1988 - Enigma / Blast Fire Records
Vous pouvez toujours chercher, dans l'histoire du rock de ces 20 dernières années, vous trouverez peu d'albums aussi influents, marquants et convaincants que Daydream Nation.
Que retiendra-t-on des courants rock de ces 20 dernières années ? Le développement du rock indé, le grunge et le post-rock (je limite ici au rock, et j'exclus donc le trip-hop, l'abstract hip-hop etc...) Le rock indépendant n'aurait pas été le même sans Sonic Youth et particulièrement sans Daydream Nation, album qui est aussi précurseur à la fois du grunge et du post-rock. Mais Daydream Nation, ce n'est pas simplement un album qui pose quelques bases que creuseront et peaufineront les "suiveurs", il est parfaitement abouti, et rien dans le grunge et le post-rock ne peut être considéré comme objectivement plus réussi. Car Daydream n'a pas les faiblesses des deux genres dont il est le précurseur. Le grunge, sur lequel il est facile de taper maintenant, mais qui a su tout de même devenir un vrai "phénomène de société" (comme cela a pu être le cas auparavant avec les hippies ou les punks), n'a jamais été aussi sauvage, radical et insoumis que ne l'est ici Sonic Youth. Aucun groupe grunge n'a osé aller aussi loin dans la dissonance. Le post-rock, faut bien l'avouer, c'est parfois plus "post" que "rock", dans le sens où l'on peut s'y ennuyer ferme et le trouver un peu mollasson. Rien à voir de ce point de vue avec l'incandescence de Daydream Nation.
Le dernier titre de l'album est le monumental Trilogy (morceau d'un quart d'heure en 3 parties)... chiffre 3 par lequel il est facile d'expliquer l'importance rare de Daydream Nation. La preuve par trois :
- Album décisif pour les 3 courants que sont le rock indépendant, le grunge et le post-rock.
- La sacro-sainte trinité du rock indé, ce sont Sonic Youth, les Smiths et les Pixies. Daydream Nation étant généralement considéré comme le meilleur album de la première période de Sonic Youth, s'il fallait retenir 3 albums du rock indé 80s : The Queen Is Dead des Smiths, Doolittle des Pixies, et Daydream Nation de Sonic Youth.
- Dans les quelques albums qui ont, ces 20 dernières années, aussi profondément marqué le rock que Daydream, impossible de ne pas citer Nevermind de Nirvana et OK Computer de Radiohead. Trois albums qui représentent à merveille les 3 facettes du rock :
Nevermind : Accrocheur, efficace, brut, direct, simple, fédérateur, du rock pour se "défouler"
OK Computer : Sophistiqué, intelligent, aventureux, du rock pour "s'évader et planer"
Daydream Nation : Radical, underground, bruitiste... du rock pour se défouler et s'évader
Daydream a les qualités de Nevermind et OK Computer : nerveux, urgent, "rock", mais aussi original, intelligent, aventureux... il est au milieu, mais c'est au fond le plus extrême.
Bien entendu, Daydream n'a pas eu le succès qu'auront les Nevermind et OK Computer... mais c'est aussi une de ses grandes qualités : il est trop rock pour être récupéré. Non pas que l'accessibilité soit une tare dans le rock (sinon, Elvis, les Beatles, les Stones, Bowie, les Who et les Clash seraient méprisés), mais l'essence du rock, c'est aussi la révolte, frapper fort, refuser les compromis et le consensualisme. Il est toujours un peu triste pour les amateurs de rock de se sentir en quelque sorte "dépossédés" de leurs références lorsqu'elles finissent récupérées par la société (Mick Jagger adoubé par la reine, Bowie et Iggy Pop qui tournent dans des pubs, riffs "mythiques" devenus génériques d'émissions télés ou radio etc...) mais avec Daydream Nation, on est certain de ne pas avoir ce type de problème... une musique bien trop radicale pour s'embourgeoiser, qui restera toujours hermétique à ceux qui ne sont pas de vrais fans de rock (et même à certains vrais fans de rock...)
Jamais vous n'entendrez un titre de Daydream Nation lors du meeting d'un parti politique. Jamais vous ne verrez Nadine Morano danser sur Silver Rocket (quoique ça pourrait être marrant...) Jamais The Wonder ne passera sur RTL2. Jamais vous n'entendrez un chanteur de la Nouvelle Star, même un "nouveau Julien Doré", reprendre 'Cross The Breeze (déjà, quand un de ceux-là reprend du Nirvana, tout le monde trouve ça audacieux et rock'n'roll, alors Sonic Youth...) Jamais vous ne verrez Eric's Trip sur une compil "le meilleur des années 80", ni même une compil rock grand public. Jamais vous ne lirez une Amanda Sthers écrire "Thurston & Me" (Dieu nous en préserve).
Daydream Nation est beaucoup trop sauvage pour être apprivoisé en dehors de la sphère rock. Pourtant, ce n'est pas du bruit "bête et méchant", pas de pseudo-musiciens rock qui utilisent la "dissonance pour la dissonance" en espérant cacher ainsi leur manque de musicalité. C'est tout l'inverse : d'excellents musiciens rock trop inventifs pour rester à l'étroit dans les formules harmoniques habituelles, et qui les déconstruisent par des dissonances étonnantes et fascinantes.
La grande force de Sonic Youth, c'est de ne pas (du moins, dans leurs albums officiels) oublier qu'ils font du rock, et de savoir toujours intégrer leurs dissonances dans ce cadre-là. Pas d'expérimentation vaine, fumeuse et vaguement arty, Daydream Nation ne sacrifie jamais l'intensité, l'efficacité de ses chansons et la furieuse hargne rock'n'roll qui le caractérise sur l'autel de l'expérimentation. Leur but, ce n'est pas d'épater le bourgeois, mais de le cogner et le faire fuir. Comme devrait le faire tout bon disque de rock...
Il ne faut pas se fier au premier morceau de l'album, Teen Age Riot, qui n'est qu'une mise en jambe... dès le 2°, Silver Rocket, fini de rire, on part pour un déluge électrique quasi-ininterrompu jusqu'aux dernières mesures de l'album (de rares moments d'accalmie, avec le livide et glauque Providence, ou Candle). Un album d'une très grande cohérence, mais jamais ennuyeux... un voyage où l'on est à la fois hypnotisé (répétitions obsessionnelles), toujours surpris (dissonances inhabituelles), et dont l'on ressort épuisé (intensité exceptionnelle).
Ce n'est peut-être pas l'album idéal pour découvrir Sonic Youth, on peut lui préférer les trois suivants, plus "abordables" : Goo, Dirty, Experimental... mais il reste un album indispensable, dont vous ne pourrez faire l'économie, à moins d'être allergique à la sauvagerie rock.
La note ? 10/10 bien sûr...
La chronique de Thom
Celle de Mlle Eddie
L'album est en écoute intégrale sur Grooveshark et jiwa.
Sonic Youth - Daydream Nation
1. Teen Age Riot
2. Silver Rocket
3. The Sprawl
4. ´Cross The Breeze
5. Eric's Trip
6. Total Trash
7. Hey Joni
8. Providence
9. Candle
10. Rain King
11. Kissability
12. Trilogy:
- a) The Wonder
- b) Hyperstation
- z) Eliminator Jr.