Imaginez un ado boutonneux de bonne famille, premier de la classe, fana de Tolkien et d'héroïc-fantasy, qui enfilerait un perfecto sur sa jolie chemise repassée le matin même par sa maman et tenterait de s'intégrer dans une bande de "mauvais garçons"... Métaphore légèrement provocatrice, je l'admets (désolé, Thom et Fab, j'en remets une couche), mais le rock progressif, faut avouer que beaucoup le jugent comme les "mauvais garçons" jugent cet ado boutonneux qui voudrait faire partie de leur bande.
Dans rock progressif, c'est pas le mot "progressif" qui pose problème, mais plutôt le mot "rock".
Quoique.. le mot progressif pose aussi problème, car la plupart de ces groupes, qui revendiquent des influences plus "complexes" que le rock, ne s'intéressent que peu à la musique classique contemporaine, mais à celles des XVII°, XVIII° et XIX° siècles. Et encore, ils la simplifient au maximum. Rien de la complexité harmonique de Chopin, Liszt ou Wagner (qui eux, en plus, étaient de grands novateurs), et rien de la complexité et de la subtilité d'orchestration du classique (sans compter que les violons, cuivres et bois sont remplacés généralement dans le rock prog par de très vilaines imitations aux synthés). En fait, le rock prog, c'est un peu "le classique pour les nuls". Un des groupes pionniers du genre, Emerson, Lake & Palmer, illustre parfaitement mes propos sur cette vidéo.
Le comble du rock progressif, c'est d'avoir l'ambition de réhausser le rock, de se targuer de véritables prétentions artistiques... et d'être un des genres les plus méprisés des esthètes. Pourquoi ? Parce que ce genre, comme l'ado de la métaphore par laquelle j'ai débuté cet article, est en décalage avec le milieu qu'il souhaite intégrer. Le décalage, en soi, n'est pas un défaut dans le rock, s'il y a du second degré, de la dérision (ce qui est par exemple la cas de Zappa). Mais la plupart des tenants du rock progressif se prennent tellement au sérieux qu'ils en deviennent grotesques. Car ils transposent dans le rock des "critères de qualités" (richesse harmonique, complexité, technique, virtuosité, grandiloquence) qui ne lui sont pas propres. Contrairement à l'intensité, l'urgence, l'inventivité, l'affect, le style, la spontanéité, la hargne (et, soyons francs, l'attitude). Cela ne signifie pas que la complexité et la virtuosité n'ont rien à faire dans le rock, mais simplement qu'elles ne sont pas essentielles pour faire un bon disque... et sont même particulièrement casse-gueule. Car si elles donnent l'impression de primer sur le reste, cela sonnera déplacé, voire kitsch. Ce n'est pas le cas dans le jazz et le classique (la complexité y est une condition nécessaire, mais pas suffisante), où l'on dira seulement que l'artiste a manqué d'inspiration.
Scott Walker et Radiohead composent actuellement des musiques complexes... mais ne sont pas rejetés par les "anti rock-prog primaires". Parce que l'un est d'une radicalité, d'une originalité et d'une noirceur incomparables, et les autres ne s'étalent pas dans une quelconque virtuosité instrumentale, ne pompent pas des plans éculés, mais inventent constamment (timbres, mélodies, travail sur le son) en donnant l'impression d'écorchés vifs toujours sur le fil du rasoir. Mais eux ne peuvent véritablement être catalogués comme des artistes de "rock progressif".
Une des plus belles claques de l'histoire du rock, c'est le rock progressif qui l'a prise il y a 30 ans, par les punks et surtout par le Nevermind the Bollocks des Sex Pistols. Qui a prouvé que de très mauvais musiciens, jouant une musique primaire, simple et sans fioritures pouvaient être bien plus passionnants que des virtuoses s'épanchant dans d'interminables solos. Nevermind the Bollocks est un incontournable, un disque que les plus exigeants amateurs de rock placent tous (ou presque) dans leur liste d'albums indispensables, alors que les disques de rock progressif y sont... peu fréquents.
Mais plus que la complexité et la technique, je pense que le plus gros défaut du rock (et métal) progressif est la boursouflure, le pompeux, le lyrisme naïf. Qui donnent l'impression de lire un mauvais livre d'héroïc-fantasy hyper-manichéen (pléonasme, voire double-pléonasme...). C'est particulièrement évident dans le métal progressif, ou symphonique, voir ce clip des ridicules Rhapsody pour s'en convaincre. Le rock peut prendre de nombreuses formes : violent, subtil, sombre, léger, torturé, désinvolte, passionné, basique, intelligent... mais le kitsch "pompier", c'est pas défendable.
Faut-il rejeter en bloc le rock progressif ? Non, bien entendu. Il y en a qui arrivent à se sortir de "handicaps" et à les modeler pour en faire de grandes choses. Comme le spécifiait Fab, chez Thom, le rock progressif a plusieurs visages... j'excluerai le rock planant, catégorie à part, et genre qu'on ne peut accuser de se vautrer dans le déballage technique, et le krautrock (rock progressif alemand), qui a donné de très bons groupes, influents et respectés qui intégraient des élements de musiques contemporaines (Can, Neu, Faust...)
Pour finir sur une note "positive", les groupes de rock "progressif" passionnants et au-dessus du lot sont donc (à mon avis) :
Pink Floyd : parce qu'ils ont toujours privilégié les atmosphères à la virtuosité (d'ailleurs, ils seraient à caser plutôt dans la catégorie "planant"), et parce qu'ils expérimentaient plus qu'ils ne lorgnaient du côté du classique. Bien entendu, je parle du Pink Floyd des années 60-70, pas celui qui se perd depuis le départ de Waters dans une sorte de bouillie "new age" insipide et inoffensive.
King Crimson : leur premier album a fait date dans l'histoire du rock, et ils sont eux aussi inspirés des musiques savantes "actuelles".
Van der Graaf Generator : car le lyrisme de Peter Hammill est excessivement tourmenté et nihilste.
Gong : Eux, contrairement à beaucoup, savaient manier l'humour et le second degré, dans une veine très "british". Ils étaient très loin du "lyrisme pompeux".
Magma : des français étonnants, menés par le batteur Christian Vander, dont la musique est d'une intensité et d'une puissance incantatoire assez phénoménales. Cette vidéo l'illustre à merveille.
Soft Machine : qui se sont inspirés du jazz de l'époque plus que du classique "ancien", et Robert Wyatt en solo, avec son sublime album "Rock Bottom", a su faire preuve d'une subtilité, d'une finesse d'écriture qui touchent au génie. Un orfèvre, loin, lui aussi, des musiciens incontinents (pour ne pas dire "branleurs de manches") incapables de nuances.
Et, actuellement, The Mars Volta, qui tombent de temps en temps dans un certain pompiérisme, mais ont une énergie assez jubilatoire (2 chroniques d'albums de The Mars Volta chez Systool)
En guise de comparaison :
Un solo de Rick Wakeman (Yes). On a l'impression d'avoir affaire à un vendeur de synthés qui fait de la "démonstration" pour présenter tout ce qu'on peut faire avec l'instrument... (si encore il le faisait avec humour) il enfile des tas de plans ou thèmes classiques, rock, chansons (même une sirène de pompier à la fin !), c'est surchargé, mais il manque l'essentiel : le feeling, la musicalité et le style :
Et, pour se remettre de l'horreur ci-dessus, un de mes morceaux favoris, un des morceaux que j'ai le plus écouté et aimé... l'hypnotique, sombre et fascinant Set The Control for the heart of the Sun de Pink Floyd. Pas de virtuosité gratuite ni de lyrisme naïf, tout est dans l'atmosphère (avec un envoûtant et remarquable crescendo au milieu) :