquation entre la musique et l’image est ici exceptionnelle. Car plus qu’un film « sulfureux » (qui a fait couler beaucoup d’encre à l’époque), Crash est un film d’atmosphère. La collaboration de longue date entre les canadiens Cronenberg et Howard Shore (compositeur attitré de Cronenberg, qui a signé la musique de tous ses films depuis The Brood en 79, à l’exception de The Dead Zone) témoigne ici d’une parfaite alchimie.
Les procédés et intervalles musicaux identifiés comme les plus sombres - chromatismes, secondes mineures et tonalités exclusivement mineures, intervalles diminués / augmentés (il y a même un morceau qui s’appelle Triton : le nom de ce fameux intervalle de trois tons – une quarte augmentée ou quinte diminuée – interdit au Moyen Age et appelé à cette époque « Diabolus in Musica ») - sont omniprésents ici, et font de cette BO une des plus noires qui soit.
Sur le thème (tiré du roman de JG Ballard) de rescapés d’accidents de voiture qui, traumatisés, fétichisent et cherchent à revivre ces « crashs » qui furent une des sensations les plus fortes de leur existence, on imagine ce qu’auraient fait des cinéastes et compositeurs lambdas… des accidents brusques et spectaculaires en pagaille, des courses de bagnoles, des ralentis sur des visages qui s’écrasent contre des pare-brise et des voitures qui partent en miettes… et comme musique d’accompagnement, des chocs de percussion, de violentes masses sonores, des violons grinçants… tout cela est très cinématographique, et le public en raffole. Mais on ne pouvait compter, heureusement, sur ce diable de Cronenberg pour traiter le sujet de manière si convenue. Au spectacle, aux chocs et aux cris, il privilégie l’ambiance, la psychologie et l’intimité. Ce qui l’intéresse, ce ne sont pas tant les « crashs » ou les chocs traumatiques, ni même la mécanique qui conduit à ce désir de revivre ces sensations ou le « comment s’en sortir »… non, c’est avant tout d’observer et faire oeuvre de cette forme de perversion diffuse (ces entrelacs insidieux de guitares à la base de toute la BO) qui touche les victimes de ces crashs. Ces accidents les ont symboliquement tués, ils errent comme des âmes vides et délabrées qui pensent « revivre » dans l’excitation un peu de cette dernière sensation forte. Un fascinant voyage cinématographique et musical dans la noirceur et le vide d’esprits bien plus dévastés par ces crashs que les corps.
Pas de grands moments de tension ou de puissance dans cette superbe musique hypnotique, nocturne et contemplative. Elle ne parle pas de crash, de choc ou d’excitation, mais propose un voyage envoûtant dans les limbes de l’âme humaine.
Les musiques sombres et hypnotiques, j’en suis un inconditionnel… mais quasiment toutes celles que je peux entendre (pas seulement dans les BO) souffrent la comparaison face à celle de Crash. Et j’ai beau être fana des musiques lynchiennes, ma musique de film favorite est bien celle-là (désolé, David & Angelo pour cette infidélité).
Howard Shore est "le" compositeur des musiques des films de Cronenberg… mais il a aussi cachetonné et fait la BO de quelques navets, comme Striptease ou Mrs. Doubtfire. Il a travaillé assez tôt avec Scorsese, dès 85 pour After Hours, puis dans les années 2000 avec Gangs of New York, Aviator ou les Infiltrés ; et avec David Fincher (Seven, Panic Room). A son actif, on compte aussi la BO d'Ed Wood (une des rares de Tim Burton qui ne soit pas de Danny Elfman, et c'est peut-être son meilleur film), du Silence des Agneaux… mais celle pour laquelle il est le plus connu est la musique du Seigneur des Anneaux… du Silence des Agneaux au Seigneur des Anneaux.
Aussi efficace dans son genre et bien foutue que puisse être la BO du Seigneur des Anneaux, elle est tout de même nettement moins originale, passionnante et fascinante que celle des films de Cronenberg et Crash en particulier. Dans un monde meilleur, c’est pour la BO de Crash que serait célébré Howard Shore, pas celle du Seigneur des Anneaux…
En attendant, si le noir ne vous fait pas peur, ne vous privez pas d’un tel voyage musical :
Howard Shore – BO Crash