Non, vous ne rêvez pas, Dire Straits a bien été victime de la censure. Le Conseil Canadien des normes de la radiotélévision (CCNR) a décidé d’interdire la diffusion de Money for Nothing sur les ondes, parce qu’on y entend le terme « faggot » (tapette). Honteux. Pour le rock. Car que le dernier morceau rock qui fasse polémique soit un vieux tube FM des années 80, joué par un des groupes les plus lisses et inoffensifs de l’histoire du rock, ça en dit long à la fois sur la frilosité de nos sociétés, et celle du rock actuel qui ne sait plus être à la fois subversif et fédérateur. Pas étonnant que le rap ait pris la place du rock dans le cœur d’une bonne partie de la jeunesse ; au moins, lui, parle cru, parle mal, provoque, dérange, et se fait censurer à tour de bras par les radios.
Mais le pire, dans l’histoire, c’est qu’il n’y a aucune homophobie dans Money for Nothing (si l’on m’avait dit, qu’un jour, je prendrais la défense de Dire Straits…), ce n’est pas « l’artiste » qui s’exprime à ce moment de la chanson, mais un livreur bourrin, aigri et frustré, qui regarde avec mépris les rock-stars efféminées sur MTV et les traite de « tapettes ». Peu importe pour le CCNR :
« [...] [À] l’instar d’autres mots qui s’articulent autour de la race dans la langue anglaise, « faggot » est un mot qui, même s’il était entièrement ou marginalement acceptable à une époque précédente, ne l’est plus. Le Comité estime qu’il fait maintenant partie de la catégorie des désignations inacceptables eu égard à la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial ou un handicap physique ou mental. » (voir ici).
Une association de défense des droits des gays s’est félicitée de cette décision : « il est extrêmement important de supprimer ces mots des textes de la culture populaire ». Le terme « faggot » n’est donc plus acceptable dans une œuvre au Canada, quel que soit le sens de l’œuvre. Le politiquement correct dans toute sa splendeur. Imaginons qu’un chanteur homosexuel écrive une chanson poignante, sensible et très personnelle sur les brimades dont il a souffert, et dise simplement « on me traitait de pédale »… chanson censurée. Parce qu’en raison de la lutte contre l’homophobie et les discriminations, les termes « pédale, tapettes, tarlouze etc… » sont interdits. Donc, en raison de la lutte contre contre l’homophobie, on en viendra à interdire des chansons qui luttent contre l’homophobie. Plus absurde que ça, je vois pas trop…
Tout comme les noirs se sont réappropriés le mot « nigger », des homos se sont aussi réappropriés les termes « insultants » qui les concernaient. Broken Social Scene, groupe canadien qu’on ne pourra pas accuser d’homophobie, chante I’m your fag… selon la logique de ces censeurs, il faut les censurer des ondes. Comme Fairytale of New York des Pogues et son "You cheap lousy faggot", ou When the Whip comes down des Stones (“Yeah, momma and poppa told me, I was crazy to stay, I was gay in New York, Which is a fag in L.A.”)… et un des titres les plus importants et fondateurs de la musique populaire actuelle, The Message de Grandmaster Flash et son «Spend the next two years as an undercover fag » (bon, là, sûr que c’est pas un morceau « gay-friendly », mais ça n’a rien non plus d’homphobe…)
Et le « sulfureux » Money for Nothing mérite d’autant plus d’être censuré qu’il y est question de « chicks for free »… « chicks », c’est pas super valorisant pour les femmes…
S’il fallait interdire des ondes toutes les chansons qui utilisent des mots qui peuvent paraître insultants pour telle ou telle communauté - quand bien même ils les mettraient dans la bouche d’intolérants qu’ils dénoncent- on n’en finirait plus.
Revenons au mot « nigger » et à sa réappropriation, qui offre un parallèle particulièrement intéressant. Un mot violent, symbole de tout le racisme, toutes les discriminations dont ont été victimes les noirs américains. Et pourtant, ils se le sont réappropriés, une manière pour eux de dire « ça ne m’atteint plus », de se vanner, ou d’affirmer leur solidarité « on sait d’où on vient, on est dans la même merde, on est des niggaz…»
S’il faut supprimer des ondes tout morceau comportant le mot « nigger », on priverait le peuple de la plupart des groupes de rap, notamment deux des plus grands, N.W.A. (Niggers With Attitudes) et le Wu-Tang Clan : difficile de trouver un de leurs morceaux qui ne comporte pas le mot « nigger » (en même temps, ils sont déjà largement censurés pour d’autres raisons…)
Censuré aussi, un des plus célèbres morceaux de Dylan, Hurricane, « And to the black folks he was just a crazy nigger ». Qu’un ne vienne pas me raconter que l’auteur de The Lonesome Death of Hattie Carroll soit un danger pour la cause des noirs américains…
Un autre célèbre cas de « censure aveugle » a existé, dans les 70’s. Le titre Woman is the Nigger of the World de John Lennon a été banni des radios US qui n’avaient même pas pris la peine de s’interroger et de comprendre qu’il ne s’agissait en rien d’un morceau sexiste et raciste, mais bien, évidemment, de tout le contraire. La seule vue du nom de l’auteur aurait dû les mettre sur la bonne voie, pourtant…
En suivant cette logique canadienne « d’épuration de la langue », que faire des films de Scorsese, de séries comme les Soprano, et de toutes ces grandes oeuvres qui « osent » faire parler de façon crue et réaliste des voyous, des petites frappes machos et racistes ? Les interdire de toute diffusion télé ?
L’art ne doit-il présenter que des individus lisses, tolérants, courtois et respectables, dans un monde aseptisé et féerique ?
Le prix à payer pour cette belle idée qu’est la « liberté d’expression », c’est d’accepter, parfois, d’être choqué, dérangé, insulté… à moins de ne pas aimer vraiment la liberté d’expression.
Sur ce, je m’en vais continuer la lecture du génial Underworld USA d’Ellroy, dernier volet de son indispensable trilogie sur les années 60 américaines, dans laquelle les juifs sont des youpins ; les noirs des nègres, des moricauds, des bamboulas ; les homos des tapettes, des pédés, des tantouzes ; les italo-américains des ritals, les femmes des poupées ou des salopes… Parce que dans la bouche d’un mafieux, d’un flic véreux des 60’s ou d’un fils de membre éminent du KKK, « personne de couleur », je sais pas vous, mais moi, je trouve tout de même que ça sonne moins juste que « nègre »…