05/02/2013
L’album qui m’a le plus captivé en ce début d’année n’est pas le dernier Nick Cave, mais bien ce Midcity de Clipping (d’obscurs rappeurs bruitistes – non, ne fuyez pas). Pourtant, il est très réussi, le Push the Sky Away du grand Nick. Un album qui s’écoute en boucle avec plaisir, rien à redire sur les mélodies, les instrumentations, le chant, c’est du bel ouvrage à tous les niveaux… il était même jusqu’à la semaine dernière mon album préféré de ce début d’année. Mais il a beau être plein de qualités, il y manque tout de même un petit quelque chose… un grain de folie, peut-être. Ce qui fait basculer un album de la catégorie « très bon album » à « grand album » : le fait qu’il vous mette une grande claque. Et, au hasard de recherches sur bandcamp, j’ai découvert ce formidable album de Clipping qui m’en aura mis, lui, une belle.
Du rap sur des instrus bruitistes… une alchimie qui fonctionne ici à merveille. Il y a deux types d’alchimie en musique, celle, stylistique, qui consiste à mélanger des éléments de styles divers, et l’autre, que l’on pourrait définir comme la « musicalité », l’art de faire de ce mélange quelque chose qui va fonctionner plus ou moins bien. L’alchimie stylistique de cet album est particulièrement efficace et pertinente, car on a plus que jamais besoin, lorsque le hip-hop se fait un peu trop lisse et consensuel, de rappeurs qui se radicalisent pour continuer à porter haut le flambeau d’un rap insoumis et original. Pour autant, le « bruitisme », ce n’est pas nouveau… il y a tout juste un siècle, en mars 1913, Luigi Russolo publiait L’art des Bruits, manifeste du mouvement futuriste italien. Parler sur des musiques non tonales et agressives, c’est encore un peu plus ancien, il faut remonter quelques années avant, avec Schönberg (« Sprechgesang » (parler-chanté) et musique expressionniste). Mais, bien entendu, la comparaison avec Clipping s’arrête là, il s’agit de deux époques et deux univers musicaux très différents. Précisons aussi que Clipping ne sont pas non plus les tous premiers à faire du rap bruitiste… mais eux le font particulièrement bien.
La 2° forme d’alchimie musicale… peut se diviser en deux. En premier lieu, la manière d’agencer des sonorités / styles / éléments musicaux, ce qui est encore remarquable chez Clipping, car il ne s’agit pas de « rap bruitiste » où les textes seraient hurlés sur un déluge de bruits, c’est bien plus subtil et « musical », puisque la voix est claire, c’est du vrai rap, avec un excellent flow, du groove, une scansion incantatoire et accrocheuse, le tout ponctué par de brèves et intenses instrus bruitistes. Enfin, dernier stade de cette alchimie, le plus subjectif mais aussi le plus important, le fait que tout cela fonctionne ou pas. Le plus important, car après tout, n’importe quel abruti peut faire du rap sur du bruit… ça ne devient véritablement intéressant que si les compositions et l’interprétation sont bien foutues et convaincantes, ce qui est le cas ici. Je suis souvent sceptique face aux musiques dites expérimentales ou bruitistes, car le geste artistique qui consiste à faire des musiques purement dissonantes n’est, depuis longtemps, plus une fin en soi. La musique atonale existe depuis plus d’un siècle, elle était un geste radical, surprenant, dérangeant… mais en 2013, elle n’a plus rien de novateur. Le bruit pour le bruit, la dissonance pour la dissonance (ce qui n’était déjà pas le cas chez Schönberg, dont la musique très riche et complexe ne peut se réduire à cela), on connaît, et il n’est pas plus possible de s’en contenter maintenant que de se contenter actuellement du caractère « abstrait » d’un tableau pour s’extasier.
D’une certaine manière, Clipping me fait penser à Sonic Youth… la même intelligence musicale qui leur permet d’intégrer des éléments de musiques atonales en général inaudibles pour le grand public, sans pour autant « trahir » le genre auquel ils appartiennent et sans pour autant négliger de faire de vrais bons morceaux. Sonic Youth, ça reste avant tout du rock, intense et accrocheur, comme Clipping fait du rap, tout aussi intense et accrocheur… Alors certes, pas plus que Sonic Youth ne pourrait séduire le premier fan de U2 venu, Clipping ne saurait séduire le premier fan de Kanye West venu. Mais pour peu que l’on soit ouvert à de nouvelles expériences musicales et qu’on n’ait pas l’oreille trop fragile ni frileuse, même sans être un inconditionnel de musiques expérimentales, on peut sans problème être captivé par ce grand album.
Pour terminer sur un point plus anecdotique, il est assez surprenant et amusant de constater que Clipping vient de L.A., bastion du gangsta-rap funky et cool, pas le genre d’endroit où l’on s’attend à trouver ce genre de hip-hop…
L’album en écoute :
(Vous noterez aussi, dès le morceau d’intro, la virtuosité du flow…)
Une excellente vidéo du groupe en studio :
Laissons-leur la parole en guise de conclusion, voilà comment ils se définissent sur facebook, et c’est plutôt bien vu :
Clipping: make party music for the club you wish you hadn't gone to, the car you don't remember getting in, and the streets you don't feel safe on.
Le site web de Clipping