Personne n'a jamais incarné le rock aussi bien que Jim Morrison. Un peu grandiloquent, j'en conviens, comme entrée en matière... mais c'est à la (dé)mesure de Morrison. Car, au fond, c'est quoi le rock... un truc sauvage, sexy, arrogant, rageur, jubilatoire, urgent, romantique, cool, provocateur, ironique, rebelle, charismatique, foutraque et insoumis (oui oui, c'est tout ça). La plupart des stars du rock ont su incarner quelques-unes de ces caractéristiques... mais Morrison, lui, les a toutes portées au plus haut.
Il a ringardisé ceux qui le précédaient ; à côté de lui, Elvis a l'air d'un boy-scout, Dylan d'un intello timide, Jagger d'un bouffon, Lennon d'un compositeur de bluettes devenu gentil baba-cool... ce qu'ils étaient déjà en partie, mais c'est encore plus criant quand on les compare à Morrison.
Il est allé si loin que personne, après lui ou à son époque, n'a pu prétendre rivaliser sans souffrir la comparaison. Face à Morrison, il manque quelque chose à tous les autres :
Joplin et Hendrix étaient aussi habités que Morrison, mais ils n'avaient pas son arrogance charismatique et rock'n'roll.
Syd Barrett n'était pas aussi sauvage. Un danger pour lui, pas pour les autres, là où Morrison était les deux.
Lou Reed... il a comme Morrison cette ironie et ce côté "poète maudit"... mais sans l'énergie.
Bowie... trop élégant, délicat et raffiné. On peut facilement s'imaginer converser avec Bowie autour d'une tasse de thé...
Alice Cooper et Marilyn Manson... ils peuvent en faire des tonnes dans les décors et maquillages de films d'horreurs de séries Z, ils ont toujours l'air moins dangereux et imprévisibles que Morrison..
Iggy Pop... il aurait bien aimé être un nouveau Morrison... mais suffit pas de se défoncer et d'exhiber son engin sur scène pour y arriver... (oui, je sais, j'exagère)
Freddie Mercury ? Soyons sérieux... (là, je n'exagère plus)
Springsteen... trop sage...
Johnny Rotten... sauvage et rageur, certes, mais un peu trop bourrin et psychotique (enfin, son "personnage", Lydon est beaucoup plus fin qu'il en avait l'air). Et Morrison était nihiliste avant les punks.
Ian Curtis... -c'est qui, Ian Curtis ?
-Le chanteur de Joy Division...
-Joy quoi ?
Lemmy... cf Johnny Rotten, en plus graisseux.
Robert Smith... trop british et bien élevé, malgré ses approximations capillaires et son maquillage qui ne trompent personne.
Bono... soyons sérieux...
Morrissey... cf. Bowie.
Sting... cf. Bono.
Axl Rose... cf. Lemmy, mais encore un degré au-dessus dans la crétinerie.
Nick Cave... sombre, poète, habité, rock'n'roll... il y a du Morrison chez Nick Cave... mais Morrison était déjà tout ça bien avant, en beaucoup plus sexy...
PJ Harvey... trop sérieuse, pas assez dangereuse. Même quand elle gueule, on a envie de la prendre dans ses bras.
Trent Reznor... on a connu plus cool et sexy...
Kurt Cobain... trop pleurnichard et déprimé.
Thom Yorke... il faudrait vraiment qu'il n'y ait que lui et McCartney pour qu'on le trouve rock'n'roll. Et encore, c'est pas gagné...
Pete Doherty... il voudrait bien être le nouveau Jim Morrison, il tente de faire tout pareil : provoc, drogues, poésie... mais 40 ans après, en moins extrême, à une époque beaucoup plus permissive, et sans la virile rugosité du blues. Bref, un Morrison ultra-light.
Pour le titre de "figure emblématique du rock", y a pas photo, Morrison est vainqueur par K.O. Bon, il est vrai qu'Elvis a de sérieux arguments, c'est un mythe qui n'a rien à envier à Morrison... Seulement, il lui manque tout de même ce côté insoumis, dangereux, barré, sans lequel le rock n'aurait pas survécu. Morrison c'est, pour aller vite, le cerveau de Dylan dans le corps d'Elvis. Cynique, poète et arrogant comme Dylan... sexy, rock'n'roll, charismatique et beau comme Elvis. En plus chaotique et révolté qu'Elvis et Dylan, deux de ses modèles.
Cependant, il n'y en a pas tant que ça qui se réclament ouvertement de Morrison. Lorsqu'on est passionné de rock - et donc toujours un peu snob - c'est une figure trop "évidente". Mieux vaut être fana du bassiste d'un obscur groupe cold-wave fin 70's...
Je n'aimais pas Morrison. Lorsque le film d'Oliver Stone est sorti, j'écoutais les Doors depuis peu. Et, en bon fana de rock qui se respecte, tout le foin autour de Morrison à cette époque, les filles qui en étaient folles, la médiatisation excessive, tout ça ne pouvait m'inspirer que du rejet. Même pas allé voir le film sur le moment (enfin, je crois, ça remonte à loin)... J'aimais la musique du groupe, mais pas Morrison, que je voyais comme un poseur, une rock-star superficielle qui aurait lu 2-3 trucs de Baudelaire et Rimbaud et se prenait pour un poète. Baudelaire, je le vénérais depuis longtemps, et le voir brandi par un rockeur "sex-symbol", ça m'irritait au plus haut point. Mais j'avais tout faux... Car plus j'écoutais les Doors, plus je m'intéressais au groupe, plus je découvrais un Morrison à mille lieux des clichés, un Morrison d'une complexité insoupçonnée. C'est bien simple... sa personnalité est si tortueuse, que chaque fois qu'on croit le saisir et le réduire, il apporte de quoi vous démentir et vous échappe. Sinueux comme un serpent... pas étonnant qu'il ait toujours témoigné de cette fascination pour les reptiles. On l'a surnommé le "Roi Lézard", mais "Crawling King Snake" serait plus pertinent (du nom de cette chanson de John Lee Hooker qu'adorait Morrison et que les Doors ont repris sur L.A. Woman). Jeune, il a habité un petit moment chez ses grands-parents (des fondamentalistes...), et sa grand-mère a dit de lui : "Il haïssait le conformisme, il trouvait un point de vue étrange sur tout. Il essayait de nous choquer. Il adorait ça. Il nous disait des choses dont il savait qu'elles nous dérangeraient. C'est simple, nous ne le comprenions pas, ni l'un ni l'autre. Il avait des facettes différentes, Jimmy. On en voyait une, on en apercevait une autre, on ne savait jamais ce qu'il pensait." *
Un poseur ?
Certes... mais pas comme n'importe quelle star débile du rock. Fils aîné d'un militaire, venant d'une famille où l'on ne plaisante pas avec la morale et les bonnes manières, il a toujours pris un malin plaisir, depuis sa plus tendre enfance, à provoquer et agacer. Et, surtout, c'est un des types les plus cultivés de l'histoire du rock (j'y reviendrai), ne voir en lui qu'un poseur, c'est comme ne voir en Bowie qu'un type qui aime bien le maquillage et les déguisements. Grand amateur d'Oscar Wilde, il connaissait cette citation du Portrait de Dorian Gray, qui lui va comme un gant : «Etre naturel est aussi une pose, et la plus irritante que je connaisse.»
Un chanteur romantique, poète et sensible ?
Mouais... il était grossier, cynique, manipulateur, macho, parfois homophobe (il détestait les homos qui tournaient autour de sa compagne pour essayer de le rencontrer), aimait les bars mal famés, se bourrait la gueule en balançant des obscénités, et la musique qu'il préférait, c'était le blues bien rugueux...
Un hippie illuminé ?
Il est toujours drôle de constater que bon nombre de hippies ont pris Morrison comme référence ultime, modèle absolu... certes, il était cool, débraillé, défoncé, libertaire, contestait toute forme d'autorité... mais, quand on y regarde de plus près, il était le contraire d'un hippie. Le Flower Power, très peu pour lui. La vie en communauté dans une douce béatitude ou tout le monde s'aime, se respecte, vit en harmonie (enfin, essaye...) il n'aurait pas tenu une seconde. Comme il le disait : " Rien ne m'intéresse en dehors de la révolte, du désordre, du chaos... "
Morrison était un individualiste, un provocateur, un manipulateur... Un érudit, qui dévorait livres sur livres, qui accordait la plus haute importance à la culture, qui ne croyait absolument pas en l'égalitarisme... un élitiste, dont la plus grande influence est... Nietzsche.
Morrison était plus un punk avant l'heure qu'un hippie. Ce n'était pas de construire un monde nouveau qui l'intéressait, c'était juste détruire l'ancien.
Kim Fowley disait des Doors : "C'était le premier groupe diabolique, tout comme les Beatles étaient le premier groupe aux cheveux longs".
Il raconte ainsi la première fois où il a entendu les Doors, alors que ceux-ci n'avaient pas encore sorti le moindre album :
"La première fois que je les ai vus, c'était chez Ciro en 1966. [...] Je suis arrivé chez Ciro avant le début du concert et les musiciens étaient sur scène, en train de se préparer. Un chahuteur a commencé à hurler au groupe "Vous êtes horribles. Vous ne savez pas jouer. Vous êtes de la merde. Vous ne savez pas boire, vous ne savez pas penser, vous ne savez pas vous battre, vous ne savez pas baiser." Il était sale et il avait l'air dangereux. Les musiciens avaient l'air nerveux et ont commencé à jouer... et ce type sauta sur scène et commença à chanter. C'était Morrison, qui venait d'insulter ses propres musiciens. C'est un des meilleurs trucs que j'ai vu dans un club. Pas d'introduction, juste le chanteur qui interpellait les musiciens et puis la musique. Je me suis dit "Bon sang, ces types-là vout être intéressants"
Un sale type égocentrique, prétentieux et tyrannique ?
En partie... on pourrait le penser à la lecture de l'anecdote précédente. Pourtant, contrairement à tant de stars égocentriques du rock, il a toujours montré le plus grand respect pour les autres membres du groupe. A ses débuts, on lui propose en douce un contrat en or, lui expliquant qu'il n'a pas besoin des autres, que ce qui intéresse les gens, ce n'est pas les Doors, c'est Jim Morrison... il répond avec cette ironie caractéristique (en gros, je cite de mémoire... enfin, j'étais pas là, hein, mais j'ai lu ça dans des bouquins) : "nous sommes un groupe démocratique, aucune décision importante n'est prise sans qu'elle soit soumise au vote... vous voulez qu'on aille voir les autres savoir ce qu'ils en pensent ?"
Morrison, à la personnalité si écrasante, aimant manipuler les foules et les médias, aurait très bien pu devenir un vrai tyran au sein des Doors... il n'en a rien été, les décisions ont toujours été prises en commun, non pas à la majorité, mais à l'unanimité, sans que Morrison prenne les autres de haut.
Bien entendu, comme dans tout groupe, il y a eu des tensions, divergences... Morrison a enragé quand les autres ont accepté de vendre la mélodie de Light my Fire pour une pub. Morrison, perdu dans les excès et la débauche, montant sur scène (quand il y venait !) juste pour insulter le public ou raconter des conneries, ça n'était bien entendu pas du goût de Krieger, Manzarek et Densmore... qui ont dû en avaler, des couleuvres, avec un chanteur aussi incontrôlable. Mais, au fond, il y avait un respect sincère entre les quatre.
Un sex-symbol, jouisseur invétéré, instinctif et animal ?
Morrison en fin de compte était... un intellectuel. Un Q.I. assez exceptionnel (149), un élève brillant (mais très indiscipliné) et, surtout (on peut avoir un gros Q.I. et ne pas s'en servir), un type extrêmement cultivé, passionné par la philosophie, l'art, la littérature, la psychanalyse, l'histoire, l'ésotérisme... Les cours de philosophie, comme l'ont raconté les étudiants de sa promotion, se limitaient à des discussions érudites entre le prof et Morrison, que personne d'autre n'arrivait à suivre. Ce qu'a fait Morrison sur scène, provoquant la foule, l'amenant où il le voulait, ce n'est en fait... qu'une application de son mémoire universitaire, sur les "névroses sociales" et la psychologie des masses. Déjà, à l'université, il aimait faire ce type d'expériences. A ses camarades, il prétendait avec arrogance être capable de manipuler les foules, de les conduire à tel type d'émotion collective... Le rock et la scène lui ont permis d'aller plus loin dans ce qui était un de ses jeux favoris, personne ne savait comme lui, par sa gestuelle, son chant incantatoire, ses mots, mener une foule à l'hystérie, ou l'apaiser subitement s'il trouvait que ça dégénérait trop.
Ce n'était ni pour l'argent, ni pour la gloire que Morrison aimait manipuler les foules... c'est parce qu'il avait ce sentiment de supériorité très "nietzschéen", il savait qu'il était un "leader-né", il était fasciné par le chaos et comme une sorte de "savant fou", il considérait ses congénères et la société en général comme un terrain d'expérience ludique. C'était déjà le cas dans son enfance, lorsqu'il allait jusqu'à mettre la vie de son frère en danger en le poussant à prendre tous les risques... ou provoquant constamment ses camarades, son entourage, pour après noter dans un petit cahier leurs réactions, comme un entomologiste.
Une des anecdotes, à mon sens, les plus éclairantes sur Jim Morrison, est un autre de ses jeux favoris, à l'université :
Quand des amis venaient dans sa chambre, il les mettait au défi : "Vas-y, prend un livre, n'importe lequel [...] ouvre-le au début d'un chapitre et commence à lire. Je ferme les yeux et je te dis quel est le livre et qui est l'auteur."Jim balayait d'un geste les centaines et les centaines de livres qui couvraient les meubles et s'empilaient partout contre les murs. Jamais il ne s'est trompé ! *
On a ici en même temps son arrogance, la frime... mais aussi, un profond amour des livres, de la culture et du savoir. Car pour être capable de cela, faut pas être un dilettante, un type qui lit sans grande passion, juste pour avoir une vague "culture". Non, faut, comme Morrison, avoir un rapport "viscéral" à la culture et à la littérature, lire avec la plus grande attention et curiosité.
Baudelaire, Rimbaud... ça ne nous semble pas si original, en France, comme référence... mais pour un américain des années 50-60, ça l'était. D'obscurs livres esotériques à de grands textes philosophiques, des poètes les plus anciens (il était fasciné par la Rome antique et le Moyen Age) aux écrivains les plus modernes, il a passé moins de temps, dans sa jeunesse, à courir les filles que les livres. Enfant, alors qu'il traînait toujours avec la même chemise et que sa mère lui file 5 dollars pour s'en acheter une neuve... il en prend une à 25 cents à l'armée du salut, et court se payer des livres avec le reste.
La vie de Morrison, jeune, c'était celle du fils aîné d'une famille de militaires tout ce qu'il y a de plus wasp et stricte, qui passe son temps plongé dans les bouquins.
Ceux qui s'intéressent à la poésie de Morrison sans bien connaître le personnage ont de quoi être dérouté. On imagine, en se fiant à son image de rockeur sauvage, habité, cool et sexy, que sa poésie relève de celle de la beat generation, de l'écriture automatique, de textes fumeux avec quelques fulgurances balancées sur le papier sous l'effet de champignons hallucinogènes... mais elle en est le plus souvent très loin. Morrison a avoué lui-même n'avoir jamais su se lancer dans l'écriture automatique. Il aimait le travail sur la langue, les mots, les sonorités (Joyce était un de ses écrivains favoris). Ses poèmes sont ultra-référencés, avec des allusions constantes à des textes et poèmes qui lui plaisaient... rien d'étonnant, en fait, de la part d'un type qui choisit le nom de son groupe en référence à Huxley faisant lui-même référence à William Blake (une autre des grandes influences de Morrison) et dont on peut trouver, sur le premier album, la reprise d'un titre de Brecht et Kurt Weill (tout de même pas commun pour un groupe de rock américain des 60's), la référence au Voyage au Bout de la Nuit de Céline sur End of the Night... celle à Nietzsche sur The End (on pense souvent que cette allusion au mythe d'Oedipe lui a été inspiré par Freud, qu'il avait beaucoup lu, mais c'est la Naissance de la Tragédie de Nietzsche - où celui-ci expose sa théorie de l'art apollinien et dyonisiaque - qui l'a ici inspiré).
Morrison - Nietzsche... même combat !
Lorsqu'il a découvert Elvis, Morrison, comme beaucoup des gamins des années 50, a été profondément marqué, il sentait qu'une nouvelle ère s'ouvrait, une ère qui semblait particulièrement excitante... mais Elvis, dont il a pourtant toujours été un grand fan n'était sûrement pas son influence majeure. Morrison doit beaucoup moins à Elvis... qu'à Nietzsche.
Il a trouvé en Nietzsche un "esprit frère", un homme dont la philosophie rejoint ce qu'il n'a cessé de faire toute sa vie durant : renverser les valeurs, déconstruire la morale, remettre en cause tout ce qui est considéré comme "normal", convenable, juste ou "bon".
L'un, Nietzsche, est fils de pasteur, l'autre, Morrison, est fils de militaire... tous deux ont eu une éducation très austère, stricte, morale... mais tous deux étaient trop intelligents et critiques pour accepter les injonctions de leurs milieux. Ils ont déconstruit et remis en question tout de leur éducation, leur conditionnement, en allant le plus loin possible dans cette voie opposée. Les valeurs morales chrétiennes - même les plus universalistes acceptées par les athées - personnne ne les a contestées et attaquées autant que Nietzsche. Les valeurs de la société blanche et wasp dominante, Morrison s'est appliqué à toutes les renverser. Rares sont ceux qui ont osé aller si loin dans leur révolte que Nietzsche et Morrison... qui ont aussi en commun de ne pas vivre cette révolte dans le ressentiment. Ce ne sont pas, comme tant d'autres, des romantiques qui expriment avec le plus grand pathos la douleur de ce poids du monde qu'ils tiennent sur leurs frêles épaules, pas des ados pleurnichards haïssant cette "société injuste et cruelle" et cherchant à se faire consoler. Non, ils ont un grand appétit de vie, de jeu, de plaisir, ils défient le monde avec ironie et panache, ils ne craignent jamais d'en faire trop... plus ça dérange, mieux c'est. Bien sûr, il y a aussi chez eux des frustrations, de la haine, du ressentiment. Mais pas de complaisance dans l'apitoyement, ils le transcendent en exprimant leur violence sans craindre qu'elle soit mal perçue. Peu de gens, dans la vie, sont réellement nietzschéens... même Nietzsche (voire surtout Nietzsche) ne l'était pas. Mettre en pratique les théories de Nietzsche, c'est quasi-impossible et asocial. Morrison, lui, aura essayé... et, sans y être parvenu totalement, il est un des hommes qui a approché au plus près cet idéal. Pour faire comprendre la philosophie de Nietzsche dans les écoles, on pourrait s'appuyer sur l'exemple qu'est celui de Morrison :
Rejet de toutes les conventions, inversion des valeurs morales judéo-chrétiennes, refus de "voir petit" et de se contenter de demi-mesures, aller toujours plus loin en tout, une mystique sans dieux ni morale ni dogmes, importance du corps, de la danse et de la sensualité. Pas d'égalitarisme, il y a des natures de maîtres et d'autres d'esclaves... la violence est une manifestation de la vie et doit s'exprimer, la culpabilité est la marque des faibles rongés par le ressentiment, une vision très aristocratique de la vie fondamentalement opposée à la vision "bourgeoise", provoquer pour déranger les certitudes etc, etc...
John Densmore (batteur des Doors) : "[Jim] voulait réellement sortir de lui-même, aller absolument jusqu'au bout, aussi loin que possible, et chaque fois. Allez savoir ! Je n'ai jamais compris parce que je suis du côté indien de la métaphysique, du côté lumineux, ce que vous voudrez. Lui était toujours plongé dans Nietzsche, le-sens-de-toutes-choses et l'exploration existentielle." *
Morrison a lu Nietzsche très jeune. Au lycée, il avait déjà dévoré la plupart de ses ouvrages. Pas banal pour un lycéen américain des années 50. Les autres occupaient plutôt leurs loisirs à écouter Elvis et tenter de l'imiter. Morrison, lui, deviendra un Elvis nietzschéen...
A ce stade de l'article (pour les courageux qui n'ont pas encore décroché), certains doivent être assez perplexes car :
1. Il est difficile d'arriver à croire que ce sex-symbol rock, sauvage et provocateur était un érudit, un calculateur, un intellectuel dont la référence majeure est Nietzsche... j'ai moi-même mis du temps à m'en faire à l'idée, et quand je vois des vidéos de Morrison, j'ai toujours du mal à l'imaginer. Mais à force de lire des bouquins et articles sur les Doors, j'ai fini par m'en convaincre.
2. Un intello érudit fana de Nietzsche et calculateur... ça n'a rien de très rock'n'roll. Ce qui contredit ce que j'écrivais au début, Morrison ne serait donc pas la plus parfaite incarnation du rock... il serait plutôt à la traîne, entre Mc Cartney et Thom Yorke. Pire encore, il n'a jamais eu une grande considération pour le rock. Quand, à la fin du lycée, tout le monde ne jurait que par le rock'n'roll, lui disait mépriser le genre et n'écouter que du blues. Lorsqu'il quitte les Doors, ce n'est pas une "passade", les autres membres du groupe savaient que ce serait définitif, que Morrison avait plus d'estime pour la poésie, et voulait s'y consacrer pleinement. Le rock était pour lui plus un jeu qu'un art...
Mais c'est aussi cela qui, paradoxalement, fait de Morrison la "figure emblématique du rock". C'est parce qu'il ne prenait pas le rock au sérieux qu'il pouvait tout s'y permettre. Il n'était pas là pour "faire carrière", mais surtout pour s'amuser, provoquer et foutre le bordel. Qu'y a-t-il de moins rock'n'roll que ces groupes qui vous expliquent que l'important, c'est de durer ? Car le rock, c'est un truc de sale gosse. Et s'il y a bien eu un "sale gosse" dans l'histoire du rock, c'est Morrison (ce n'est pas le rabaisser que de le dire, à leur manière, Nietzsche et Baudelaire sont aussi de parfaits "sales gosses") Morrison est un sale gosse qui a toujours tenu à faire le contraire de ce qu'on lui imposait. Et pas qu'un peu. Le rock lui a permis de faire ce pour quoi il étail le plus doué : emmerder le monde. C'est ce qui lui donne une véritable authenticité, il n'a pas, comme tant d'autres, attendu de monter sur scène pour jouer les rebelles, rentrant le soir chez lui vivre une petite vie tranquille. Le public le sentait bien : il était aussi barré à la ville qu'à la scène.
Une petite vidéo qui illustre à merveille le "sale gosse nietzschéen" qu'était Morrison... il s'amuse et improvise, au piano, en racontant des conneries sur un épisode de la vie de Nietzsche (c'est le "Frederic" dont il est question) :
Depuis sa plus tendre enfance, Morrison n'a eu de cesse de provoquer sa famille, ses amis, son entourage. Mais ce n'était pas simplement de la provoc' "bête et méchante", il était en quête de vérité, et provoquait parce qu'il a toujours refusé d'accepter les normes arbitraires, les opinions et règles morales que tous semblaient partager. Ses provocations, c'était une manière de mettre à l'épreuve tout ce qui est considéré comme admis ou établi, d'interroger constamment la société et le psychisme de ses congénères, de mettre le monde face à ses contradictions :
"Une grande partie de la personnalité de Jim était son désir de vous provoquer jusqu'à ce que vos mécanismes naturels de défense entrent en jeu. Il essayait sans arrêt de faire tomber les prétentions et les masques que nous nous construisons. Il vous forçait à utiliser vos instincts de survie, parce qu'il voulait vous rendre plus réel. Quand il arrivait à vous faire hurler, crier et sauter de colère il se mettait à rire d'un rire hystérique. Parce qu'il avait gagné"
Bill Siddons, manager des Doors
Une personnalité sinueuse, riche, déstabilisante... mais on est tous amené, selon les jours et nos humeurs, à manifester des aspects très différents de nos personnalités. La grande différence chez Morrison, c'est que lui pouvait être une chose et son contraire, mais dans l'excès le plus total :
Il vient d'une famille de militaires, pur produit de la "bonne société" blanche et rigide américaine... et deviendra le symbole même de la rock-star débauchée, subversive, provocante... finissant même sur la liste noire du FBI.
Une intelligence et une culture exceptionnelles... et un des plus grands sex-symbol de l'histoire du rock, et même de l'histoire tout court.
Un groupe de rock californien, en plein Flower Power... dont le chanteur parle comme aucun rockeur avant lui de chaos, nihilisme, Rimbaud, Nietzsche et Céline...
Il adorait la littérature et la poésie européenne la plus raffinée... mais était par d'autres côtés une vraie "grosse brute", mélange de dandy européen du XIX° et de bluesman viril et grossier.
Personne dans le rock n'a semblé aller aussi loin dans la quête d'absolu, de grandeur, de transcendance... alors qu'il était d'un grand cynisme et tournait tout en dérision.
Sombre, tourmenté, violent... il était en même temps très "espiègle", rigolard, farceur, ses amis ne savaient jamais s'il était sérieux.
Personne ne semblait aussi habité sur scène... et, pourtant, peu de rockeurs ont osé montré un tel mépris du public, des phénomènes d'idolatries, voire même du rock.
Enfin, s'il y a une chose essentielle qu'on oublie souvent lorsqu'on parle de Morrison, c'est sa voix. Sa personnalité est telle qu'elle a tendance à éclipser le reste. Pourtant, c'est une des grandes voix du rock, un timbre et une manière de chanter en accords avec ses multiples facettes. Une voix fascinante, qui peut-être tour à tour virile et enveloppante avec de beaux graves, nonchalante ou criarde comme celle d'un sale gosse agaçant, éraillée et enragée, éthérée ou bluesy... et, surtout, ce qui lui est le plus personnel, une façon très incantatoire de chanter, unique en son temps, et rarement égalée, si ce n'est plus tard par Nick Cave...
Il est dommage qu'on ne trouve pas de vidéos live vraiment représentatives de ce qu'étaient les concerts des Doors : "Le public savait à quoi s'attendre lors d'un concert des Doors : bagarre et folie. A défaut, ils verraient au moins le Roi Lézard se conduire comme nul autre n'en était capable, ou ne le voulait. Défoncé au point de basculer hors de la scène - soûl au point de pousser des hurlements à la place des paroles oubliées - planant si haut qu'il allait baiser un ampli avant de s'écrouler sans pouvoir se relever. Avec les Doors, il y avait du spectacle - du spectacle jamais vu, un truc dingue" *
Pas de live convaincant, mais un excellent montage, sur un des meilleurs titres des Doors où le chant de Morrison est à mon sens... génial, et un montage qui est une parfaite illustration de la fascination qu'a pu exercer Morrison...
The Doors - Not To Touch The Earth :
Pour voir "la bête" en live, le mieux, c'est sans doute cette version de The End, où il est à la fois habité, distant, farceur, provocateur... avec notamment ce jubilatoire "Mother I wanna fuck you all night long", faut imaginer ce que ça pouvait représenter à l'époque, aux EU...
The Doors - The End
Jim Morrison chez :
Guic'The Old
Les Doors chez :
Systool
Thom
* Jerry Hopkins & Daniel Sugerman - Personne ne Sortira d'ici vivant
J'ai lu pas mal de bouquins sur les Doors, mais celui-là, que j'ai relu pour écrire cet article, est à mon sens le meilleur. Même si vous n'aimez pas trop les Doors, je vous le recommande, la vie de Morrison est un roman. Pas étonnant pour un type qui s'est tant construit à partir des livres, pas étonnant pour la "créature littéraire" qu'il était, allant même jusqu'à tenter d'imiter dans ses gestuelles le personnage de Sur la Route de Kerouac ou la façon d'incliner la tête d'Alexandre le Grand, une autre de ses idoles...