Cela fait maintenant des semaines que j’entends en boucle des éditorialistes, politiques et journalistes répéter que la « quenelle » de Dieudonné serait un salut nazi inversé, donc un symbole antisémite. Curieuse interprétation. La première fois que je l’ai entendue, je me suis dit : c’est un journaliste pas très malin qui, dans « symbole inversé », ne comprend pas le sens du mot « inversé », on va très vite le corriger et mettre fin à cette polémique inutile. Mais les jours passent, et cette interprétation est reprise partout, sans que personne ne semble questionner réellement le caractère « inversé » du symbole.
Les deux symboles inversés les plus célèbres sont sans doute :
1. La croix inversée. La croix est LE symbole chrétien, la croix inversée est LE symbole anti-chrétien, et même satanique.
2. Le pentagramme. A l’endroit, c’est le « bien », la pointe vers le haut représente l’élévation spirituelle.
A l’envers, c’est la mal, la pointe est vers le bas (la terre), signe de matérialisme :
Il donne ainsi l’impression d’avoir deux cornes, celles du bouc, du diable. Ce qui en fait un autre signe satanique.
Pas besoin d’être un féru d’ésotérisme pour le savoir, ni d’être particulièrement cultivé, n’importe quel ado vaguement gothique ou fan de metal comprend le sens de l’inversion d’un symbole.
On est là dans la logique la plus élémentaire : inverser un symbole, c’est signifier l’inverse de ce que dit ce symbole. Donc, toujours dans une logique accessible à n’importe quel individu ayant atteint l’âge de raison, le salut nazi inversé symbolise l’inverse du salut nazi, un « salut antinazi », ou un « anti-salut nazi ».
Rien ne prouve que la « quenelle » de Dieudonné soit liée au salut nazi. Et si jamais elle l’était, elle ne serait, d’un point de vue purement symbolique, qu’un signe antinazi. Mais bizarrement, cette interprétation tout ce qu’il y a de plus logique, on ne l’entend pas dans les médias. Je dis « bizarrement » pour la forme, car au fond, il est là encore très logique qu’on refuse de prendre en compte cette dimension. Parce qu’il est plus intéressant, excitant et vendeur de laisser se propager l’idée que ce prétendu « salut nazi inversé » soit un signe antisémite. Et tant pis pour le sens des symboles. Car si les symboles ont un sens, leur inversion aussi en a un. Le meilleur moyen, sans doute, d’emmerder les antisémites qui utilisent ce signe aurait été d’appuyer l’idée qu’en tant que « symbole nazi inversé », s’ils l’utilisent en face d’une synagogue ou d’une école juive, symboliquement, ils ne font que manifester leur hostilité au nazisme par cet « anti-salut nazi ».
Nous sommes dans une société qui sur-interprète beaucoup trop les signes et les discours. Car si la référence au salut nazi est totalement hypothétique dans cette fameuse « quenelle », ce qui ne l’est pas, c’est son sens initial, limpide, qui signifie « je vous la mets bien profond », point barre. C’est du même ordre qu’un bras d’honneur. Le salut nazi est un signe de respect au chef et à l’idéologie nazi, la « quenelle » de Dieudonné est fondamentalement un signe d’irrespect. Qui n’a rien de réservé aux juifs, il l’utilise, de ce que j’ai pu voir, régulièrement contre Hollande. La « chasse aux quenelles » qui est en cours est donc particulièrement ridicule. Que l’Etat français accorde une telle importance à ce geste, que la république se sente menacée parce que des petits malins (ou de gros abrutis, c’est au choix) se prennent en photos en exécutant une quenelle, c’est complètement disproportionné, et ça ne pourra que rendre Dieudonné plus populaire (je n’ose imaginer le nombre d’ados qui vont s’amuser, à l’école et ailleurs, à faire ce geste… mais Valls n’a semble-t-il jamais été ado pour ne pas se rendre compte qu’il fait la meilleure publicité possible pour la quenelle auprès des jeunes).
Je ne suis pas un sympathisant de Dieudonné, mais je suis pour la liberté d’expression la plus large possible. La vraie, hein, pas uniquement celle qui consiste à laisser les gens exprimer ce qui va dans le sens de la morale et de l’idéologie de l’époque. La liberté d’expression n’a de sens que si l’on accepte que des propos dérangeants, détestables et choquants puissent être tenus sans encourir les foudres de la justice. Le prix de la démocratie et de la liberté d’expression, c’est qu’il faut accepter que soient exprimées dans notre société des opinions qui vont totalement à l’encontre de l’opinion et de la morale dominantes, et capables de nous choquer considérablement. Je ne vois que deux exceptions à la liberté d’expression (la vraie) :
- La diffusion publique d’informations d’ordre privé
- L’appel à la violence
Et encore, même l’appel à la violence peut être acceptable, dans un cadre artistique. Par exemple dans cette très belle chanson de 1898 à laquelle j’avais consacré un article : Filles d’Ouvriers (écoutez-là, elle vaut le détour). Une chanson féministe et violemment anti-capitaliste, écrite par Jules Jouy (qui était aussi un antisémite notoire… décidément, ils sont partout…) Je vous laisse juger de la violence de la fin, un appel au meurtre des patrons :
Patrons, tas d'héliogabales, d'effroi saisis,
Quand vous tomberez sous nos balles,
Chair à fusils,
Pour que chaque chien, sur vos trognes,
Pissent à l'écart,
Nous leur laisserons vos charognes,
Chairs à Macquart !
Faut-il interdire sa diffusion au motif qu’elle incite à la haine, et va jusqu’à légitimer l’assassinat des patrons ? Ou que son auteur a aussi écrit des chansons antisémites ? J’espère bien que non…
Condamner un individu pour « incitation à la haine », même raciale, je n’ai jamais été pour… car où est la limite ? Tout propos virulent, engagé, pamphlétaire, radical, provocateur peut être perçu comme incitant à la haine. S’il fallait censurer toutes les œuvres capables d'inciter à la haine, on n’en finirait pas, faudrait purger les bibliothèques, discothèques et cinémathèques…
Le rock a été accusé de tous les maux : perversion des mœurs et de la jeunesse, apologie de la drogue, satanisme, il a utilisé des symboles nazis… et même pas inversés (j’en parlais dans mon article sur Joy Division). Le metal n’a cessé de jouer avec les signes et références « haineuses » (sataniques, morbides et mêmes - là encore - nazies). Le rap a été accusé maintes fois d’appel à la violence, à la révolte, d’homophobie, de sexisme, apologie du crime et de la vie de gangster, et accusé parfois d’antisémitisme (Professor Griff de Public Enemy est sans doute l’exemple le plus célèbre). Faudra-t-il un jour qu’un comité se réunisse pour interdire tous les artistes dont les textes sont susceptibles d’être perçus comme des incitations à la haine ? Il nous restera quoi ? You’re beautiful de James Blunt ? (ça doit être ça, l’enfer… quand j’entends cette horrible rengaine, j’ai de terribles envies de meurtre, sera-t-il aussi possible de la censurer ?)
Plus sérieusement, la liberté d’expression, ce n’est pas que Dieudonné ait le droit de faire Vivement Dimanche et s’installe dans le canapé de Michel Drucker pour y dire ce qu’il pense d’Israël et des juifs en général, avec pour invités Soral et Faurisson. C’est juste d’accepter que puissent être tenus dans nos sociétés des propos virulents, subversifs et dérangeants, de quelque bord qu’ils soient...