Deux films sur deux moments importants de l’histoire de l’Amérique, par deux réalisateurs connus pour leurs œuvres divertissantes et efficaces, mais qui, ici, n’hésitent pas à perdre en accessibilité et en intensité (Bigelow) ou en grandiloquence (Spielberg) pour traiter leur sujet de la manière la plus sérieuse possible. On connaît le patriotisme de l’Amérique et son goût pour le grand spectacle… mais cela ne l’a jamais empêchée de s’emparer de moments clés de son histoire pour en faire des films intelligents et beaucoup moins manichéens qu’on pourrait le penser, loin des clichés du film de propagande héroïque et pompeux.
Lincoln, un biopic ? Sûrement pas. Aucune scène touchante sur la jeunesse de Lincoln, et si l’on y retrouve quelques scènes fortes sur les relations entre Lincoln et sa femme ou ses fils, elles ne sont que secondaires, ce n’est véritablement pas ce qui semble intéresser ici Spielberg. Lincoln délaisse parfois sa famille, met de côté ses émotions et tait sa douleur pour se concentrer essentiellement sur son grand projet qu’est l’abolition de l’esclavage, et Spielberg, d’une certaine manière, fait de même, s’attardant beaucoup moins sur les scènes familiales que sur le processus qui a conduit à la fin de l’esclavage.
Lincoln, un film grandiloquent qui exalte ce grand moment de l’histoire de l’Amérique où l’on a (enfin) voté l’abolition de l’esclavage ? Un film traversé par un grand souffle patriotique, célébrant avec lyrisme le « héros » Lincoln ? Non plus. Si l’on ressent (parfois un peu trop) l’admiration de Spielberg pour l’homme qu’était Lincoln, il n’hésite pas pour autant à s’attarder (parfois un peu trop aussi) sur ses petites magouilles pour arriver à ses fins. Là où l’on aurait attendu de grands discours enflammés et humanistes, de belles paroles sur la liberté, l’égalité, la fraternité… Spielberg nous montre surtout un véritable « homme politique ». Pas un visionnaire porté par de grandes idées et qui en oublie les petits jeux de pouvoir, bien au contraire. Lincoln cherche moins à convaincre par de nobles paroles que par de nombreuses tractations en « achetant » des votes. Un film beaucoup plus politique qu’idéaliste, ce qui pourrait en rebuter certains, et ce qui m’a plutôt agréablement surpris de la part de Spielberg.
Autre agréable surprise, bien plus encore que Lincoln : Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow.
Depuis que l’Amérique a découvert les mensonges de son administration qui ont mené à la guerre en Irak, difficile de faire des films de guerre manichéens avec de bons américains d’un côté, et des méchants de l’autre. Pourtant, sur la traque de Ben Laden, ils auraient légitimement pu tomber dans ce penchant « héroïque », car à moins d’anti-américanisme primaire ou de sympathies terroristes, je ne vois pas trop comment, face à Ben Laden et Al-Qaïda, on pourrait reprocher aux américains de se présenter comme les bons en guerre contre les mauvais. Là, ils avaient vraiment – comme avec les Nazis lors de la seconde guerre mondiale – un ennemi indéfendable et l’occasion de faire un grand film patriotique. On aurait pu imaginer une équipe d’agents charismatiques et attachants, mettant tout en œuvre pour retrouver Ben Laden, puis un groupe de soldats tout aussi charismatiques, prenant d’assaut la villa, avec le traditionnel héros qui portera la coup fatal à l’ennemi public N°1… Mais non, rien de tout ça. Bigelow s’intéresse peu aux « hommes et femmes » que sont les agents de la CIA, elle reste principalement focalisée sur son héroïne, aussi fascinante par sa détermination que froide et peu sociable. Là encore, le film est à l’image de son héroïne : pas de sentimentalisme, de sensiblerie ou de lyrisme, mais une certaine froideur, et une telle obsession des faits et de la mécanique qu’elle(s) – Bigelow comme son héroïne - délaisse(nt) un peu l’humain (ce qui rejoint là aussi Lincoln). Quant à la dernière partie sur l’intervention militaire, pas d’héroïsme et de gloriole non plus, mais un combat déséquilibré entre une vingtaine de soldats surentraînés et suréquipés face à des femmes et enfants en pleurs, et à 3 barbus à peine réveillés.
Là où l’on devrait féliciter Kathryn Bigelow d’avoir réussi, sur ce sujet, à faire un très bon film (comme l’était son précédent, l’excellent Démineurs), sans ne jamais tomber dans la grandiloquence et le manichéisme ( Zero Dark Thirty pourra même sembler un peu trop long et austère à ceux qui ne se passionnent pas pour cette histoire – autre point commun avec Lincoln), ça n’a pas loupé, il a fallu que le film fasse polémique et qu’on l’accuse de faire « l’apologie de la torture ». Tout comme j’ai défendu la série 24 sur cette question, ici, je ne vais pas manquer de le faire pour le film de Bigelow…
« Apologie de la torture »… Bigelow a même été comparée à Leni Riefenstahl (ce qui mérite déjà l’oscar du point godwin de l’année). Maintenant, il suffit que vous ne preniez pas un parti très clair contre tel ou tel phénomène pouvant choquer l’opinion dominante pour que l’on vous accuse d’en faire « l’apologie »… plutôt que de tourner 7 fois la langue dans leur bouche avant de s’exprimer, il faudrait que certains commencent déjà par saisir le sens des mots qu’ils emploient. Il n’y a aucune apologie de la torture dans Zero Dark Thirty. Tout juste une légère ambiguïté, laissant au spectateur la possibilité de se faire sa propre opinion. Il me semble pourtant que, dans une œuvre, laisser la porte ouverte aux interprétations diverses, ne pas surligner que tel acte est bon ou mauvais, moral ou pas, et ne pas faire de sermons, est plutôt une qualité. C’est la « jurisprudence Madame Bovary » (idem pour American Psycho de Bret Easton Ellis), on devrait avoir intégré, depuis le temps, qu’une œuvre n’est pas un cours de morale, et qu’elle a bien le droit de ne pas porter de jugement définitif sur les pratiques condamnables, choquantes ou immorales qu’elle présente. Si les indignations et condamnations morales des œuvres étaient plutôt traditionnellement réservées à la droite (enfin, dans les pays occidentaux, je ne parle pas des dictatures communistes), il me semble depuis un certain temps qu’elles sont de plus en plus fréquentes à gauche. Et, au fond, je les trouve plus acceptables à droite… parce qu’après tout, la droite est ici dans son rôle, c’est même devenu une forme de « jeu » entre les artistes et les ligues de vertus (aux EU, en particulier) ou moralistes de droite. Plus ces derniers sont choqués, plus les artistes en rajoutent… choquer le bourgeois, de droite. On pense évidemment aux stickers « explicit lyrics », imposées par les ligues réactionnaires aux EU sur les albums dont les textes peuvent être orduriers, violents, choquants… et que les musiciens, notamment de metal ou de rap, espèrent chaque fois obtenir, car ils savent que ça sera plus vendeur auprès de la jeunesse. Mais la gauche n’a pas d’excuse, elle qui, d’ordinaire, défend la liberté d’expression des artistes, et leur liberté à être transgressifs, choquants, amoraux… on aurait le droit d’être transgressif quand on choque le bourgeois de droite, pas quand on choque le bourgeois de gauche ? On ne devrait pas juger une œuvre sur des critères moraux ou idéologiques… sauf si elle est de droite ? (ce qui n’est d’ailleurs pas le cas de Zero Dark Thirty, qui n’est pas vraiment marquée idéologiquement… peut-être est-ce cela, d’ailleurs que lui reprochent les moralistes de gauche, ne pas être assez à gauche…)
Des ligues féministes avaient hurlé au scandale lorsqu’est paru American Psycho… parce que des femmes se faisaient violer et torturer sans que cela soit explicitement condamné dans le livre. L’exemple-même de polémique débile, le narrateur étant le psychopathe qui commet ces crimes, il n’allait tout de même pas chaque fois nous dire à quel point c’était mal. Aurait-il fallu que Bret Easton Ellis, lors de chaque meurtre, précise en note de bas de page : « Cher lecteur, je tiens à préciser que je ne cautionne absolument pas cet acte immonde. Torturer, violer et tuer, c’est mal. Très mal. » Ou que le seul psychopathe « acceptable », comme personnage principal d’une œuvre de fiction, ne tue pas de femmes innocentes, mais seulement d’horribles crapules ? Ca existe déjà, ça s’appelle Dexter… et ça suscite tout de même l’indignation et certaines « condamnations morales », de droite (pour la violence, le côté malsain, le héros psychopathe) comme de gauche (parce que la série légitimerait la peine de mort et le fait de se faire justice soi-même).
Pour revenir à Zero Dark Thirty, Kathryn Bigelow a beau avoir bien insisté lors de nombreux plans (peut-être même trop à mon goût) sur le visage de dégoût de l’héroïne face aux actes de torture, elle a beau ne pas nous montrer un « monstre » que le spectateur aurait pu accepter de voir torturé, ni un tortionnaire dont on justifierait les actes (par exemple l’héroïne qui lui dirait, sur une montée de violons «c’est dur, mais n’oublie pas tous les enfants que tu pourras sauver une fois que ce salopard aura fini par nous dire ce qu’il sait »)… ce n’est pas assez, elle aurait dû en faire encore plus pour nous montrer à quel point la torture, c’est mal. Ou alors, ne pas la montrer ? Mais si Bigelow ne l’avait pas fait, c’est là où elle aurait été critiquable, c’est là où l'on aurait pu l’accuser de faire de la propagande, en cachant que l’on a utilisé la torture pour débusquer les terroristes. Une œuvre a bien le droit, évidemment, d’être marquée à droite ou à gauche, de défendre les idées qu’elle veut… en revanche, les vraies œuvres de propagande sont critiquables, moins pour les idées qu’elles défendent que pour leur naïveté, leur grandiloquence, et leurs mensonges. Mais Zero Dark Thirty est tout sauf une œuvre de propagande. Ce qui est plutôt bon signe, c’est qu’elle ne racole ni à droite - puisqu’il ne s’agit absolument pas d’un grand film patriotique et lyrique avec des « héros américains charismatiques » - ni à gauche, parce que même si l’héroïne n’aime pas la torture… elle ne fait rien pour l’arrêter, et en attend des résultats pour avancer. Les scènes de torture de Zero Dark Thirty ne sont pas condamnables, elles sont, au contraire, parfaitement mises en scène. Comme dans 24, il n’y est pas question d’apologie, d'éloge de la torture, loin de là, mais plutôt de nous questionner sur les limites que l’on peut être prêt à franchir pour sauver des innocents menacés par le terrorisme…
Il faut toujours parier sur l’intelligence du public… car même s’il ne l’est pas, le simple fait d’éviter de lui imposer une morale toute faite et une idéologie bien sous tous rapports, c’est le pousser à la réflexion, ce qui, jusqu’à preuve du contraire, est toujours plutôt une bonne chose…
Enfin, pour terminer sur une note très personnelle et plus anecdotique… Zero Dark Thirty était le titre d’un de mes morceaux favoris de l’an dernier (par Aesop Rock), il sera assurément celui d’un de mes films préférés de 2013.