Angelo Badalamenti - Audrey's Dance
Twin Peaks, série de David Lynch & Mark Frost, 1990-1991.
(Si vous n'avez pas encore vu la série, pas d'inquiétude, je ne dévoile pas l'intrigue... j'ai tenu à en décrypter l'univers sans ne rien révéler des mystères...)
En ce "Twin Peaks Art Golb Day", après avoir pensé à écrire un article sur la série... puis sur la B.O. ... j'ai encore réduit le champ - pour ne me consacrer qu'à un seul titre de la B.O. : Audrey's Dance.
Ce qu'il y a de bien avec les grandes oeuvres, c'est qu'elles ont beau être très riches, elles ont une cohérence qui fait qu'à partir d'une petite partie de leur ensemble, on peut embrasser le tout...
Pourquoi Audrey's Dance plutôt qu'un autre ? Pour une raison très simple : je suis un inconditionnel de ce morceau, un des morceaux qui me captive le plus et qui est le plus proche de mon "idéal musical".
Il apparaît à plusieurs reprises dans des cadres différents tout au long de la série, mais s'il s'intitule Audrey's Dance, c'est parce qu'il accompagne tout d'abord la sensuelle danse d'Audrey Horne :
Afin de mieux comprendre l'analyse qui suit, mieux vaut l'écouter en intégralité, et avec un meilleur son :
Audrey's Dance est composé de 3 éléments bien distincts :
1. En bas, une rythmique de jazz soft, avec walking bass, batterie plutôt discrète, claquements de doigts
2. Dans le médium, le vibraphone
3. Au-dessus, des instruments à vent dissonants
Un des aspects les plus intéressants de ce morceau, d'un strict point de vue musical, c'est que ces 3 éléments superposés appartiennent à des styles musicaux différents. La rythmique est clairement jazzy, le vibraphone évoque une musique d'ambiance onirique, et les instruments à vent ne jouent pas sur des motifs et dissonances vraiment jazz, ce sont plutôt des dissonances comme on en entend dans la musique contemporaine.
Des éléments bien distincts qui, chacun à leur manière, mettent parfaitement en musique ce qui est au coeur de Twin Peaks : le mystère.
- La rythmique avec cette walking bass chromatique (jouer chromatique, c'est jouer sur tous les 1/2 tons, ce qui vient perturber la sensation de tonalité puisqu'on utilise toutes les notes, donc même celles qui ne sont pas dans la gamme). Le chromatisme, c'est le mystère, car on ne sait plus vraiment dans quelle gamme on se trouve et l'on perd "l'assise tonale".
- Pas besoin de vous faire un dessin pour le vibraphone, dont le son, ici, avec beaucoup de réverb, crée une inégalable ambiance onirique.
- Les instruments à vent, sur des dissonances qui ne se résolvent pas, tout comme Lynch aime laisser les questions en suspens et le spectateur dans le flou. Ce sont des instruments à vent que viennent les plus fortes impressions d'étrangeté dans ce morceau.
Tous les éléments sont cohérents, vont dans le même sens, celui du mystère... mais s'ils disaient exactement la même chose, ce serait trop facile... non, chacun de ces éléments a beaucoup à nous dire sur la série, que ce soit seul ou dans son interaction avec les autres... et je vais vous en proposer une petite (façon de parler) interprétation.
Ces 3 éléments musicaux pourraient être associés à 3 des univers de la série. Ce n'est pas une simple hypothèse farfelue car, musicalement, ils représentent bien 3 styles, 3 univers différents.
Le premier, la rythmique à la fois "cool" et "carrée", c'est la terre, le terroir, cette ville de Twin Peaks loin du stress des grandes villes et de la modernité. Une ville qui semble restée dans les années 50... justement l'époque du Cool Jazz. Le troisième (instruments à vent dissonants) c'est ce mal étrange, diffus, qui vient déranger cette petite ville en apparence bien tranquille. Ce qui est d'autant plus plausible que le mal se manifeste souvent... par le vent dans les arbres. Le deuxième, c'est le monde du rêve, "l'entre-deux"... que représente le vibraphone dans le médium. Le monde du rêve, comme c'est en général le cas chez Lynch, tient une place centrale, dans tous les sens du terme. C'est par le rêve que Dale Cooper (l'agent du FBI héros de la série) accède aux Loges (un entre-deux, décrit à la fin comme une "salle d'attente") et découvre le personnage maléfique qu'est Bob.
Le morceau commence par le vibraphone seul. C'est lui qui donne l'impulsion... 4 notes ascendantes, en anacrouse (une anacrouse, en musique, c'est une ou plusieurs notes qui commencent avant le début de la mesure... ce qui crée justement cette impulsion). Une montée, en anacrouse, et un instrument qui débute seul... tout est fait dès le début du morceau pour nous indiquer que l'impulsion vient du rêve (vibraphone). Ces quelques petites notes de départ disent finalement ce qui est peut-être le coeur de la série, sa principale originalité : c'est le monde du rêve qui donne les clés et les indices (l'impulsion) pour que l'agent du FBI progresse dans son enquête (l'originalité vient aussi du fait que l'agent du FBI, normalement censé représenter la logique, la science, la technologie, surtout confronté aux habitants d'une petite ville - cf. le personnage d'Albert - va chercher ses indices dans le rêve et la méditation transcendantale. A l'opposé, par exemple, du détective de Sleepy Hollow de Tim Burton, qui, face à des villageois supersticieux et au surnaturel s'entête à trouver des explications rationnelles...)
Ce morceau permet de suggérer à merveille les 3 univers de Twin Peaks... mais il nous éclaire aussi sur les différents types de personnages.
Au centre de tous, il y a Laura Palmer, autour de laquelle gravitent tous les personnages de la série... Laura, que l'on découvre morte dès les premières images de l'épisode pilote, et qui n'apparaîtra plus que dans les rêves de Dale Cooper (et dans l'entre-deux qu'est la loge...) Laura est dans le monde du rêve, elle est au centre, ce que représente le vibraphone dans le médium... là encore, ce n'est pas une hypothèse qui ne reposerait sur rien, c'est le vibraphone qui joue justement le fameux thème de Laura Palmer à la fin du morceau... et comme le vibraphone, c'est elle qui donne "l'impulsion" à la série...
Rythmique
Autour de Laura, personnage ambigu dont on cherche à percer le mystère, se trouvent les "bons", et les "mauvais". Les bons... qu'illustre la rythmique. Car ce sont ceux sur lesquels, dans le monde étrange et anxiogène de Twin Peaks, les autres personnages (comme le spectateur) peuvent s'appuyer, se reposer (la base, c'est la basse). Particulièrement le Shériff Truman, son adjoint "Hawk", Ed Hurley et Norma Jennings. Ils sont "cool", stables, rassurants ; on s'appuie sur eux comme on s'appuie en musique sur une rythmique... Donna (la meilleure amie de Laura) s'appuie sur James (le biker cool et sensible), Shelly sur Norma, Norma et James sur Ed... dans une moindre mesure, Pete, le major Briggs et le Dr Hayward font partie de ces personnages qui ont "les pieds sur terre" et auxquels on peut faire confiance. Quant à Andy (le flic hyper-sensible) et Lucy (la standardiste), ils sont d'une bonté telle que le héros peut compter sur eux en toute occasion.
Dale Cooper, lui, est à la fois dans cette première catégorie (il s'est très vite parfaitement intégré à la ville, c'est un personnage auquel on peut faire aveuglément confiance)... et celle du monde du rêve.
Quelques images pour rafraîchir la mémoire de ceux qui ont vu la série il y a un bout de temps :
La "base" :
Dale Cooper Shériff Truman Hawk Ed Hurley Norma Jennings
Ensuite :
Pete Martell Dr. Hayward Major Briggs
Enfin, des personnages sympathiques, rassurants, mais plus fragiles :
Donna Hayward James Hurley Andy & Lucy Shelly Johnson
Instruments à vent
A l'opposé, les personnages inquiétants, machiavéliques... créateurs de grandes tensions et dissonances... Benjamin Horne (et son frère Jerry), Bob, Catherine, Windom Earle, Leo Johnson, Hank Jennings, Thomas Eckhardt, les frères Renault... qui font "souffler un vent mauvais" sur la ville.
Jerry & Ben Horne Jacques Renault Jean Renault Leo Johnson
Hank Jennings Catherine Martell Thomas Eckhardt Windom Earle
Bob
Vibraphone
Au milieu, entre les personnages rassurants et les personnages inquiétants, se trouvent tous ces individus ni bons ni mauvais mais typiquement lynchiens, particulièrement décalés et burlesques... et qui évoluent dans un monde un peu à part (le milieu est le rêve, donc le vibraphone...) : le Dr Jacobi, le fils Horne schizophrène, la femme à la bûche, Harold Smith, Nadine Hurley (insupportable au début, avant de devenir totalement cocasse) le fils Tremond... et Leland Palmer, dans la 1° saison, submergé par une douleur intenable qu'il manifeste en dansant... sans parler des personnages vraiment issus du monde du rêve (le "dream man", le vieux serveur et le géant).
Laura Palmer Harold Smith Nadine Hurley Femme à la bûche Leland Palmer
Dr. Jacobi FilsTremond The Dream Man Vieux serveur Géant
Quant à Audrey Horne, le personnage qui donne son nom au morceau... elle est une forme de "double" de Laura (le thème du double est omniprésent dans le cinéma de Lynch). Elle s'identifie à Laura, et va tenter de refaire son parcours, en affrontant les mêmes dangers... Comme Laura, c'est un personnage trouble, à la fois jeune fille attachante et vamp manipulatrice... dans la galerie des personnages de Twin Peaks, elle est dans cet "entre-deux"... tout comme Bobby Briggs, son alter-ego masculin. Bobby est le bad boy que l'on pourrait au début ranger dans la catégorie des "mauvais", mais qui s'avère plus complexe que cela au fil des épisodes... Bobby Briggs, le bad boy cool dont la démarche chaloupée s'accorderait si bien à la rythmique de ce morceau, comme la danse sensuelle d'Audrey...
Audrey Horne Bobby Briggs
Bobby Briggs et Audrey sont deux des rares personnages qui ne rentrent pas vraiment dans ces catégories... on peut les associer à "l'entre-deux" et donc au registre médium qu'est le vibraphone (d'autant plus qu'ils sont des doubles de Laura), même s'ils n'ont pas de véritable rapport avec le monde du rêve... ce sont deux électrons libres qui ne peuvent être limités à un de ces 3 mondes et circulent de l'un à l'autre... la "danse d'Audrey", c'est aussi sa manière si particulière et troublante de se mouvoir dans ces 3 univers, et donc dans toutes les composantes de ce morceau.
Des bons vraiment très bons, des mauvais vraiment très mauvais, quelques personnages plus ambigus au milieu... cela semble a priori très basique et manichéen, limite simpliste... mais non, ça fonctionne à merveille dans Twin Peaks, car Lynch nous plonge dans un univers suffisamment mystérieux pour ne pas en rajouter encore dans la psychologie de chaque personnage. Preuve en est que la 2° saison, celle où les personnages vont devenir plus nuancés, est en fin de compte un peu moins fascinante que la première... Cet apparent manichéisme fonctionne à merveille, donc, comme fonctionne dans Audrey's Dance la superposition d'une rythmique de jazz soft et cool et d'instruments à vent très dissonants... ce qui les relie, c'est le médium, le vibraphone, et donc l'atmosphère mystérieuse et onirique... on évolue dans un monde où la réalité se dérobe facilement, il est donc indispensable d'avoir quelques repères forts pour ne pas être totalement perdu...
Si Lynch acorde tant d'importance à la musique dans ses films (et dans la série), c'est parce que la musique est l'art de l'abstraction, l'art qui est sujet aux interprétations les plus diverses et qui va là où les mots ne peuvent aller... le cinéma de Lynch, c'est de la musique : il laisse une grande part à l'interprétation du spectateur et parle aux sens autant qu'à l'intellect et aux émotions. D'ailleurs, les idées de scènes viennent fréquemment à Lynch en écoutant de la musique (il en diffuse aussi beaucoup sur ses plateaux de tournage)... la musique, c'est à la fois le rêve... et l'impulsion... comme le vibraphone d'Audrey's Dance. On retombe une nouvelle fois sur nos pieds... tout comme on retombe sur le temps ou la tonalité initiale en musique. L'art de Lynch n'est pas le "grand n'importe quoi surréaliste" que se plaisent à penser ceux qui ont besoin de chemins clairement balisés, il est, lorsqu'on sait s'y abandonner, d'une remarquable cohérence...
L'article de Thom
Une de mes compositions dans le style de la BO de Twin Peaks : A walk in Twin Peaks