Expliquer ce que sont les tonalités, les accords parfaits majeurs et mineurs, les règles harmoniques, est un vrai défi lorsque l'on s'adresse à de non-musiciens (et même à certains musiciens). C'est un cercle vicieux : pour comprendre ce qu'est une tonalité, il faut comprendre ce qu'est un accord, pour comprendre les accords et leur utilisation, il faut comprendre les gammes, pour comprendre les gammes, il faut comprendre comment elles s'utilisent dans une tonalité. Mais chacun a la possibilité d'entendre la différence entre tonalités majeures et tonalités mineures : le majeur sonne plutôt joyeux, le mineur triste. Distinguer une musique joyeuse d'une musique triste, c'est à la portée de tous ; n'importe, sans ne rien connaître de la théorie musicale, peut dire d'un morceau s'il est en majeur ou en mineur. Pourtant... il faut aussi nuancer, on peut faire du "mineur joyeux" et du "majeur triste". Mais ce sont là plutôt des exceptions, la très grande majorité des morceaux en mineur que vous ferez écouter à quelqu'un lui sembleront tristes (ou sombres, mélancoliques, etc...)
Par exemple, les musiques tziganes ou orientales, généralement en mineur, peuvent être "festives" selon la manière dont elles sont jouées, mais elles ont toujours un peu de la tristesse du mineur.
Pourquoi cette tristesse du mineur ? Il existe une réponse assez simple à cette question : les intervalles mineurs sont des intervalles plus petits, plus "ressérés" que les intervalles majeurs... ce qui donne cette impression de mélancolie, d'introversion, de mystère. Prenez une comptine pour enfants, jouez-la en mineur... et vous verrez qu'elle perdra de son côté léger et apaisé, elle s'assombrira et deviendra mélancolique. Un chef-d'oeuvre l'illustre bien, la 1ère symphonie de Mahler dont le 3° mouvement reprend sous forme de marche funèbre le fameux chant pour enfant, Frère Jacques (Bruder Martin chez les allemands et autrichiens), joué en mineur. Ce mouvement a fait scandale à l'époque, on trouvait notamment qu'il y avait quelque chose de maléfique, satanique, à détourner cette comptine innocente pour enfants :
Cf. mon article sur le 3° Mouvement de la Symphonie n°1 en Ré Majeur de Mahler.
(La Symphonie est en Ré majeur, mais ce mouvement est bien entendu en mineur.)
Le rythme de marche funèbre et la sonorité plaintive des contrebasses jouées dans l'aigu contribuent à assombrir Frère Jacques, mais c'est la transformation des intervalles majeurs en mineur qui change vraiment le caractère de cette comptine.
Qu'est-ce qu'un intervalle ? C'est la distance qui va séparer deux notes. Vous connaissez forcément l'ordre des notes : Do Ré Mi fa Sol la Si Do.
De Do à Ré, il y a un intervalle de seconde.
De Do à Mi, un intervalle de tierce
Do-Fa : quarte
Do-Sol : quinte
Do-La : sixte
Do-Si : septième
Do-Do (aigu) : octave
C'est l'intervalle de tierce par rapport à la note principale (la fondamentale) qui détermine si la tonalité est majeure ou mineure. Donc, dans la gamme de Do ci-dessus, on est en majeur, il y a deux tons entre Do et Mi. Si l'on voulait passer en mineur, il faut baisser la tierce, on lui enlève 1/2 ton, on se retrouve alors avec un intervalle de 1,5 ton : Do - Mi bémol (mettre un bémol, c'est baisser une note d'un demi-ton).
Si vous êtes largué (ce qui peut se comprendre, tout ça est difficile à saisir lorsque l'on ne joue pas d'un instrument), sachez que ce n'est rien, on va passer maintenant à une explication nettement plus complexe qui fait intervenir les lois de l'acoustique. Mais accrochez-vous, la récompense sera d'autant plus grande, car il y a matière à remettre en question ou du moins interroger pas mal de préjugés sur ce qu'est la musique et ce qu'est le son.
Lorsque vous jouez une note... vous en jouez plein d'autres sans le savoir. Ce sont les "harmoniques". Un son comporte plusieurs autres sons, très difficiles à percevoir à l'oreille, mais qui sont bien présents, vibrent et entrent en résonance. Faites vibrer une corde de guitare, et, si vous prêtez bien l'oreille, vous devriez entendre, en plus de la note jouée, des sons plus aigus. Ce sont les harmoniques de la note, et leur importance est considérable. Ce sont elles qui vont faire la richesse d'un son, et différencier deux instruments. La qualité d'un instrument, d'une voix, dépend de ses harmoniques. Par exemple, si les synthés bas de gamme des années 80 avaient un son aussi pourri, c'est parce que l'on synthétisait une note, mais pas toutes ses harmoniques. Plus un son donne à entendre d'harmoniques, plus il sera riche, chaleureux, plus il aura un beau timbre.
Il peut sembler étrange à certains que ces notes que l'on n'entend pas "naturellement" fassent la qualité d'un son... il suffit de prendre un exemple que vous connaissez en général mieux : le mp3. Dans un fichier mp3, on a retiré les fréquences trop basses ou aiguës pour l'oreille. Et pourtant, cela nuit à la qualité du son, puisque l'on sent bien que la musique en mp3 n'a pas la qualité d'une musique non-compressée.
Quelles sont les harmoniques ?
Si vous jouez un do et que vous avez une oreille exercée, vous arriverez à percevoir ses premières harmoniques : un do à l'octave, puis on monte au sol, de nouveau un do et un mi (et sib - do - ré - mi -fa -sol).
Soit un intervalle d'octave, puis un intervalle de quinte (do-sol), de quarte (sol-do), et de tierce... majeure (do-mi) !
Une petite vidéo trouvée sur youtube qui vous permettra d'y voir plus clair :
Ce que la physique démontre en étudiant les vibrations sonores (et qui remonte à Pythagore) est que les premiers intervalles "naturels" sont les octaves, quintes, quartes, et enfin les tierces majeures. Il est assez fascinant de constater que c'est aussi dans cet ordre que l'on a considéré comme "consonance" ces intervalles dans l'histoire. Les musiques de l'antiquité et du Moyen Age privilégient les octaves, quintes et quartes, il faudra attendre la renaissance pour que la tierce commence à être acceptée. Et dans les musiques assez rudimentaires (blues, rock des années 50... voire le metal avec les "power chords"), on s'attache avant tout aux quintes et quartes. En fait, ce qu'ont apporté les Beatles au rock, c'est en quelque sorte l'équivalent de ce qu'a apporté la musique de la renaissance. Si l'Italie (et Florence en particulier) a été le pays qui a vu naître cette nouvelle esthétique dans les arts, cela n'a pas été le cas en musique. Au XVème siècle, c'est d'Angleterre qu'est venu cette nouvelle utilisation et conception des tierces (et sixtes, la sixte est un renversement de la tierce) à la base de la musique tonale qui suivra (les accords parfaits majeurs et mineurs sont des empilements de tierces)... et dans les années 1960, 4 gars de Liverpool vont révolutionner le rock, notamment en privilégiant beaucoup plus les tierces que les quartes et quintes, ce qui rend leur musique plus "raffinée" douce, agréable que le rock qui précédait.
Revenons aux harmoniques... dans une note, on trouve donc l'accord parfait majeur (fondamentale - tierce majeure - quinte) dès les premières harmoniques. Un accord majeur est donc plus "naturel" qu'un accord mineur, ce qui peut nous permettre de mieux saisir pourquoi les musiques en majeures semblent plus sereines, apaisées ou joyeuses. La tierce mineure, elle, ne fait absolument pas partie de ces harmoniques, elle est ainsi plus "artificielle".
Les impressions de tristesse, de mélancolie, d'inachevé, de mystère et/ou d'angoisse que le mineur suscite si facilement peuvent ainsi s'expliquer par le fait que l'intervalle mineur est lui-même étranger à l'harmonie naturelle d'un son. Faut-il en déduire que les musiques en majeur sont préférables à celles en mineur ? Non, bien sûr... sinon, ce serait comme dire qu'un film tourné avec un éclairage particulier, un grain d'image "stylisé", serait moins bon qu'un autre dont l'image est la plus "réaliste" possible.
Pour terminer, quelques exemples de musiques en mineur - avec plusieurs de mes morceaux favoris - afin de voir les différentes atmosphères, émotions, qu'il permet de "mettre en musique"... car il ne se limite pas à la seule "tristesse" :
Mineur mélancolique et lyrique : Radiohead - Exit Music (For a film)
Mineur rêveur et triste : Antonio Carlos Jobim - Insensatez
Puissant et tourmenté : Beethoven - 1er mouvement de la 5° symphonie
Envoûtant, hypnotique et orientalisant : Dead Can Dance - Yulunga
(ou, bien sûr, The End des Doors)
Festif et funky : Doobie Brothers - Long Train Runnin'
Inquiétant et malsain : Massive Attack - Mezzanine
Pesant, glauque, envoûtant : Velvet Underground - Venus in Furs
Funèbre, douloureux, grave : Chopin - "Marche Funèbre" de la sonate pour piano n°2
Volontaire, dynamique : Bella Ciao
Martial, puissant, tragique : Mahler - Symphonie n°6, 1er mouvement
Sauvage, violent, déstructuré : Sonic Youth - Silver Rocket
Cool et sensuel : David Bowie - Right
On peut exprimer des choses très différentes en mineur, mais comme vous pouvez le constater - si vous prenez la peine d'écouter ces morceaux (enfin, j'espère que vous connaissez la plupart, qui sont tout de même des références dans leurs genres) on retrouve toujours, même dans ses moments les plus "joyeux", un fond de tristesse...
Les morceaux ayant disparu avec la fin de grooveshark, je vous les remets sous forme de playlist sur spotify :