Difficile d’être plus rock’n’roll que Jim Morrison, difficile de l’être moins que son acolyte Ray Manzarek. Du moins, dans l’imagerie rock. D’un côté le chanteur extraverti, sauvage, provocateur, sulfureux, tourmenté… de l’autre, le claviériste à lunettes, calme et discret, grand type tout fin, et formé au classique.
Imaginez Manzarek au chant, et Morrison assis derrière le clavier, les Doors, avec le même répertoire, auraient été un tout autre groupe, et n’auraient jamais pu exercer une aussi grande fascination sur la jeunesse de l’époque.
Etre claviériste dans le milieu du rock, c’est déjà partir avec un très gros handicap. Pourtant, dans les années 50, Jerry Lee Lewis avait su prouver qu’il était possible de jouer du piano en étant furieusement rock’n’roll, mais ensuite, les claviers ont toujours été associés à quelque chose d’anti-rock. Même si, évidemment, il y a quelques exceptions (ne manquez pas d’aller voir mon camarade le Reverend Frost s’il joue par chez vous, il saura vous réconcilier avec le fait que rock + clavier n’ont rien d’incompatible).
En général, dans un concert rock, lorsqu’un musicien pose sa guitare pour s’asseoir derrière un piano, c’est le moment de lui balancer au visage tout ce qui traîne (bouteilles de bière, mais tout objet contondant pourra aussi bien faire l’affaire). Si, à ce moment, tout le monde allume son briquet au lieu de s’en servir comme projectile, c’est que vous n’êtes définitivement pas dans un concert de rock…
Le problème du clavier dans le rock est triple :
1. L’origine sociale. Un claviériste, c’est toujours suspect. Il est fort probable qu’il vienne d’une famille bourgeoise où il pouvait disposer d’un piano chez lui. Et de parents lui payant des cours, voire le conservatoire. Un vrai musicien rock, dans l’imaginaire collectif, c’est un marginal plus ou moins autodidacte qui commence la musique en se payant une petite guitare cheap. Il est bien plus facile d’apprendre seul à jouer du rock à la guitare qu’au piano. Pourtant, on connaît dans l’histoire du jazz de grands pianistes issus de ghettos, alors que des gosses de riche se font payer des guitares électriques hors de prix par leurs parents.
2. La posture. Le guitariste est debout, libre d’aller et venir sur la scène, la claviériste reste sagement assis derrière son instrument (depuis l’insupportable chanson de Michel Berger, il est impossible, en France, de jouer du piano debout sans qu’on se foute de votre gueule).
3. Le son et les possibilités de l’instrument. Le piano est bien plus adapté pour les harmonies riches, subtiles, pour le classique et le jazz, alors qu’une guitare électrique vous permet de jouer beaucoup plus en triturant vos notes. Si Hendrix avait été pianiste, l’histoire du rock n’aurait peut-être pas été la même…
Débarquer dans un concert rock et voir un clavier sur la scène, c’est plutôt mauvais signe, l’impression que vous n’aurez peut-être pas votre dose d’intensité et de sauvagerie rock, le clavier étant utilisé en général pour adoucir, enrichir les harmonies… ou partir dans un lyrisme pompier rédhibitoire.
Là, vous vous dîtes que comme article en hommage à Ray Manzarek (qui vient donc de nous quitter à 74 ans suite à un cancer), j’aurais pu trouver mieux. Non seulement je ne parle quasiment pas de lui, mais en plus je m’étends sur le problème du clavier dans le rock… Sauf que c’est justement parce qu’il est compliqué d’y intégrer un clavier - la porte ouverte aux ballades mielleuses et dérives prog pompeuses - que Manzarek a d’autant plus de mérite, lui qui a su intégrer le clavier en tombant relativement peu dans ces écueils. Notamment par un jeu assez bluesy, rythmé, nerveux. Un des meilleurs exemples, et une des meilleures réussites d’intégration d’un clavier dans un morceau rock, c’est Break on Through (To the Other Side) :
Je ne vais pas vous faire une bio de Manzarek, vous en trouverez par ailleurs, cf. wikipedia. La meilleure manière de lui rendre hommage, de mon point de vue, c’est de vous inciter à écouter avec attention sa partie de clavier sur Break on Through pour bien montrer que lui a su (ce qui n’est vraiment pas donné à tout le monde) faire du clavier un instrument rock intéressant et crédible. Et, surtout, vous replonger dans ce qui est pour moi une des meilleures parties de clavier de l’histoire de la pop et du rock, celle de Riders on the Storm. Cette chanson est un vrai chef-d’œuvre et un modèle, si loin au-dessus de toutes les ballades tire-larmes pour midinettes que le rock nous a trop souvent infligé. Pour rendre hommage, vous aussi, au grand Ray, rien de mieux que d’écouter Riders on the Storm en vous focalisant sur cette remarquable partie de clavier :