(Un article pour développer un peu plus les quelques trucs que j'ai dit dans l'interview du doc sur Arte)
Le rock, c’est la révolte contre la société, et plus particulièrement le rejet de la société de consommation. Le mouvement hippie en est d'ailleurs une des meilleures illustrations. Voilà ce que pensent beaucoup d’amateurs de rock. Et pourtant, la réalité en est loin.
Comme j'aime à le rappeler, le rock est né en même temps que McDo et Disneyland. Dans le même état d’esprit « jeunisme et consommation ». Une société riche, des jeunes qui se retrouvent avec un véritable pouvoir d’achat et deviennent le nouvel Eldorado des businessmen. Une musique accrocheuse, simple, efficace, énergique, attrayante, ludique avec un côté sulfureux et transgressif ; une musique idéale pour provoquer l’engouement de la jeunesse.
Le mode de vie rock’n’roll, a priori, entre en conflit avec la bonne marche de la société, et de la société de consommation. Trop d’excès, de fête, d’insouciance, de plaisirs divers et variés nuit sérieusement à la productivité des individus. Alcool + fête + stupéfiants + sexe n’est sûrement pas la bonne alchimie pour, le lendemain matin, être frais, précis, réactif et efficace au boulot. Pourtant, ce mode de vie rock’n’roll est lui-même une conséquence des injonctions de la société de consommation. Mieux, il en est une forme d’aboutissement.
Le mot d’ordre de nos sociétés de consommation, c’est « consommez plus pour avoir plus de plaisir immédiat ». Les valeurs des siècles précédents et la promesse d’un paradis après une vie de souffrance, à quoi bon, si l’on peut trouver ici-bas cet Eden. La félicité suprême est dans la consommation, la pub vous le martèle. Quelques gouttes de parfum, de soda ou de café, et vous voilà transporté dans un océan de plaisir. Procurez-vous telle nouvelle technologie, votre vie ne sera plus que paix et harmonie. Consommez notre pizza surgelée ou notre soupe industrielle, c’est l’orgasme assuré.
Le rock n’est pas le cancre de cette société de consommation, il en est l’élève le plus zélé. Apologie du plaisir intense, immédiat et répété. Ce qu’il rejette, ce n’est pas la société de consommation, mais plutôt ses garde-fous. Il s’agit moins de se libérer de la société de consommation, du loisir et du plaisir que de libérer la consommation, le loisir et le plaisir. Conséquence, peut-être en partie, de ce nouveau pouvoir d’achat d’une jeunesse qui se le voit offert par les parents, et le considère non pas comme la récompense d’un dur labeur, mais comme un dû…
Le problème, c’est qu’à un moment, faut faire un choix. On ne peut être dans la consommation et le plaisir perpétuels, puisque le travail et les sacrifices quotidiens sont nécessaires pour se payer cette consommation. A moins… de devenir une rock-star. Ce qui fascine la jeunesse chez les rock-stars, ce n’est pas seulement que ces nouvelles icônes dérangent la société, mais aussi, de manière schizophrénique, qu’elles en profitent à plein, une forme d’excroissance ultime de la société de consommation. Jouir sans entraves. Un mode de vie excitant, bohême, apparemment libre, pas besoin de se lever tous les matins à 6h30 pour pointer à l’usine ou au bureau, mais une vie de sensations fortes, de musique, de plaisir, d’argent facile et de consommation effrénée. Sex & drugs & rock'n'roll. Les héros des temps modernes ne risquent pas leur vie en prenant les armes pour aller combattre l’injustice, ils sautent sur scène, hurlent dans un micro, grattent une guitare, font défiler des hordes de groupies dans leur chambre, composent des musiques sur 3 accords et ramassent la monnaie.
L’importance de la spiritualité et l’intérêt pour le bouddhisme du mouvement hippie pourrait laisser à penser que, dans la seconde moitié des années 60, le rock veut en finir avec la frivolité, la consommation, le plaisir facile… il n’en est rien. Car le bouddhisme des hippies et rockeurs des 60’s est, par bien des côtés, à l’opposé de la véritable philosophie bouddhiste qui, elle, est réellement dans une toute autre logique que celle de la consommation.
Rock vs bouddhisme :
Dérèglement des sens vs conscience extrême.
Excitation, transe, révolte et frénésie vs paix intérieure, calme et harmonie
Sublimation de l’ego vs destruction de l’ego
Plaisir immédiat, intense, rapide et facile vs travail permanent et monotone pour se libérer de l’emprise des désirs
Les solos incandescents d’Hendrix, les mélodies si plaisantes des Beatles, les coups de grosse caisse de John Bonham et les poses et la frime de toutes les rock-stars sont insolubles dans le bouddhisme… rock et bouddhisme sont deux mots qui vont très mal ensemble, très mal ensemble. Aussi antinomiques que « rock chrétien » ou « rock islamique » (tout comme « rap islamique », mais c’est un autre sujet…) Rock et bouddhisme, c’est surtout l’histoire d’un malentendu. Des hippies s’imaginant que le bouddhisme pourrait leur permettre rapidement d’atteindre le même état et les mêmes plaisirs que sous LSD, sans LSD. Le bouddhisme comme stade ultime de la consommation, celui où l’on supprime les phases de frustration, d’attente entre les périodes d’assouvissement du désir : on ne baigne plus que dans le plaisir. Mais, bien entendu, tout ça est très loin du bouddhisme. Là où le bouddhisme se propose d’annihiler l’ego et le désir car sources d’insatisfaction et de tensions, les rockeurs-hippies occidentaux ont voulu voir l’accès à un état qui comblerait l’ego et le désir.
Le rock ne serait donc qu’un pur produit de la société de la consommation, et pas une « transgression » ? Non, car en allant à fond dans le diktat de nos sociétés de la consommation, il en a subverti, perverti et transgressé le fonctionnement. Ne se focalisant que sur le but (accumulation de plaisirs immédiats et faciles), sans se préoccuper des moyens (travail, effort). « We want the world and we want it Now », disait Jim Morrison. Une logique de sale gosse, au fond, donc une logique rock’n’roll…