L'air de rien, il y a une certaine cohérence sur ce blog... si je vous ai parlé des bases du rythme, c'est pour mieux comprendre ce Who Told You de Roni Size, et si je consacre un article à cet excellent morceau, c'est parce que je ne pouvais le balancer dans ma "Bristol Playlist" à venir sans m'arrêter sur son originalité.
Lorsque je l'ai découvert, Who Told You m'a mis une grande claque. Le genre de claques musicales qu'on ne rencontre pas si souvent. A un point tel que je pensais vraiment qu'un nouveau style musical pouvait découler de ce seul titre. On était en 2000, et c'était en cette première année du nouveau millénaire la proposition la plus convaincante d'entrée dans une nouvelle ère musicale pour les musiques populaires modernes. La musique du futur, en quelque sorte...
Qu'y a-t-il de si marquant dans ce morceau ? Son rythme. Et du jazz à la techno en passant par le rock et le rap, les "musiques populaires rebelles" ont avant tout frappé les esprits par leur nouvelle donne rythmique. Ce n'est bien sûr pas le seul élément, mais il a un rôle déterminant dans le clivage entre les générations :
C'est principalement l'arrivée de la batterie et ces nouveaux rythmes noirs américains qui ont catalogué le jazz à ses débuts comme "musique de sauvages".
Dans les années 50, les rythmiques rapides et très marquées du rock ont fait dire aux anciennes générations que c'était une musique abrutissante, voire satanique pour les plus puritains. De tels tempos martelés à la batterie entraînaient une accélération des battements de coeur et mettaient l'auditeur dans des états malsains de tension, de violence et de nervosité selon eux.
Le rap, lui, a carrément délaissé la sacro-sainte mélodie du chant pour se focaliser sur la scansion, la rythmicité des paroles. Et a ainsi eu à subir de la part d'auditeurs réacs le fameux "c'est pas d'la musique, y a pas de mélodie".
Enfin, la techno a, comme le rock a ses débuts, été considérée comme abrutissante à cause de ce beat répétitif très appuyé sur chaque temps.
Dans les années 90, le trip-hop a aussi introduit une nouvelle conception rythmique, comme la drum'n'bass, genre dont Roni Size est un des plus illustres représentants. Mais Who Told You n'est pas un titre drum'n'bass comme les autres. Pas de boucles rythmiques groovy typiques du genre, mais un rythme aussi original et surprenant qu'efficace. Et c'est bien là que se trouve toute la force de ce titre : une musique suffisamment entraînante, puissante, accessible pour toucher la jeunesse, et suffisamment novatrice d'un point de vue rythmique pour ouvrir de nouvelles voies. Avant Roni Size, le math rock ou l'electronica en général et Aphex Twin en particulier ont amené de nouvelles manières de jouer avec le rythme. Mesures complexes pour le math rock, déconstructions rythmiques pour l'electronica. Mais ce sont des musiques trop pointues pour embraser la jeunesse comme ont pu le faire jazz, rock, rap ou techno à leurs débuts. Alors que Who Told You n'a rien d'élitiste : une voix rap, des synthés répétitifs froids, planants et futuristes (très "made in Bristol"), et une rythmique infernale qui emporte tout sur son passage.
Sans rentrer dans des détails techniques, comment saisir la nouveauté rythmique de ce morceau ? C'est très simple. Prenez quasiment n'importe quel morceau dans les musiques populaires, tapez du pied, et vous suivrez sans trop de problème la pulsation, ça vient naturellement. Mais ici (je vais y revenir pour vous indiquer comment faire), on a la curieuse sensation que le rythme s'affranchit de la pulsation. L'inverse de la techno. Un morceau qui semble idéal pour la danse - comme le suggèrerait le clip - mais qui est en fait très déstabilisant d'un point de vue rythmique. Comme si l'on ne cherchait pas à suivre une pulsation, que ce soit pour la marquer ou la contourner avec swing, mais à "cogner" le rythme. En ce sens-là, il est très éloigné du courant drum'n'bass auquel Roni Size est affilié. Un rythme très syncopé, mais débarrassé de la chaleur du groove. C'est froid, martial, puissant et déroutant. La "révolution rythmique" sur Who Told You, c'est de nous dire "les temps, on s'en fout, on est là pour frapper fort".
Une des caractéristiques des grands compositeurs, c'est d'arriver à utiliser des procédés qui "sonnent mal" habituellement, qui sont "interdits" ou fortement déconseillés, et d'en tirer quelque chose de nouveau et de fascinant. A son niveau, c'est aussi ce que fait Roni Size ici. Un batteur en herbe qui n'a aucune conception du rythme pourrait taper quelque chose d'assez proche dans l'idée, mais, évidemment, chez lui, ce serait un manque de maîtrise du rythme, ça ne sonnerait pas et tomberait à plat à chaque fois. Même chose pour la ligne de basse, qui rentre en suivant le rythme de la voix (ce qu'on appelle homorythmie : deux parties qui suivent le même rythme). A part sur certains types de breaks, une ligne de basse doit éviter de copier celle du chant, c'est en général lourd, ça ne fonctionne pas... mais ici, c'est d'une efficacité redoutable.
Ce que fait Rony Size sur Who Told You aurait vraiment pu faire école - et pourrait toujours, d'ailleurs -, une musique du futur, robotique, froide, martiale qui renonce au balancement rythmique traditionnel mais pas à la puissance, l'intensité, la hargne et l'efficacité.
Pour comprendre de manière pratique l'originalité de ce titre, cliquez sur la vidéo ci-dessous, mettez le son à fond, tapez du pied ou hochez la tête pour marquer la pulsation. C'est très facile au tout début, puisque les temps sont sur les premiers mots. Sur "Who", sur "Told", puis sur "You"... un peu après, le contretemps sur "This" est assez frappant, et indique bien que les contretemps joueront ici un rôle crucial. Aucun problème, donc, pour sentir la pulsation au début... mais lorsque rentre la rythmique, vous verrez qu'il vous sera particulièrement difficile de garder une pulsation régulière, vous aurez fortement envie de suivre les contretemps inhabituels de la rythmique. Et si vous n'avez pas l'habitude de marquer les pulsations, vous risquez vraiment de vous perdre en vous laissant aller, alors que partout ailleurs dans la musique populaire, c'est en se laissant aller qu'on marque le mieux les pulsations (à moins d'avoir des problèmes de rythme). Une fois ceci essayé, ne vous focalisez pas des plombes sur cette pulsation, ce serait du gâchis, remettez le morceau, suivez attentivement la rythmique et la scansion de la voix, une inépuisable et peu banale source de fascination rythmique :
Roni Size & Reprazent - Who Told You
L'album, In the Mode, en écoute sur Grooveshark.