Le sampling
Un nouveau moment se dessine en 1981 avec le premier émulateur, qui stocke des sons et offre la possibilité de les rejouer en une touche de clavier, puis surtout avec la norme MIDI (Musical Interface for Digital Instrument) trois ans plus tard, qui interface synthétiseurs et ordinateurs, reliant instruments digitaux et musiques ou bruits capturés. Le son, converti en valeurs numériques et muté en mémoire, devient une matière taillable et corvéable à merci, filtrée, mixée, accélérée ou ralentie, déstructurée de mille façons, etc. Et lorsque le coût de ces échantillonneurs, claviers multipistes et boîtes à rythmes en mode MIDI devient abordable, cette petite révolution technologique ouvre un espace où s’engouffrent les DJ de Chicago et de Londres… L’amateur, simple passeur de disques, se met à rêver de musiques à danser conçues à la maison… Un mur se dressait entre lui et le professionnel, autant financier que statutaire. Cette barrière disparaît, et rien n’est plus symbolique de ce renversement que le succès de " Pump Up The Volume" en 1987 : un gigantesque collage de bribes de funk et de pop tous azimuts secoue les pistes des clubs et des raves, envahit les radios du mouvement acid house comme Kiss FM et devient illico numéro 1 dans les charts britanniques !
Pour leurs breaks, les DJ hip-hop " se contentaient " de piocher, sur les toupies de vinyles, quelques secondes du " Funky Drummer " de James Brown, et personne ne mouftait.
On ne parlait pas encore de vol. Cette fois, des artistes reconnaissent clairement des extraits de leur labeur dans un titre au firmament des ventes, le "Pump Up The Volume" de M/A/R/R/S, réunion d’un DJ, Dave Dorell, et de deux frères connus sous le nom Colourbox, groupe qui mêlait déjà pop, soul, new wave et ersatz de films. Ce n’est pas une surprise : le premier et unique procès n’est pas intenté à M/A/R/R/S par des poètes de la mélodie dépités qu’on les ait piratés, mais par une triplette de poids lourds de l’industrie du tube, Stock, Aitken et Watterman. La même année, plus fort, c’est Abba qui sonne la trompette des gros vendeurs de soupe : le quatuor suédois " obtient la destruction de tous les exemplaires en stock de "1987 - What The Fuck Is Going On", un disque du groupe Justified Ancients of Mu Mu , ainsi que la confiscation du master. Motif invoqué : le plagiat d’un titre, "Dancing Queen". Le 31 décembre, les Justified Ancients of Mu Mu se sabordent avec force déclarations publiques : "Nous saluons par cet autodafé la grande nullité de (l’industrie de) la musique et proclamons le nihilisme divin". " [5]
Les Justified Ancients of Mu Mu, alias Bill Drummond et Jimi Cauty, mettent le débat sur un terrain politique et économique. Vous parlez de propriété intellectuelle et d’intégrité artistique ? Arrêtez de vous foutre de notre gueule, semblent-ils expliquer aux majors en un bel éclat de rire, vos cris d’horreur esthétique ne sont qu’un cache-sexe : tout ça n’est qu’une histoire de pognon ! Le lendemain de leur autodafé, les deux Anglais renaissent de leurs cendres sous une nouvelle identité, Timelords, et décochent un tube, "Doctorin’ The Tardis" qui pille avec joie et mauvais goût les musiques de Gary Glitter et d’un feuilleton de la télévision britannique.
Cette provocation terminée, ils publient un manifeste : "Le manuel du sample ou Comment décrocher la première place des charts en s’amusant", se glissent dans la peau sans équivoque de KLF ou Kopyright Liberation Front, et n’en finissent pas de créer des hymnes pour fêtes sauvages qui trustent le ciel des hit parades…
Automne 1990. Les KLF sont en concert à l’occasion d’une convention européenne des clubs à Amsterdam. Ils interprètent une version de vingt-trois minutes de l’un de leurs tubes, "What Time Is Love", puis, soudainement, débranchent tous leurs appareils et lancent à la foule en délire leurs platines, samplers, mixeurs, amplis et autres guitares.
Les organisateurs, stupéfaits, demandent aux vigiles d’intervenir pour sauver leur matos… Drummond s’interpose, et se prend une torgnole, tandis que Cauty fait exploser la table de mixage. Le message de KLF au public est simple : samplez sans égards aux triceratops de l’industrie ! Sortez de votre léthargie de consommateurs ! Créez vos propres happenings, soyez des acteurs de votre vie, pas des moutons ! Un message bien au-delà des airs à danser et siffler, que ni Dada ni l’International Situationniste n’auraient renié. Suite logique et fin provisoire de l’aventure : en juillet 1992, les deux provocateurs de KLF prononcent l’auto-dissolution du groupe, puis se réincarnent en décembre 1993 sous la forme de la "K-Foundation", dont l’objet est l’organisation de l’autodafé d’un chèque d’un million de livres Sterling, résultat financier des immenses succès commerciaux de feu KLF qui brûle sous l’œil de caméras… Gainsbarre es-tu là ?
En 1987, alors que l’Angleterre vibre de mille folies musicales, les deux jeunes inconnus de Coldcut sortent un incroyable "Say Kid, What Time Is It ?", sans doute l’un des premiers singles anglais construit uniquement avec des samples…
Puis ils pondent "Beats & Pieces !", funk anarchiste construit d’une mosaïque de voix et de bouts de sons comme un collage dada ou surréaliste…
Dix ans plus tard, dans leur album "Let us Play", ils orchestrent un remix de "Beats & Pieces" et proposent à leurs auditeurs de sampler leurs sons et images par la grâce d’un CD multimédia associé au laser audio. Art du sample. Art du vinyle. Art du remix. Le sampling est " le plus beau jeu depuis l’invention du Scrabble ", affirme Matt Black de Coldcut. Jeu d’esthète dont chaque lettre ou chaque Lego est un ersatz sonore, mot sur orbite ou capture de musique, extrait de film ou rythme célèbre. Mais aussi jeu de société, jeu de pistes contre l’industrie du disque et ses avocats du copyright, dérive policière que décrit à merveille Norman Cook, alias Fatboy Slim : " J’ai écumé tellement de discothèques à la recherche du bon gimmick que je peux dire la provenance de ce qu’on entend dans la plupart des disques d’aujourd’hui. Mais, pour l’instant, je suis de l’autre côté et ces "spécialistes" sont les ennemis. Entre eux et moi, c’est le jeu du chat et de la souris et je trouve la poursuite très excitante. " [6]
Chez Norman Cook comme chez KLF, ce jeu n’a d’abord été qu’une histoire de puzzle libertaire. Sous le patronyme de Beats International, il sample. "Dub Be Good To Me" fait un malheur en 1990, et les avocats de Clash lui tombent sur le dos. Avec au final plus de dettes que de recettes ! Le jeu se complique en conséquence, l’obligeant à de multiples subterfuges.
Mais Fatboy Slim n’est pas KLF. Parfait exemple des ambiguïtés des ludions du circuit pop, Norman Cook joue sur les deux tableaux : d’un côté il s’assume en pirate, et de l’autre, récompensé fin 1999 du grand prix de l’Académie Charles Cros pour son album "You’ve Come a Long Way, Baby", il est distribué par Sony Music !
Le pillage
Norman Cook, finalement, est une sorte de mercenaire, un corsaire malin et talentueux bien plus qu’un pirate, car n’hésitant pas à se vendre à ceux qu’il pille par ailleurs. Au XVIIe siècle, les Renegados de la République de Salé (en Tunisie) refusaient la tyrannie des rois et le statut de matelot, prolétaire de la mer taillable et corvéable à merci, et anticipaient le rêve démocratique par leur défi des hiérarchies et leurs utopies concrètes. L’histoire officielle a fait de tout pirate un barbare à la barbe sanguinolente et a mis dans le même panier le flibustier se battant pour son indépendance et le corsaire prêtant son sabre aux princes les plus généreux… [7] Il n’y a pas de piraterie digne de ce nom sans un désir de résistance. Et c’est pourquoi les Cubistes et les Dadaïstes étaient des pirates, tout comme les orfèvres ambient de Future Sound of London qui ajoutent à la patte d’un Fatboy Slim une dimension essentielle : le besoin quasiment thérapeutique de s’approprier les bêtises du temps présent, de dévorer les objets de notre dictature soft, qu’ils soient sonores, musicaux ou audiovisuels, pour mieux les détourner.
Par leurs gestes de détournement et de réappropriation, KLF, Coldcut, Future Sound of London et les plus doués des archanges révoltés du sampling font danser notre mémoire collective. Ils bloquent nos téléviseurs, nos ordinateurs et nos communications électroniques. Ils décident d’un arrêt sur image. Ils interrompent la marche du temps, le manipulent, répétant cent fois un mot ou une déflagration, le font tourner au ralenti puis le laissent repartir. Ils creusent une distance salutaire en une époque dont les acteurs semblent oublier de prendre leur temps. [8]
Agissant de la sorte, enfin, ces pirates saluent le peintre Asger Jörn, qui achetait à la fin des années 50 des croûtes, puis jetait sur ces toiles d’une banalité à pleurer des canards siphonnés et autres sauvageries artistiques. Ils retrouvent le William Burroughs de 1959, inventant par hasard la technique du cut-up en rassemblant les morceaux épars de colonnes de journaux. Plus profondément encore dans l’histoire de l’art, ils rejoignent sans le savoir André Grosz, Raoul Haussman et Hannah Höch à la Foire Dada de Berlin de 1921, ou plutôt devant les tribunaux pour " insulte aux forces armées " suite à la création d’une poupée et de photomontages à partir de généraux prussiens, coupés, découpés, transmutés en monstres universels…
Selon la loi française, celui qui veut sampler tel ou tel extrait d’œuvre doit, en amont de son acte, en demander l’autorisation à l’auteur ou aux ayants droit, à l’éditeur ainsi qu’à tous les artistes interprètes. Que sa motivation soit politique ou commerciale, intéressée ou désintéressée, il doit payer, en amont s’il vous plaît ! Conclusion de Negativland, groupe de musique industrielle farouchement indépendant, condamné pour avoir ironiquement samplé et remixé des titres de U2 : " Combien de nos prérogatives artistiques devrions-nous accepter d’abandonner pour pouvoir exercer notre activité dans le cadre d’une culture régie par les propriétaires ? L’art souhaite parfois s’orienter dans des directions dangereuses, c’est un risque en démocratie ; mais elles ne doivent certainement pas être dictées par ce que les hommes d’affaires veulent bien autoriser. Regardez le dictionnaire : les artistes ne sont pas définis comme des hommes d’affaires ! Quand les avocats d’affaires ferment à double tour les portes de l’expérimentation aux artistes, est-on dans une situation saine ? N’est-ce pas plutôt la recette de la stagnation culturelle ? " [Extrait d’un article signé du groupe Negativland, "Droit de Citation", tiré dans sa version française de l’anthologie "Libres enfants du savoir numérique" (Éditions de l’Éclat, 2000) d’Olivier Blondeau et Florent Latrive, et dans sa version originale du site du groupe, http://www.negativland.com/fairuse.html ]] En 1989, l’artiste canadien John Oswald sort un CD iconoclaste, "Plunderphonics", avec en couverture un montage de Michael Jackson modifié par la grâce d’un corps de femme nue.
John Oswald - Plunderphonics
Distribué gratuitement, l’album se compose de remixes, aussi savants que cocasses, de musiques ressassées, tombées dans les oreilles publiques, et portées par des musiciens, compositeurs ou ayants droit évidemment richissimes : Metallica, James Brown, les Beatles, Dolly Parton, Glenn Gould, Stravinsky et bien sûr Michael Jackson, dont le "Bad" se mue en un "Dab" pas piqué du sampling. Littéralement outrés, le Bambi du funk, ses représentants et les sbires de Sony exigent et obtiennent la mise au pilon de ce disque hors commerce. Est-ce normal ? Ne serait-ce pas au contraire une urgence critique, un devoir civique que de détourner ces airs de musique ou ces pubs du métro et des médias auxquels personne ne peut échapper ? Les images, les pubs et même les œuvres vendues et entendues des milliards de fois devraient passer automatiquement du régime du copyright au " copyleft "…
Le copyleft
Le copyleft, ou " gauche d’auteur ", est une application des principes des logiciels libres au monde de l’art. Le code source de son programme étant ouvert, accessible à tous, chacun peut utiliser, améliorer ou détourner à son gré un logiciel libre. De la même façon, la mise d’une création sous copyleft permet au spectateur de se muter en acteur. S’il veille à respecter quelques règles, comme la mention explicite de l’artiste et de l’œuvre d’origine, il a toute licence pour la remixer, la piquer, la picorer, la détourner, l’étirer, la tordre, la distordre, la citer, la voler, la digérer, la vomir ou encore la laisser divaguer. Plus de séparation entre les créateurs et les spectateurs, les auteurs et les lecteurs. Le public s’improvise artiste. Et les artistes se pillent les uns les autres en toute impunité. Et que le monde se transforme en une immense fête pirate, et que tous dansent, et que tous créent des vinyles, et que tous se copient, et que le DJ se confonde au pompeur, et que l’observateur entre dans le tableau, et qu’il pousse des ailes sur la laine des moutons ! À la nuance de la mention d’origine, ce système du copyleft serait une extension à l’échelle de la planète de l’anti-copyright qui ouvrait dans les années soixante chaque numéro de la revue de l’Internationale Situationniste : " Tous les textes publiés dans "Internationale Situationniste" peuvent être librement reproduits, traduits ou adaptés, même sans indication d’origine. " D’ailleurs, depuis ses débuts, Coldcut n’applique pas le copyright, mais pratique sans le savoir le copyleft : " Pilleurs, bricoleurs, touche-à-tout, Jonathan Moore et Matt Black sont parmi les premiers à avoir mis en pratique ce qu’ils faisaient subir par ailleurs à la musique des autres : l’archivage, la mise à disposition des sons consultables et utilisables par chacun. " Finalement, l’histoire de la musique électronique depuis un siècle n’est faite que de ça : des collages, des erreurs et des détournements.
Ce texte est le dernier chapitre de la " Piste 7 " de Techno Rebelle, Un siècle de musiques électroniques (par Ariel Kyrou, Denoël, X-Trême), piste dénommée " Au cœur des raves et d’un nouveau monde de pirates ".
[1 ] Extraits d’une interview réalisée pour Nova Mag par Vincent Borel et Ariel Kyrou, et accessible dans son intégralité sur http://www.technorebelle.net
[2 ] Extrait du livre de Peter Szendy, "Écoute, Une Histoire de nos oreilles" (Éditions de Minuit, 2001).
[3 ] Lire Theodor W. Adorno, "Le caractère fétiche dans la musique" (Éditions Allia, 1973, 2001).
[4 ] Extrait de l’interview d’Holger Czukay par Benoît Sabatier, "Holger Czukay, Tribalisme électronique", du numéro spécial d’Art Presse, "Techno, Anatomie des cultures électroniques" (1998).
[5 ] Extrait de l’article de Vincent Tarrière, "Le Sampling est-il un acte de piraterie ?" dans "L’Année du disque 1999" (MBC Consulting, 2000).
[6 ] Extrait d’interview tiré de Libération du 5 et 6 décembre 1998.
[7 ] Le livre de Peter Lamborn Wilson (alias Hakim Bey), "Utopies pirates, Corsaires maures et Renegados" (Éditions Dagorno, 1998), est la référence sur le sujet.
[8] Hommage à Christophe Kihm pour "Coldcut, More Beats and Pieces" du numéro spécial d’Art Presse, "Techno, Anatomie des cultures électroniques" (1998), article qui a inspiré certaines de ces réflexions et dont est tiré l’extrait choisi sur Coldcut…