Le rap a beau exister depuis une trentaine d'années, il reste toujours pas mal de gens pour penser que "le rap, c'est facile, suffit juste de parler sur des samples". C'est à eux que je dédie ce Worldwide Choppers de Tech N9ne (et donc pas à mes lecteurs habituels qui, je l'espère, ne tomberaient pas un tel cliché), une rencontre au sommet entre quelques-uns des plus grands virtuoses du rap. Tech N9ne, bien sûr, et, par ordre d'apparition : Ceza, Tech N9ne, JL, USO, Yelawolf, Twista, Busta Rhymes, D-Loc et Twisted Insane. Mention spéciale à Busta Rhymes ; ils sont tous impressionnants, mais lui est encore un cran au-dessus, sa partie (de 3'50 à 4'40) mérite de rentrer au panthéon de l'art du flow (et pas uniquement pour une question de vitesse d'exécution).
Dommage tout de même que le refrain soit un peu lourd (il pourrait faire penser à du Metallica période Black Album ou du System of a Down), et gâche un peu ce morceau de bravoure :
Je vous vois venir avec vos gros sabots : "pourquoi fais-tu l'apologie de la virtuosité dans le rap, alors que tu tapes régulièrement sur celle du prog et du metal ? Deux poids deux mesures ?"
Absolument pas. La virtuosité n'est pas une tare en soi, tout dépend de ce pourquoi on l'utilise. Le gros problème de bon nombre de groupes prog et metal qui se vautrent dans la virtuosité, c'est qu'ils laissent la désagréable impression de "premiers de la classe". Du genre "j'ai bien appris mes gammes et mes exercices de tapping et sweeping, je vais vous les jouer à 200 à l'heure pour le prouver". Aucune espèce d'intérêt. Qu'on leur donne des prix dans des concours, pourquoi pas, mais de là à les laisser enregistrer des albums...
Dans la musique classique, art majeur qui revendique richesse et complexité, la virtuosité est assez naturelle. Mais elle est toujours un moyen, jamais une fin, elle doit uniquement servir l'oeuvre et non l'inverse. L'étalage de virtuosité pour en mettre plein la vue n'est pas mieux considéré dans le classique que le prog ne l'a été dans le rock.
La virtuosité jazz a une double légitimité, d'abord celle du rapport à l'Afrique et à la transe, ensuite celle de la révolution be-bop, cette volonté de ne plus "charmer" le grand public comme le faisaient les grands orchestres swing des années 30, mais de privilégier l'expression individuelle. Un cri de révolte, une manière de défouler ses frustrations (celles des noirs américains), même s'il est vrai que le jazz tombe aussi parfois dans la démonstration.
Voilà pourquoi Hendrix est un des rares virtuoses de la guitare rock qui a su convaincre au-delà de petits cercles de techniciens. La virtuosité d'Hendrix n'a rien d'un travail de "premier de la classe", bien au contraire, c'est, un peu comme l'a été le jazz, l'expression débridée d'une aspiration à la liberté et à la transcendance.
Autre élément à prendre en considération : le groove. Qui permet à la virtuosité jazz comme à celle d'Hendrix de ne pas donner l'impression mécanique de suites de gammes un peu scolaires.
Mais revenons-en à ce Worldwide Choppers... la virtuosité fonctionne ici (comme c'est en général le cas dans le rap) parce qu'elle est dans cette même tradition musicale noire de recherche d'intensité et ce besoin, pour des individus issus de minorités de s'exprimer d'une manière "frappante". Il n'est pas question que de vitesse, la qualité des rappeurs qui se succèdent sur ce morceau ne se limite pas au débit rapide (voire ultra-rapide), mais au travail du "flow", du placement rythmique, particulièrement efficace ici.
Sorti il y a peu, le dernier album de Tech N9ne, All 6's and 7's, est à l'image de son morceau de bravoure, Worldwide Choppers... efficace et brillant dans la plupart des couplets, mais malheureusement parfois plombé par des refrains un peu lourds, ou quelque peu racoleurs... le syndrome Eminem, en quelque sorte.
L'album en écoute sur Grooveshark.
Si vous ne connaissez pas Busta Rhymes, je vous conseille, dans un registre plus léger, sur une prod typique de Dr. Dre, cet autre grand moment de virtuosité rap, le single Break ya Neck.