L’éclectisme des goûts musicaux assez fréquent actuellement doit sans doute beaucoup au net. Pour la simple et bonne raison qu’il permet de découvrir gratuitement, chez soi, en quelques secondes, des genres musicaux vers lesquels on ne se serait pas tourné autrement. Mais le net n’est que ce qu’on en fait, il favorise tout autant les communautarismes, le regroupement d’amateurs de tel ou tel genre musical en petites chapelles. Ce n’est donc pas véritablement le net qui rend les individus « éclectiques », ce besoin d’ouverture, de découverte était déjà présent chez beaucoup, le net ne fait que le faciliter, le rendre plus accessible à tous.
Lorsqu’on parle d’éclectisme des goûts musicaux, on pense avant tout en terme de « genres musicaux ». Mais l’éclectisme, ce n’est pas que cela. J’en vois au moins deux autres :
- Une forme d’éclectisme postmoderne, on estime que tout se vaut, et on mélange allégrement références pointues et références « bas de gamme ». Ou références élitistes et populaires. Par exemple, le Velvet Underground et Phil Collins pour rester dans le genre pop et rock. Dälek et Kanye West pour le hip-hop. Aphex Twin et David Guetta en électro (mais j’avoue qu’un si grand écart, j’ai du mal à y croire… pourquoi pas Stockhausen et Justin Bieber...)
- Un éclectisme lié aux « émotions » associées à telles ou telles musiques. Si je vous dis
que j’aime Nick Drake comme James Brown, ce qui peut étonner, c’est moins qu’ils appartiennent à deux genres différents que « l’opposition de styles » entre le funk brut, énergique et festif de James Brown d’un côté, et les chansons si mélancoliques, délicates et fragiles de Nick Drake de l’autre.
On dit toujours quelque chose de soi par le biais de ses goûts musicaux, notamment – et ce, en particulier à l’adolescence - une image que l’on désire véhiculer. L’adolescence est souvent considérée comme une période où l’on se cherche, je pense que c’est surtout une période où l’on se trouve. Une période où l’on n’arrête pas de se trouver. Les goûts musicaux en sont une bonne illustration. Les ados sont très souvent convaincus que leur genre musical de prédilection est le seul valable, le seul véritablement digne d’intérêt, et leur artiste favori le musicien le plus génial de l’histoire… en vieillissant, ils apprendront la nuance et s’ouvriront plus facilement à d’autres styles et d’autres conceptions de la musique. Enfin, dans le meilleur des cas, celui où l’on s’intéresse vraiment à la musique, sinon, cela donne des individus qui écoutent mollement ce qui passe sur la bande FM ou se recroquevillent sur leurs premières amours. Un « vieillissement musical prématuré », sans passer par la case « adulte », sans ressentir un besoin d’ouverture, d’exploration.
L’exemple typique de cette forme de sectarisme adolescent, ou d'exclusivité musicale, c’est le jeune garçon qui a besoin d’affirmer sa virilité, et trouve dans le rock ou le rap des musiques musclées, puissantes, mais ne pourrait rien écouter – si ce n'est en cachette – de plus doux, sensible, de peur de passer pour une « tapette » ou une « gonzesse ». Ou le jeune révolté qui ne peut supporter que des musiques très violentes et sombres… comme si écouter les Beatles ou Mozart allait fissurer cette image de révolte à laquelle il s’accroche, et par laquelle il se définit.
Pour devenir véritablement éclectique, il faut pouvoir renoncer à ces images très marquées qui exprimeraient un trait dominant de notre personnalité. Je pourrais difficilement me faire passer pour un rockeur rebelle pur et dur, moi qui suis fana de Chopin, Schubert, Chet Baker, Marissa Nadler ou Matt Elliott. Ni pour un mélomane intransigeant et pointu, puisque j’aime certains trucs pop assez légers. Ni pour un doux rêveur sensible et raffiné, puisque j’adore le Wu-Tang Clan, Public Enemy et les Sex Pistols. Et l’inconditionnel de Beethoven, Chostakovitch, Wagner, Joy Division, Autechre, Portishead et Scott Walker que je suis aura beaucoup de mal à se présenter comme un type « funky »…
Plus on devient éclectique, plus il est difficile d'associer nos goûts à une image, un trait de personnalité bien défini. Mais en, contrepartie, il y a le plaisir de se « surprendre », remettre en cause certains de ses préjugés, et apprécier de se plonger dans des univers musicaux que l’on n’aurait jamais imaginé aimer quelques années auparavant.
Les habitués de ces lieux étant, pour la plupart, assez éclectiques, j’aimerais vraiment savoir en quoi ils ont pu « se surprendre ». Ou, plus simplement : quels sont vos grands écarts musicaux. Vous pouvez ne m’en donner qu’un, celui qui vous semble plus extrême, ou les plus significatifs (oui, Christophe, je sais, c’est une invitation au flood…)
Par exemple, certains des miens :
- J’aime Aphex Twin et John Lee Hooker
- Reign in Blood de Slayer et les Préludes de Debussy (un grand écart musical difficile à battre)
- Psoriatic de Scott Walker et It don’t mean a Thing de Duke Ellington
- I like it Like That de Pete C. Rodriguez et la Messe en si mineur de Bach
- Espers et le Wu-Tang Clan
- Webern et Queens of the Stone Age
L’occasion de vous en faire une petite playlist, complètement schizo, à l’inverse des playlists « d’atmosphère » que j’aime élaborer… ici, le grand écart entre chaque morceau est chaque fois énorme :
Maintenant, à vous de jouer et de me donner vos "grands écarts musicaux" !