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4 novembre 2013 1 04 /11 /novembre /2013 08:18

Alexandre Scriabine (1872-1915) - Etude Op. 8 n°12 en ré# mineur (1894-1895)

 

Les 12 études Op. 8 de Scriabine ont été composées en 1894-1895

 

Histoire de bien commencer la semaine, chaque lundi, je compte vous proposer un morceau en écoute, un morceau qui n'est certes pas un "tube" que tout le monde connaît (ça n'aurait pas grand intérêt), mais qui n'a rien à envier aux musiques les plus célèbres de l'histoire. Il y en aura sans doute dans tous les styles, même si le classique et le jazz seront privilégiés. Faire découvrir le classique et le jazz reste une de mes obsessions, mais le problème qui se pose régulièrement à moi lorsque je tente de le faire ici, c'est que toute tentative d'explication peut avoir tendance à mettre de la distance entre ces musiques et des auditeurs peu habitués au classique, qui craignent sa réputation de musique trop intellectuelle ou austère... alors qu'il n'y a aucun besoin d'intellectualiser la musique classique pour la comprendre et l'aimer, elle n'est pas moins sensuelle / sensorielle / émotionnelle que n'importe quelle autre musique... Pas besoin de mots ou de quelconques explications pour vibrer aux émotions fortes que peut procurer l'écoute de la pièce que je vous propose aujourd'hui. Et quels mots pourraient être à la hauteur de cette musique ? 

 

La dernière fois que j'ai ici parlé de classique, il s'agissait d'une brève pièce virtuose et tourmentée pour piano, écrite en 1896, d'un compositeur russe post-romantique, interprétée par Nikolaï Lugansky (le moment musical n°4 de Rachmaninov)... pour changer, voilà aujourd'hui une brève pièce virtuose et tourmentée pour piano, écrite en 1895, d'un compositeur russe post-romantique, interprétée par Nikolaï Lugansky. La fameuse étude Op. 8 n°12 de Scriabine.

 

Par NikolaÏ Lugansky

 

 

Avec un son d'un peu moins bonne qualité (mais une magnifique interprétation), le grand Evgeny Kissin (j'ai justement eu le privilège de l'entendre jouer cette étude en concert il y a peu...)  

 

 

 

Les Etudes de Scriabine en écoute sur grooveshark

 

 

 

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28 octobre 2013 1 28 /10 /octobre /2013 22:30

Lou-Reed.jpgUn personnage essentiel de l’histoire du rock, influent comme peu l’ont été, leader du groupe qui est sans doute la référence ultime du « bon goût rock’n’roll »… et pourtant, j’avoue n’avoir jamais été un inconditionnel du Velvet Underground.

 

A une époque où l’on n’était pas à 2 ou 3 clicks de découvrir tous les grands albums du passé, mais souvent à plusieurs semaines, plusieurs mois, voire plusieurs années (en fonction du catalogue et des réservations de la médiathèque de la ville), le « Velvet Underground » était pour moi un nom plein de promesses. Les bas-fonds new-yorkais, la subversion, la face sombre et littéraire du rock… un programme fantasmatique particulièrement alléchant. Mais lorsque, enfin, je mettais la main sur leurs précieux albums, ils n’ont pas été à la hauteur de ce que j’avais lu d’eux auparavant. Une musique beaucoup moins sombre que prévue, des mélodies parfois mielleuses (Sunday Morning, Candy Says), et les quelques phases bruitistes ne me fascinaient pas tant que ça… Bref, pas de quoi détrôner de mon panthéon personnel Sonic Youth de sa place de groupe new-yorkais n°1 (il faudra que j’attende le Wu-Tang ). Je comprends, évidemment, que le Velvet soit considéré comme un des groupes majeurs de l’histoire du rock, et je ne le conteste en rien, même si je ne partage pas ce « culte du Velvet ».

Un article critique où je parle de moi plus que de Lou Reed : comme hommage à un des artistes rock les plus importants de l’histoire, on a vu mieux… mais il y a justement tant de fans de rock qui ont dû aujourd’hui faire part de leur tristesse et de leur vénération pour Lou Reed et le Velvet que je n’allais pas en rajouter une couche. Il est vrai aussi que la mauvaise réputation de Lou Reed (mégalo, antipathique) permet d’apporter quelques bémols au concert de louanges… mais cette mauvaise réputation me l’a au contraire toujours rendu plutôt sympathique. Et si je ne suis pas un inconditionnel de Lou Reed et du Velvet, je ne peux nier avoir été profondément marqué par plusieurs de leurs chansons. Au premier rang desquelles figure la géniale Venus in Furs… si elle avait été réellement emblématique du style du Velvet, j’aurais été moi aussi un fan absolu du groupe.

Je ne pouvais décemment pas éviter de rendre hommage à Lou Reed à ma manière… autrement dit, avec une playlist. Mes 11 titres favoris de Lou Reed, histoire de dire que l’on peut certes avoir des réserves sur le Velvet, il y a bien, pour chaque fan de rock qui se respecte, au moins une dizaine de chansons de Lou Reed durablement inscrites dans nos oreilles et dont on ne se lassera sans doute jamais... Voici les miennes :

   

 

The Velvet Underground : Venus In Furs, Heroin, I heard her call my Name, Rock’n’roll

Lou Reed : New York Telephone Conversation, Lady Day, The Bed, N.Y. Stars, Romeo Had Juliette, Ecstasy

 

Les Albums du Velvet sur grooveshark

Les albums de Lou Reed sur grooveshark

 

L'article de Thom sur le Golb

 

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23 octobre 2013 3 23 /10 /octobre /2013 16:26

Ariel-Kyriou-techno-rebelle.jpg

Si vous aimez les musiques électroniques, je vous conseille vivement de lire l'excellent ouvrage d'Ariel Kyriou, Techno Rebelle. Ne vous arrêtez pas au titre, qui peut laisser à penser qu’il s’agit d’un bouquin de fan d’électro un peu bourrin, ce n’est vraiment pas le cas. Une des grandes qualités de l’ouvrage est – ce qui ne pouvait que me séduire – sa capacité à naviguer entre les époques et les genres, de la musique savante aux musiques populaires actuelles, avec intelligence et une réjouissante liberté de ton. J’aurais quelques petites réserves sur sa manière, souvent, de valoriser toute musique « hors système » contre les musiques de compositeurs plus institutionnalisés (genre Cage contre l’IRCAM et Boulez). Mais c’est sa conception esthétique, elle se défend, et il la défend plutôt bien…

Un passage de son livre m’a particulièrement captivé, parce qu’il y est question d’un sujet dont j’ai déjà plusieurs fois parlé ici et sur lequel j’avais prévu de faire un article plus complet : les premiers « pilleurs » ou « pirates » ont toujours été les artistes, pas le public. Plutôt que de faire un article sur la question, autant vous proposer ce qu’il écrit… prenant mon courage à deux mains, je m’apprêtais à recopier ce long passage, et, à tout hasard, je tape une de ses phrases sur google voir si ce chapitre n’est pas déjà disponible… magie du net, il l’est ! Ne me restait plus qu’à faire un copier-coller du site Multitudes. 

Histoire, tout de même, d’apporter un petit quelque chose, je vous propose en guise d’illustration du texte les morceaux cités en streaming…

Ariel Kyriou - Techno Rebelle (Denoël, 2002), p. 241-251 

Éloge du pillage

Du sampling comme un jeu ou un acte artistique

1990. Un cocorico engage la danse. Une voix de prof, détournée en un clin d’œil aux fêtes pirates : " Le son traditionnel des étés anglais "... Un avion s’envole. Une question tombe : " Comment était le ciel lorsque vous étiez jeune ? ". Tandis que sonne l’harmonica d’"Il était une fois dans l’Ouest", piqué sans l’aval d’Ennio Morricone, Rickie Lee Jones répond de sa voix de déesse, elle aussi dérobée à quelque interview radio… Et la chanteuse de jazz de raconter les nuages duveteux de l’Arizona de son enfance. Un synthé à la Tangerine Dream bouillonne de plaisir à ces précieuses paroles répétées à foison, le groove se complète d’un roulement de percussions. Après cette folle minute de natures évoquées et de bribes transcendées, The Orb lance la ritournelle de "Little Fluffy Clouds", squelette de sucrerie rythmique à la guitare trafiquée, volé cette fois au "Electric Counterpoint" de Steve Reich… 

 

 

 

 

 L’art de la citation

 

Entre ambient bariolé, house sophistiquée et dub pour orgie planante, "Little Fluffy Clouds" devient un hymne de fins de rave. Carton planétaire. Au détour de la question d’un journaliste, Steve Reich découvre qu’il a été piraté par The Orb. Le grand compositeur de musique minimaliste défend le principe du droit d’auteur. Mais là, il ne sait que faire. Il en parle à son label, Elektra Nonesuch, et renonce à poursuivre en justice ces jeunes bandits qui piochent sans jamais citer leurs sources chez lui comme partout ailleurs, de films télé en disques impossibles… Malgré le succès du titre d’ambient house, il laisse courir, comme s’il reconnaissait la patte de ces nouveaux alchimistes, auteurs d’une création originale à partir d’une ribambelle d’éléments sonores. Il se souvient que lui aussi, dans les années 60 pour "It’s Gonna Rain" et "Come Out", s’est emparé de diatribes de rues pour tisser ses premières arabesques de musiques répétitives. S’il ne proteste pas, c’est aussi parce qu’il connaît l’histoire de la musique, la sienne et celle des autres…

  

 

 

 
" C’est une vieille tradition de la musique classique de citer d’autres œuvres, dit-il. Moi-même, j’ai récemment cité Wagner dans l’une des miennes. Au Moyen âge, on utilisait des chansons populaires comme base pour la messe (comme "L’Homme Troué" ou "Mille Regrets"). La différence, c’est qu’on faisait rejouer l’emprunt avec des instruments, alors que pour les DJ c’est plus facile : on enregistre et on combine. Mais le principe reste le même. " [1]
 
Oublions la technique et posons-nous la question de la citation sans autorisation. En explorant l’histoire, nous pouvons alunir en 1787, à Prague, où Mozart lance sa première de "Don Giovanni" par un pot-pourri, un remix pourrait-on dire, d’airs d’opéras joués auparavant dans la ville… Il " met en scène Don Juan et Leporello qui, comme deux disc-jockeys (DJs) avant la lettre, se repassent les tubes, récupérant les œuvres existantes sur le mode de la distraction. " [2] Et Mozart de reprendre à sa sauce "Una cosa rara" de Martin y Soler ou un " menuet de chasse tiré de l’opéra de Giuseppe Sarti, "Fra i due litiganti il terzo gode". " Le créateur cite ouvertement, interprète et arrange son pillage sans en prévenir les victimes. Ce jeu participe de la création, et personne ne le remet en cause… À l’instar de Bach comme des griots africains, des chanteurs de blues ou de nos arrières grands parents bretons, Mozart s’inspire selon deux modes : d’un côté, il incorpore, comme s’il écrivait entre guillemets le thème ou la chanson d’origine ; de l’autre, il mâche et digère ses nourritures d’hier et d’aujourd’hui pour mieux inventer son futur qui est peut-être aussi le nôtre...
 
Alors, pourquoi diable ce qui était juste de Guillaume Dufay à Mozart (soit cinq siècles !) ne le serait-il pas du temps de The Orb et Future Sound of London ? Lorsque dans les années soixante un compositeur de musique concrète marie Stravinsky et Beethoven sur une seule et même bande magnétique, l’acte ne suscite aucun opprobre, mais l’esthétique n’a rien à y voir : cet artiste savant ne fait pas de profit, et ses recherches sont payées par l’État au travers d’une commande ou des subsides d’un laboratoire, là où The Orb expérimente au cœur de la jungle urbaine et dérobe trente secondes du sel créatif d’un compositeur vivant. Mozart, s’il salue lui aussi des contemporains, profite comme le chercheur en musique concrète d’un mécène, et son audience se réduit aux spectateurs d’un soir, à Prague puis, un an plus tard, à Vienne. Son marché potentiel est riquiqui, alors que celui de The Orb, groupuscule sans prince ni financier pour le soutenir, ressemble à un immense océan, pullulant de poissons-lunes, de maquereaux et de requins pour lesquels une œuvre est une propriété privée, et donc une promesse en dollars. Là est désormais l’enjeu majeur : non plus esthétique mais économique.
 
L’enregistrement à grande échelle, Walter Benjamin l’a démontré, transforme une œuvre rare et presque rituelle en un bien accessible à tous. Devenant reproductible, l’art perd de son " aura ". Mais cette nouvelle donne change-t-elle l’essence de la démarche artistique ? À deux cents ans d’intervalle, le constat tient toujours : un artiste qui ne digère pas ses influences pour mieux les dépasser, et qui se contente de répéter ou réciter les tables de la loi, n’a pas plus d’intérêt qu’un télécopieur ! Or l’art de la citation ne date pas d’aujourd’hui. Selon quelle règle réactionnaire faudrait-il réserver sa pratique aux seuls artistes reconnus comme Steve Reich ? Nous ne pouvons plus suivre Adorno dans sa condamnation pure et simple des " musiques fétiches ", entièrement dévolues aux circuits de la marchandise. [3] Certes, le jugement de valeur reste indispensable, et le rapport au marché un critère clef d’appréciation. Mais à condition d’admettre l’inexistence de toute frontière absolue entre musique sérieuse et musique de divertissement, musique instituée et musique sauvage, ce mur ayant littéralement explosé avec le free jazz, la libération psychédélique et l’entrée en dissidence pop des rejetons de l’art et des musiques contemporaines. Par leur recherche et la mise en scène subtile de leurs objets musicaux de contrebande, les hors-la-loi de The Orb ne se hissent pas au niveau d’exigence intellectuelle d’un Stockhausen, mais ils agissent en artistes, et c’est pourquoi Steve Reich n’a pas crié au voleur…
 
Pendant longtemps, à la façon d’un Mozart et de son "Don Giovanni", toute citation supposait le jeu d’un instrument ou d’un orchestre. Puis sont arrivées les premières techniques d’enregistrement et la capacité d’utiliser magnétophones à bande ou platines analogiques. D’où les expériences de Pierre Schaeffer et Pierre Henry avec une porte qui grince ou un chien dont on marche sur la queue. D’où, également, les premiers mariages de musiques anachroniques montées en boucle comme sur le prémonitoire "Canaxis" d’Holger Czukay et Rolf Dammers en 1968, dont la composition repose exclusivement sur l’échantillonnage en mode manuel (et sans permission) d’un cocktail hétéroclite : " Les boucles proviennent d’harmonies européennes, les chœurs également, et, sur le tout, se greffent des voix asiatiques, explique Czukay. Autant dire que cela a été composé à l’encontre de toutes les lois musicales de l’époque. On me disait qu’il était impossible de mêler des voix orientales au système harmonique occidental, et que c’était contre-nature, incompatible, que ça ne pouvait pas fonctionner. Eh bien, j’ai voulu prouver le contraire ! J’ai été moi-même surpris du résultat, qui fonctionne parfaitement. "  [4]
  
 
Dix ans plus tard, ce genre d’exercice de manipulation est encore de l’ordre de la recherche ou du delirium. En 1979, c’est à peine si la presse note la sortie d’un album solo de Holger Czukay, qui devient pourtant chez les aficionados un objet de culte : "Movies", ballet éclatant et romantique de jazz en mode dub, d’ondes radio, de guitares décalquées, de collages hallucinants, de claviers enfantins et d’improbables sonorités arabisantes. Le genre de dinguerie où se télescopent une pub relaxante, un cor anglais, une gratte hawaïenne, une danseuse du ventre extasiée, un coq rieur et une dame d’opéra triturée. " Je me suis amusé comme un fou à chercher comment les différents univers tirés de films ou captés à partir de radios pourraient se marier en une pièce de musique comme si tout ça avait été conçu ensemble dès l’origine ", se souvient l’ancien bassiste de Can. Détail non négligeable : il lui a fallu deux ans pour boucler cette affaire d’amour et d’humour. Un autre disque comparable apparaît, avec plus de visibilité, au début de l’année 1981 : "My Life In The Bush of Ghosts" de Brian Eno et David Byrne déroule un funk mutant à partir des voix et vocalises de prêcheurs, de chanteurs ou de politiciens arabes piqués à la radio. Mais, malgré son relatif succès, cet album appartient encore à ce monde des bricoleurs géniaux, de touche-à-tout décalés du marché qui montent et démontent leurs expériences pop avec la ferveur de savants fous à l’humour décapant…
 
Le sampling
  
Un nouveau moment se dessine en 1981 avec le premier émulateur, qui stocke des sons et offre la possibilité de les rejouer en une touche de clavier, puis surtout avec la norme MIDI (Musical Interface for Digital Instrument) trois ans plus tard, qui interface synthétiseurs et ordinateurs, reliant instruments digitaux et musiques ou bruits capturés. Le son, converti en valeurs numériques et muté en mémoire, devient une matière taillable et corvéable à merci, filtrée, mixée, accélérée ou ralentie, déstructurée de mille façons, etc. Et lorsque le coût de ces échantillonneurs, claviers multipistes et boîtes à rythmes en mode MIDI devient abordable, cette petite révolution technologique ouvre un espace où s’engouffrent les DJ de Chicago et de Londres… L’amateur, simple passeur de disques, se met à rêver de musiques à danser conçues à la maison… Un mur se dressait entre lui et le professionnel, autant financier que statutaire. Cette barrière disparaît, et rien n’est plus symbolique de ce renversement que le succès de " Pump Up The Volume" en 1987 : un gigantesque collage de bribes de funk et de pop tous azimuts secoue les pistes des clubs et des raves, envahit les radios du mouvement acid house comme Kiss FM et devient illico numéro 1 dans les charts britanniques !
  

 

Pour leurs breaks, les DJ hip-hop " se contentaient " de piocher, sur les toupies de vinyles, quelques secondes du " Funky Drummer " de James Brown, et personne ne mouftait.  

 

 

On ne parlait pas encore de vol. Cette fois, des artistes reconnaissent clairement des extraits de leur labeur dans un titre au firmament des ventes, le "Pump Up The Volume" de M/A/R/R/S, réunion d’un DJ, Dave Dorell, et de deux frères connus sous le nom Colourbox, groupe qui mêlait déjà pop, soul, new wave et ersatz de films. Ce n’est pas une surprise : le premier et unique procès n’est pas intenté à M/A/R/R/S par des poètes de la mélodie dépités qu’on les ait piratés, mais par une triplette de poids lourds de l’industrie du tube, Stock, Aitken et Watterman. La même année, plus fort, c’est Abba qui sonne la trompette des gros vendeurs de soupe : le quatuor suédois " obtient la destruction de tous les exemplaires en stock de "1987 - What The Fuck Is Going On", un disque du groupe Justified Ancients of Mu Mu , ainsi que la confiscation du master. Motif invoqué : le plagiat d’un titre, "Dancing Queen". Le 31 décembre, les Justified Ancients of Mu Mu se sabordent avec force déclarations publiques : "Nous saluons par cet autodafé la grande nullité de (l’industrie de) la musique et proclamons le nihilisme divin". " [5]

 

 

Les Justified Ancients of Mu Mu, alias Bill Drummond et Jimi Cauty, mettent le débat sur un terrain politique et économique. Vous parlez de propriété intellectuelle et d’intégrité artistique ? Arrêtez de vous foutre de notre gueule, semblent-ils expliquer aux majors en un bel éclat de rire, vos cris d’horreur esthétique ne sont qu’un cache-sexe : tout ça n’est qu’une histoire de pognon ! Le lendemain de leur autodafé, les deux Anglais renaissent de leurs cendres sous une nouvelle identité, Timelords, et décochent un tube, "Doctorin’ The Tardis" qui pille avec joie et mauvais goût les musiques de Gary Glitter et d’un feuilleton de la télévision britannique.

 

 

Cette provocation terminée, ils publient un manifeste : "Le manuel du sample ou Comment décrocher la première place des charts en s’amusant", se glissent dans la peau sans équivoque de KLF ou Kopyright Liberation Front, et n’en finissent pas de créer des hymnes pour fêtes sauvages qui trustent le ciel des hit parades…
Automne 1990. Les KLF sont en concert à l’occasion d’une convention européenne des clubs à Amsterdam. Ils interprètent une version de vingt-trois minutes de l’un de leurs tubes, "What Time Is Love", puis, soudainement, débranchent tous leurs appareils et lancent à la foule en délire leurs platines, samplers, mixeurs, amplis et autres guitares.
  

 

 

Les organisateurs, stupéfaits, demandent aux vigiles d’intervenir pour sauver leur matos… Drummond s’interpose, et se prend une torgnole, tandis que Cauty fait exploser la table de mixage. Le message de KLF au public est simple : samplez sans égards aux triceratops de l’industrie ! Sortez de votre léthargie de consommateurs ! Créez vos propres happenings, soyez des acteurs de votre vie, pas des moutons ! Un message bien au-delà des airs à danser et siffler, que ni Dada ni l’International Situationniste n’auraient renié. Suite logique et fin provisoire de l’aventure : en juillet 1992, les deux provocateurs de KLF prononcent l’auto-dissolution du groupe, puis se réincarnent en décembre 1993 sous la forme de la "K-Foundation", dont l’objet est l’organisation de l’autodafé d’un chèque d’un million de livres Sterling, résultat financier des immenses succès commerciaux de feu KLF qui brûle sous l’œil de caméras… Gainsbarre es-tu là ?

 

En 1987, alors que l’Angleterre vibre de mille folies musicales, les deux jeunes inconnus de Coldcut sortent un incroyable "Say Kid, What Time Is It ?", sans doute l’un des premiers singles anglais construit uniquement avec des samples…

 

 

 

Puis ils pondent "Beats & Pieces !", funk anarchiste construit d’une mosaïque de voix et de bouts de sons comme un collage dada ou surréaliste…

  

 

Dix ans plus tard, dans leur album "Let us Play", ils orchestrent un remix de "Beats & Pieces" et proposent à leurs auditeurs de sampler leurs sons et images par la grâce d’un CD multimédia associé au laser audio. Art du sample. Art du vinyle. Art du remix. Le sampling est " le plus beau jeu depuis l’invention du Scrabble ", affirme Matt Black de Coldcut. Jeu d’esthète dont chaque lettre ou chaque Lego est un ersatz sonore, mot sur orbite ou capture de musique, extrait de film ou rythme célèbre. Mais aussi jeu de société, jeu de pistes contre l’industrie du disque et ses avocats du copyright, dérive policière que décrit à merveille Norman Cook, alias Fatboy Slim : " J’ai écumé tellement de discothèques à la recherche du bon gimmick que je peux dire la provenance de ce qu’on entend dans la plupart des disques d’aujourd’hui. Mais, pour l’instant, je suis de l’autre côté et ces "spécialistes" sont les ennemis. Entre eux et moi, c’est le jeu du chat et de la souris et je trouve la poursuite très excitante. " [6]

 

 

Chez Norman Cook comme chez KLF, ce jeu n’a d’abord été qu’une histoire de puzzle libertaire. Sous le patronyme de Beats International, il sample. "Dub Be Good To Me" fait un malheur en 1990, et les avocats de Clash lui tombent sur le dos. Avec au final plus de dettes que de recettes ! Le jeu se complique en conséquence, l’obligeant à de multiples subterfuges. 

 

 

Mais Fatboy Slim n’est pas KLF. Parfait exemple des ambiguïtés des ludions du circuit pop, Norman Cook joue sur les deux tableaux : d’un côté il s’assume en pirate, et de l’autre, récompensé fin 1999 du grand prix de l’Académie Charles Cros pour son album "You’ve Come a Long Way, Baby", il est distribué par Sony Music !

 

Le pillage

 

Norman Cook, finalement, est une sorte de mercenaire, un corsaire malin et talentueux bien plus qu’un pirate, car n’hésitant pas à se vendre à ceux qu’il pille par ailleurs. Au XVIIe siècle, les Renegados de la République de Salé (en Tunisie) refusaient la tyrannie des rois et le statut de matelot, prolétaire de la mer taillable et corvéable à merci, et anticipaient le rêve démocratique par leur défi des hiérarchies et leurs utopies concrètes. L’histoire officielle a fait de tout pirate un barbare à la barbe sanguinolente et a mis dans le même panier le flibustier se battant pour son indépendance et le corsaire prêtant son sabre aux princes les plus généreux… [7] Il n’y a pas de piraterie digne de ce nom sans un désir de résistance. Et c’est pourquoi les Cubistes et les Dadaïstes étaient des pirates, tout comme les orfèvres ambient de Future Sound of London qui ajoutent à la patte d’un Fatboy Slim une dimension essentielle : le besoin quasiment thérapeutique de s’approprier les bêtises du temps présent, de dévorer les objets de notre dictature soft, qu’ils soient sonores, musicaux ou audiovisuels, pour mieux les détourner.

 
Par leurs gestes de détournement et de réappropriation, KLF, Coldcut, Future Sound of London et les plus doués des archanges révoltés du sampling font danser notre mémoire collective. Ils bloquent nos téléviseurs, nos ordinateurs et nos communications électroniques. Ils décident d’un arrêt sur image. Ils interrompent la marche du temps, le manipulent, répétant cent fois un mot ou une déflagration, le font tourner au ralenti puis le laissent repartir. Ils creusent une distance salutaire en une époque dont les acteurs semblent oublier de prendre leur temps. [8]

 

Agissant de la sorte, enfin, ces pirates saluent le peintre Asger Jörn, qui achetait à la fin des années 50 des croûtes, puis jetait sur ces toiles d’une banalité à pleurer des canards siphonnés et autres sauvageries artistiques. Ils retrouvent le William Burroughs de 1959, inventant par hasard la technique du cut-up en rassemblant les morceaux épars de colonnes de journaux. Plus profondément encore dans l’histoire de l’art, ils rejoignent sans le savoir André Grosz, Raoul Haussman et Hannah Höch à la Foire Dada de Berlin de 1921, ou plutôt devant les tribunaux pour " insulte aux forces armées " suite à la création d’une poupée et de photomontages à partir de généraux prussiens, coupés, découpés, transmutés en monstres universels…

 

Selon la loi française, celui qui veut sampler tel ou tel extrait d’œuvre doit, en amont de son acte, en demander l’autorisation à l’auteur ou aux ayants droit, à l’éditeur ainsi qu’à tous les artistes interprètes. Que sa motivation soit politique ou commerciale, intéressée ou désintéressée, il doit payer, en amont s’il vous plaît ! Conclusion de Negativland, groupe de musique industrielle farouchement indépendant, condamné pour avoir ironiquement samplé et remixé des titres de U2 : " Combien de nos prérogatives artistiques devrions-nous accepter d’abandonner pour pouvoir exercer notre activité dans le cadre d’une culture régie par les propriétaires ? L’art souhaite parfois s’orienter dans des directions dangereuses, c’est un risque en démocratie ; mais elles ne doivent certainement pas être dictées par ce que les hommes d’affaires veulent bien autoriser. Regardez le dictionnaire : les artistes ne sont pas définis comme des hommes d’affaires ! Quand les avocats d’affaires ferment à double tour les portes de l’expérimentation aux artistes, est-on dans une situation saine ? N’est-ce pas plutôt la recette de la stagnation culturelle ? " [Extrait d’un article signé du groupe Negativland, "Droit de Citation", tiré dans sa version française de l’anthologie "Libres enfants du savoir numérique" (Éditions de l’Éclat, 2000) d’Olivier Blondeau et Florent Latrive, et dans sa version originale du site du groupe, http://www.negativland.com/fairuse.html ]] En 1989, l’artiste canadien John Oswald sort un CD iconoclaste, "Plunderphonics", avec en couverture un montage de Michael Jackson modifié par la grâce d’un corps de femme nue.

 

John Oswald - Plunderphonics

  

Distribué gratuitement, l’album se compose de remixes, aussi savants que cocasses, de musiques ressassées, tombées dans les oreilles publiques, et portées par des musiciens, compositeurs ou ayants droit évidemment richissimes : Metallica, James Brown, les Beatles, Dolly Parton, Glenn Gould, Stravinsky et bien sûr Michael Jackson, dont le "Bad" se mue en un "Dab" pas piqué du sampling. Littéralement outrés, le Bambi du funk, ses représentants et les sbires de Sony exigent et obtiennent la mise au pilon de ce disque hors commerce. Est-ce normal ? Ne serait-ce pas au contraire une urgence critique, un devoir civique que de détourner ces airs de musique ou ces pubs du métro et des médias auxquels personne ne peut échapper ? Les images, les pubs et même les œuvres vendues et entendues des milliards de fois devraient passer automatiquement du régime du copyright au " copyleft "…
 
Le copyleft
 
Le copyleft, ou " gauche d’auteur ", est une application des principes des logiciels libres au monde de l’art. Le code source de son programme étant ouvert, accessible à tous, chacun peut utiliser, améliorer ou détourner à son gré un logiciel libre. De la même façon, la mise d’une création sous copyleft permet au spectateur de se muter en acteur. S’il veille à respecter quelques règles, comme la mention explicite de l’artiste et de l’œuvre d’origine, il a toute licence pour la remixer, la piquer, la picorer, la détourner, l’étirer, la tordre, la distordre, la citer, la voler, la digérer, la vomir ou encore la laisser divaguer. Plus de séparation entre les créateurs et les spectateurs, les auteurs et les lecteurs. Le public s’improvise artiste. Et les artistes se pillent les uns les autres en toute impunité. Et que le monde se transforme en une immense fête pirate, et que tous dansent, et que tous créent des vinyles, et que tous se copient, et que le DJ se confonde au pompeur, et que l’observateur entre dans le tableau, et qu’il pousse des ailes sur la laine des moutons ! À la nuance de la mention d’origine, ce système du copyleft serait une extension à l’échelle de la planète de l’anti-copyright qui ouvrait dans les années soixante chaque numéro de la revue de l’Internationale Situationniste : " Tous les textes publiés dans "Internationale Situationniste" peuvent être librement reproduits, traduits ou adaptés, même sans indication d’origine. " D’ailleurs, depuis ses débuts, Coldcut n’applique pas le copyright, mais pratique sans le savoir le copyleft : " Pilleurs, bricoleurs, touche-à-tout, Jonathan Moore et Matt Black sont parmi les premiers à avoir mis en pratique ce qu’ils faisaient subir par ailleurs à la musique des autres : l’archivage, la mise à disposition des sons consultables et utilisables par chacun. " Finalement, l’histoire de la musique électronique depuis un siècle n’est faite que de ça : des collages, des erreurs et des détournements.
 

Ce texte est le dernier chapitre de la " Piste 7 " de Techno Rebelle, Un siècle de musiques électroniques (par Ariel Kyrou, Denoël, X-Trême), piste dénommée " Au cœur des raves et d’un nouveau monde de pirates ".

[1  ] Extraits d’une interview réalisée pour Nova Mag par Vincent Borel et Ariel Kyrou, et accessible dans son intégralité sur http://www.technorebelle.net

[2  ] Extrait du livre de Peter Szendy, "Écoute, Une Histoire de nos oreilles" (Éditions de Minuit, 2001).

[3  ] Lire Theodor W. Adorno, "Le caractère fétiche dans la musique" (Éditions Allia, 1973, 2001).

[4  ] Extrait de l’interview d’Holger Czukay par Benoît Sabatier, "Holger Czukay, Tribalisme électronique", du numéro spécial d’Art Presse, "Techno, Anatomie des cultures électroniques" (1998).

[5  ] Extrait de l’article de Vincent Tarrière, "Le Sampling est-il un acte de piraterie ?" dans "L’Année du disque 1999" (MBC Consulting, 2000).

[6  ] Extrait d’interview tiré de Libération du 5 et 6 décembre 1998.

[7  ] Le livre de Peter Lamborn Wilson (alias Hakim Bey), "Utopies pirates, Corsaires maures et Renegados" (Éditions Dagorno, 1998), est la référence sur le sujet.

[8] Hommage à Christophe Kihm pour "Coldcut, More Beats and Pieces" du numéro spécial d’Art Presse, "Techno, Anatomie des cultures électroniques" (1998), article qui a inspiré certaines de ces réflexions et dont est tiré l’extrait choisi sur Coldcut…

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