A moins d’arriver systématiquement en retard au cinéma et d’éviter de regarder la moindre bande-annonce par ailleurs, vous n’avez pas pu, ces dernières années, échapper au « son d’Inception ». Un son qui n’est pourtant pas dans le film de Nolan, mais dans sa bande-annonce. Un internaute s’est amusé à compiler plusieurs trailers qui usent (et abusent) de ce son :
Si vos oreilles fonctionnent à peu près correctement, vous avez dû remarquer que ce son n’est pas toujours le même… parfois des cordes graves (Prometheus), d’autres fois des cuivres, un orchestre, une guitare électrique, avec ou sans percussions etc. Il ne s’agit pas d’un même « timbre », et la hauteur du son varie aussi selon les cas. Cet « Inception sound » n’est donc pas un son au sens strict, mais au sens large.
Quels éléments le caractérisent, si ce n’est le timbre ou la hauteur ? Un son très grave, joué fortissimo, et une temporalité qui est général la même : le son est tenu un instant, suivi d’un silence qui a la même durée, puis retour du son à l’identique (même hauteur, même timbre, même volume).
Quelle est l’origine de ce son ? On pourrait y trouver une certaine parenté avec les basses vrombissantes du dubstep, mais j’ai essayé de chercher plus loin, dans l’histoire, quelle œuvre a été la première à l’employer. Des sons graves, de cuivres, cordes et percussions, on en trouve bien entendu à foison dans la musique classique. Mais des passages qui auraient un effet assez similaire à celui de cet « Inception Sound », j’en connais peu… s’il fallait remonter le plus loin possible pour en trouver un qui s’en approche réellement, il me semble que le choix devrait se porter sur la Marche Funèbre de Siegfried, dans le Crépuscule des Dieux de Wagner :
Ce n’est pourtant pas le même « son » : 2 coups à chaque fois au lieu d’un, des notes tenues qui ne sont pas coupées par un silence… mais l’effet est sensiblement le même. Sur un tempo lent, un son grave et puissant, limite tétanisant.
Pourquoi une utilisation aussi fréquente de ce son dans les trailers ces dernières années ? Parce qu’à Hollywood, on préfère copier qu’inventer ? Parce que les producteurs, frileux, préfèrent recycler une bonne idée tant qu’elle marche, que de se creuser la tête à essayer d’en trouver de nouvelles ? Peut-être un peu… mais ce n’est pas ce qui nous explique pourquoi ce son s’est imposé si facilement. Et pourquoi il fonctionne si bien.
Pour le comprendre, il faut revenir à une des règles élémentaires de notre belle nature : les plus gros bouffent les plus petits (il y a bien sûr, comme à toute règle, des exceptions). Pour tout animal, plus le son qu’il entend est grave (foulée, bruit de pas, craquement de branches, grognements), plus il a de chances d’être face à un prédateur, et d’être lui-même une proie. Plus le son lui semble aigu, plus l’animal qui se rapproche a de chances d’être petit, et de lui servir de repas. Et à l’échelle de l’humanité, nous avons évidemment vécu bien plus longtemps à l’affût de ces sons que dans des villes protégées des intrusions de grands fauves. Actuellement, la bestiole la plus mortelle pour l’homme a beau être le ridicule et minuscule moustique au son aigu et irritant, nous serons toujours bien plus « terrorisés » et tétanisés par la présence d’un lion, d’un tigre, d’un crocodile, d’un ours ou d’un grand requin blanc.
Lorsque John Williams a composé la musique, maintenant célébrissime, des Dents de la Mer, c’est tout naturellement qu’il a choisi des sons particulièrement graves pour figurer le grand requin blanc. Dès qu’ils reviennent, on sait que le requin est dans les parages… si Williams avait choisi des flûtes pour le thème principal du grand blanc, ça n’aurait pas été le même film…
John Williams – Jaws theme :
Au-delà de ces explications historico-animalières, plus un son est grave (et puissant), plus ce qui se manifeste est gros, donc potentiellement dangereux. Une chute de rochers, une grande construction qui s’effondre, une explosion, un crash d’avion, un accident de voiture, un tremblement de terre, une bombe thermonucléaire… ou tout simplement des « signaux d’alerte », tels ceux des cornes de brume sur les bateaux, un son qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler « l’Inception Sound » :
Si, dans la brume sur un petit voilier, vous entendez ce son, mieux vaut éviter le choc, vos chances de l’emporter sont alors très minces…
Mais n’est-ce pas surtout la puissance sonore qui compte, des sons aigus à fort volume ne peuvent-ils créer cette même impression de danger ? Les sons aigus et stridents sont très irritants, ils jouent avec nos nerfs, créent de la tension (on pense évidemment aux violons de Psychose). Mais ils n’ont pas ce pouvoir de nous « tétaniser » comme le font les sons graves et puissants. Car les sons graves nous mettent dans la position de « proies » vulnérables. Celui qui produit le son le plus grave est le dominant, l’autre le dominé. Un prof (ou un parent) qui veut se faire respecter par des gamins chahuteurs ne va pas monter sa voix dans l’aigu, il aurait l’air plutôt de manifester une certaine forme de vulnérabilité, mais descendre dans le grave.
Vous trouvez l’opéra trop élitiste et compliqué ? Pourtant, même sans ne rien comprendre à la langue, facile de repérer le bon et le méchant, le héros et son ennemi ; plus la voix est grave, plus il y a de chances que le personnage soit mauvais / dangereux / autoritaire. Chez les femmes, l’héroïne est normalement la soprano, à la voix angélique, alors que les mezzo-soprano ou alto sont plus souvent des femmes dangereuses, manipulatrices, troubles (Carmen). Chez les hommes, le héros est un ténor qui doit affronter… un baryton ou une basse. L’aigu, c’est la jeunesse, la bonté, la poésie, la tendresse, la fragilité… le grave, c’est l’autorité, l’obstacle, le danger, la noirceur, la mort…
Prenons, au hasard… ce que l’on pourrait légitimement considérer comme la scène la plus marquante de l’histoire de l’Opéra. La statue du Commandeur vient demander des comptes à Don Giovanni, lequel, refusant de se soumettre, sera précipité dans les flammes de l’enfer. Le chant autoritaire de la terrible statue du Commandeur est, évidemment, particulièrement grave :
Mozart – Don Giovanni
Tous les chemins mènent à Mozart, même lorsqu’on part de bande-annonce de gros films hollywoodiens…
Ce que semble ainsi nous dire ce « son d’Inception », c’est « plus grave que ce à quoi vous allez être confronté dans ce film, y a pas ». Si ce son est celui d’une créature, c’est celui d’une créature monstrueuse, gigantesque, et la temporalité lente - l’espace entre la répétition du son – ne fait que le confirmer, tel l’espace entre ses pas, ou le fait qu’elle n’a à fuir ni pourchasser personne puisqu’elle écrase tout sur son passage.
Pendant combien de temps encore ce son va-t-il continuer à se propager dans les trailers de films catastrophe, fantastique, SF & co ? Nos oreilles finiront bien par s’y habituer et s’en lasser... mais nul doute que les types de sons ou musiques qui le remplaceront laisseront eux aussi la part belle aux notes les plus graves…
[Edit] A lire aussi sur le même sujet, l'excellent article de L'Armurerie de Tchekhov