Pi Recordings 26/07/2011
Depuis plusieurs décennies, le jazz s’est embourgeoisé, il a perdu le souffle de rébellion et l’audace qui l’ont animé jusqu’aux années 60-70, lesquels ont été récupérés par les musiques populaires modernes que sont le rock, le rap puis l’électro. C’est une vision des choses un peu rapide, mais assez proche de la perception que l’on a en général de ces musiques.
Pourtant, selon le contexte, le regard qu’on leur porte peut être fondamentalement différent. Une petite expérience toute simple pour s’en convaincre : écoutez le dernier album de Steve Coleman en consultant les classements des meilleurs albums de l’année selon le NME, Rolling Stone et Mojo… soit 3 magazines de « référence » pour tout ce qui concerne les musiques populaires modernes. Et là, les rôles s’inversent… d’un côté, une musique aventureuse, intense, passionnante, de l’autre, des albums parmi les plus insipides des sorties rock, électro et pop de l’année. Même pas « bourgeois » (pas assez sophistiqués pour cela), mais petit-bourgeois.
Leurs 7 albums de l’année (cf. inrocks) :
NME
07 St. Vincent - Strange Mercy
06 Arctic Monkeys – Suck It And See
05 Kurt Vile – Smoke Ring For My Halo
04 Wild Beasts – Smother
03 The Horrors – Skying
02 Metronomy – The English Riviera
01 PJ Harvey – Let England Shake
Rolling Stone
07 The Decemberists – The King Is Dead
06 Lady Gaga – Born This Way
05 Radiohead – The King Of Limbs
04 Fleet Foxes – Helplessness Blues
03 Paul Simon – So Beautiful Or So What
02 Jay-Z & Kanye West – Watch The Throne
01 Adele – 21
Mojo
07 Josh T Pearson – Last Of The Country Gentlemen
06 White Denim – D
05 Kate Bush – 50 Words For Snow
04 Jonathan Wilson – Gentle Spirit
03 Fleet Foxes – Helplessness Blues
02 The Horrors – Skying
01 PJ Harvey – Let England Shake
Let England Shake de PJ Harvey n°1 du NME et de Mojo ! J’ai la plus grande admiration pour PJ, elle a su apporter un nouveau souffle au rock indépendant… mais c’était il y a près de 20 ans ! Son dernier album, s’il comporte quelques morceaux assez plaisants, manque cruellement de corps, de personnalité, d’intensité. Rien de bien excitant, ni même d’intéressant. L’album de l’année ? Si l’on considère que le pop-rock sans aspérités à la Coldplay est le nec plus ultra de la musique actuellement, pourquoi pas, sinon, je ne vois pas…
The Horrors, très décevants après un Primary Colours plutôt sympathique… voilà qu’avec avec 30 ans de retard, ils se mettent à faire du Simple Minds ou The Mission en plus soporifique que les originaux. Est-ce ce tour de force qui méritait d’être salué par la critique rock ? Ou est-ce que les critiques rock, vieillissants, ont laissé toute exigence au placard pour ne plus vivre que dans la nostalgie de leurs premières soirées adolescentes des 80’s ?
Ajoutons à cela le plus mauvais album des Arctic Monkeys, l’électro-pop gentillette de Metronomy, la collaboration Jay-Z & Kanye West qui se laisse écouter autour d’une bonne tasse de thé, les « vieux » et plutôt consensuels Paul Simon et Kate Bush, la pop racoleuse de Lady Gaga, celle d’Adele qui ne vaut guère mieux, un Kurt Vile décevant après son très bel album d’il y a 2 ans (autrement plus fascinant que ce dernier), la pop-rock très vaguement arty des mal-nommés Wild Beasts et le folk-rock assez plat de Fleet Foxes (je n’aimais pas leur précédent, mais il avait le mérite d’avoir un minimum d’originalité).
Rien qui dépasse, pas de grain de folie (je parle de musique et seulement de musique, pas des tenues grotesques de Lady Gaga…), pas d’urgence, d’innovation, d’audace, de parti-pris esthétiques forts, de larmes, de sang et de sueur… bref, si les classements sont censés refléter quelque chose, ils ne font que refléter ici le rapport petit-bourgeois qu’entretiennent avec la musique ces magazines dits « de référence ». On n'attend pas de trouver chez eux un Steve Coleman album de l'année, bien évidemment, juste un peu plus d'exigence et d'audace... Les Inrocks n’ont pas encore sorti leur classement, mais, bizarrement, je crains qu’il ne relève pas vraiment le niveau…
Et pendant que ce petit monde plébiscite la musique pop la plus inoffensive, le grand Steve Coleman, lui, continue de tracer sa voie. Prouvant ainsi que l’esprit du jazz n’est pas encore mort malgré le succès du jazz lisse à chanteuses (genre Gretchen Parlato cette année).
Si la musique encensée par les NME et autres Rolling Stone est « petite-bourgeoise », celle de Steve Coleman est une musique… noble. Pas la noblesse de privilégiés oisifs nés avec une cuillère en argent dans la bouche, mais la noblesse de l’âme. Libre, aventureuse, inventive, exigeante, sophistiquée, profonde et riche de cultures (des musiques africaines à l’atonalité). De l’art, du grand, du vrai.
Le premier titre de l’album, Jan 18, est, musicalement parlant, ce que j’ai entendu de plus fascinant cette année. Un tel art du groove, du contrepoint (superposition de lignes mélodiques différentes) et du jeu en groupe dans un même morceau, c’est assez exceptionnel. Digne d’un Mingus. Cela fait maintenant plus de 15 ans que je vénère Steve Coleman, et il continue de m’étonner (j’aurais aimé en dire autant, même à leur plus « petit » niveau, de Radiohead et PJ Harvey.)
Le 2° morceau, Formation I, est un peu plus difficile d’accès pour la simple et bonne raison qu’il n’a pas de section rythmique… mais celle-ci revient sur la longue et envoûtante Odù Ifà Suite. Un voyage musical qui mêle à merveille la transe hypnotique et le groove des musiques africaines au jazz le plus élaboré. Quant au dernier morceau, Noctiluca, c’est un irrésistible feu d’artifice musical à l’image d’un dernier mouvement de symphonie…
Féru d’ésotérisme, Steve Coleman est un maître de l’alchimie musicale, et le prouve encore avec cet album. Le chant, magnifique, de Jen Shyu, traité comme un instrument à part entière, dialoguant sans cesse avec les cuivres… l’élégante beauté du chant et les dissonances des cuivres s'entrelacent, soutenus par une section rythmique (deux batteurs, un percussionniste) au groove inégalable.
Une musique qui, certes, demande attention et abandon, mais il en va de la musique comme de l’ésotérisme : les plus grandes découvertes et révélations ne se font pas sans effort…
The Mancy of Sound en écoute sur deezer
Précédente chronique sur Steve Coleman : The Way of the Cipher