En règle générale, lorsque le héros d’un film – et d’un film américain en particulier – est dans sa bagnole, vous ne risquez pas d’entendre de musique techno ou électro (à part, bien entendu, dans les films de SF). Et ce pour plusieurs raisons :
La voiture est un des éléments clés du mythe américain. Elle a remplacé le cheval du cowboy, elle incarne les valeurs américaines essentielles, celles des pionniers : liberté, aventure, individualité, propriété. Se déplacer en toute liberté à travers les grands espaces dans « sa » voiture. Retrouver l’esprit nomade fondateur de sa nation. L’évasion, la conquête, le sentiment de ne devoir rendre de compte à personne ; liberté d’action, liberté de mouvement, liberté tout court. Liberté et quête d’identité, la base du road-movie. La voiture comme double et comme extension de soi. La voiture américaine n’est pas le simple objet fonctionnel permettant de se rendre d’un point A à un point B, ou ce lieu clos quelconque propice à la discussion comme elle est présentée d’ordinaire dans le cinéma français…
Les musiques utilisées dans l’autoradio du héros ou comme accompagnement d’une scène en voiture sont le plus souvent rock, pour la liberté, l’aventure, l’excitation. Ou rap, si le héros est un jeune noir (ou soul si c’est un noir un peu plus âgé, ou jazz s’il est beaucoup plus âgé… je caricature, mais on n’en est pas loin). De temps en temps des ballades, ou des chansons plus délicates, la voiture est ce cocon où l’on sort des turpitudes du quotidien pour revenir aux origines, ce monde de pionniers idéalisé… Qu’il s’agisse de rock, rap, soul, jazz ou ballades folk, une constante, typiquement américaine : la coolitude. Car forcément, on se sent bien dans « sa » voiture ; on y a fière allure tel le cowboy sur sa monture.
Du blues au rap en passant par le jazz ou le rock, le swing et le groove comme le grain de voix des chanteurs créent cette sensation de « coolitude ». Des éléments qui se retrouvent rarement dans la techno où, au contraire, le beat est martial, binaire, et les sons froids. Associer de la techno à un personnage dans une voiture, c’est en faire un « robot », lui retirer sa liberté, son authenticité, le priver de toute la dimension émotionnelle et chaleureuse que retrouve le héros dans sa voiture, dans son « intériorité ».
Autre raison, plus pragmatique, et qui n’est pas spécifiquement américaine : voiture + musique techno évoque facilement ces jeunes bourrins qui circulent en ville avec la techno à fond. Rarement l’image que l’on veut donner d’un héros de film, et même d’un anti-héros. Trop immature, trop primaire. Et des poursuites en bagnole avec musique électro peuvent créer l’impression de se trouver dans un jeu vidéo, un combat de machines, pas un « combat d’hommes ».
Voilà pourquoi ce qui m’a le plus marqué, dans Drive, c’est la BO électro de Cliff Martinez, inhabituelle pour un film américain où il est tant question de voiture (si l'on excepte, bien sûr, le Christine de Carpenter). Inhabituelle, mais en parfaite adéquation avec le film, et en particulier son héros. Personnage fascinant par sa… froideur. Ce message, toujours identique et précis qu’il laisse à de « potentiels employeurs », et son sang-froid dans la course-poursuite avec les flics au tout début du film. La course-poursuite, scène vue et revue dans le cinéma américain avec ses visages tendus, grimaçants, jurons, coups de gueule… rien de tout ça ici. Il reste imperturbable, d’une efficacité sans faille, réglé comme la plus parfaite des machines. Au Québec où les titres américains sont systématiquement traduits, Drive a été renommé « Sang-froid »… au moins, c’est en accord avec le héros, et c’est toujours mieux que « Conduire » ou « Roule ».
Le « héros froid », une espèce rare au cinéma où l’on joue tant sur l’empathie et l’identification du spectateur avec le héros. Lorsque ça arrive, on nous fait assez vite comprendre qu’il a vécu des événements particulièrement douloureux, le spectateur s’en veut d’avoir jugé un peu vite ce personnage a priori antipathique, il compatit, c’est dans la poche. Pas de psychologie ici, et c’est tant mieux. Il est froid, faites-en ce que vous voulez. Cohérence entre le film et son personnage : il ne se livre pas, ne s’explique pas, le film ne l’explique pas non plus. Mais sur la longueur, la froideur d’un personnage peut devenir vite lassante, on reste extérieur au personnage comme il reste extérieur aux autres… il faut un minimum d’émotion, et c’est ce qu’il vivra en rencontrant cette jeune femme et son enfant. Un « minimum », c’est bien le mot. A chaque fois qu’il se retrouve avec cette femme, le plus marquant, ce sont les silences. Qui ne semblent pas exprimer de sa part une « timidité maladive », un lourd secret ou un coup de foudre qu’aucun mot ne peut exprimer… plutôt qu’il n’a pas grand-chose à dire. Ce n’est pas un sourire béat qui traverse son visage dans ces moments, il n’y a rien d’extatique, mais un léger sourire, discret, comme s’il commençait à ressentir quelques bribes d’émotion. Rien qui le bouleverse ou le tourmente outre mesure, juste quelques émotions agréables, qu’il découvre et qui lui conviennent, pas besoin d’aller vraiment plus loin ni de s’épancher.
Le film brouille chaque fois les pistes avec les clichés attendus. Le mari qui va sortir de prison… on attend la grosse brute, la rivalité avec le héros, le mari qui va deviner qu’il se passe quelque chose entre lui et sa femme, il va la punir, le héros va s’interposer… mais c’est loin d’être aussi balisé. Car la froideur du héros n’est pas une carapace destinée à protéger son « petit cœur meurtri » ou le préserver des horreurs et drames auxquels il est confronté depuis trop longtemps (le cas classique du flic ou du militaire distant ou cynique), elle est dans sa nature. Ce n’est pas quelque chose en plus, qu’il met entre lui et le monde, mais l’expression de quelque chose en moins, d’une certaine forme de vacuité. Un manque d’humanité, d’émotion, de chaleur. Il n’est pas cascadeur ni chauffeur pour braqueurs par goût du risque, révolte, désir de vivre vite et intensément ; mais juste parce qu’il a les capacités pour. Malgré l’histoire d’amour qui se joue, tout chez lui ramène à ce côté froid et mécanique. D’où la musique techno…
Le cowboy dompte sa monture, le héros américain moderne dompte sa voiture. S’il fait corps avec elle, il ne se laisse pas dominer par la machine mais lui insuffle une part de sa personnalité, de son humanité… alors que la musique techno tend à figurer le contraire : la machine domine. Mais dans le cas de Drive, ce n’est pas le héros qui se fait dominer par sa machine, il est lui-même machine.
A l’excellente BO électro de Cliff Martinez se greffent de temps en temps quelques chansons. Pas le genre de chansons qu’on entend d’habitude dans le cinéma américain, pas de rock, de folk ni de blues, mais des chansons très typées synthpop 80’s. On tremble, d’ailleurs, au début du générique, avec ses lettres roses et les synthés du Nightcall de Kavinsky… le film va-t-il se parer d’une regrettable esthétique kitsch 80’s ? Fausse piste, encore une fois.
Les morceaux de synthpop sont assez peu indiqués dans un film. Ils sonnent datés, artificiels, ils n’ont pas l’intemporalité de chansons folk, rock ou blues. Une voix et une guitare, ça n’a pas d’âge… les sons de synthé à la Erasure, A-Ha et autres Pet Shop Boys, si. Et non, je ne dirais pas de mal de Depeche Mode, il m'est impossible de taper sur la musique qui a bercée mon enfance, et eux ont su faire des synthés une utilisation bien plus audacieuse que les autres. Bref...
Des sons synthétiques peu indiqués au cinéma, mais qui fonctionnent ici à la perfection. Le héros de Drive est aux héros traditionnels ce que la synthpop est à la chanson des décennies précédentes. Pas désagréable en apparence, mais relativement froide et mécanique. Ce sont elles, d’une certaine manière, qui nous permettent de mieux comprendre les émotions qu’il ressent au contact de cette femme et de son enfant. Et de deviner qu’il n’y a là pas d’amour fou ou de passion dévorante, juste des sensations agréables et des sentiments encore timides. La techno, c’est « ce qu’il est » : froid, vide, mécanique, réglé au millimètre. La synthpop, c’est ce qu’il devient : entre la machine et l’humain, entre la techno et la chanson traditionnelle.
Un élément pourrait sembler contrecarrer ce "portrait en musique de la froideur du héros" : la violence dont il fait part à certains moments. Mais au fond... elle le renforce. Lorsqu’il fracasse à grands coups de pied le crâne de celui qui est venu le tuer, il ne le fait pas en « explosant de rage », mais de manière mécanique, répétitive. Ce qui n’en est que plus dérangeant. Quant à la confrontation avec les deux criminels – ne lisez pas la suite de la phrase si vous n’avez pas encore vu le film – elle n’est pas, comme on aurait pu s’y attendre, le schéma habituel avec héros en fuite, criminels qui le pourchassent, le retrouvent, course-poursuite chaotique, coups de feu, bagarre et héros qui triomphe, mais un héros qui a un plan, et qui, autant que faire se peut, l’exécute… froidement.
Un mot tout de même sur ce ridicule procès qu’une femme du Michigan fait au film (ou, plus précisément, au studio FilmDistrict). Un procès pour… « trailer mensonger ». Elle pensait que le film serait du genre « Fast & Furious », alors qu’il en est loin (encore heureux). Bref, une situation totalement absurde qui pourrait se résumer par « la bande-annonce me laissait croire que le film serait une grosse daube, mais c’est un beau film, c’est intolérable et scandaleux, remboursez ! » Si l’on pouvait intenter des procès pour mauvais goût, on ne manquerait pas de lui en faire un… Pire, elle ne s’arrête pas là et va encore plus loin dans la bêtise, puisqu’elle accuse aussi le film d’antisémitisme ! Pour quelle raison ? Les deux méchants du film sont des juifs qui, comme les mafieux italo-américains, mettent en valeur leurs racines. Un méchant dans un film ne peut pas être juif sans que le film soit taxé d’antisémitisme ? Il faudra que son avocat nous explique de quelles origines peuvent être les personnages négatifs au cinéma… j’imagine qu’un criminel noir, arabe ou asiatique, c’est aussi du racisme. Une criminelle femme, c’est du sexisme. Un criminel gay, c’est de l’homophobie. Un criminel doit-il être forcément un mâle blanc hétéro ? Mais dans ce cas, ne serait-ce pas aussi du racisme anti-mâle blanc hétéro ? Bref, on nage dans un grand n’importe quoi. Pour que le film soit raciste, il faudrait que soit signifié que les personnages sont mauvais « parce qu’ils sont juifs », mais ce n’est évidemment pas le cas. Dépasser le racisme, c’est ne pas s’empêcher de faire de personnages noirs, juifs, nains, handicapés ou homos des criminels. Après tout, ce sont des hommes comme les autres, capables d’être aussi mauvais que n’importe quel salaud d’hétéro blanc catholique… bon, si le méchant du film est un nain juif noir homo et handicapé, ça fait un peu beaucoup, mais pourquoi pas… au moins, on comprendrait qu’il en a bavé. On ne dira jamais assez les dommages que peut faire sur le cerveau le visionnage en boucle des films du genre Fast & Furious… heureusement – à moins d’être comme cette femme irrémédiablement atteint - il nous reste des Drive.
La BO de Drive sur Spotify.