Ecrite par Eden Abhez en 1947, Nature Boy est sans nul doute une des plus belles chansons du XX° siècle. Elle est rapidement devenue un standard du jazz, les plus grands artistes ont fait leur « Nature Boy » : de Nat King Cole à Abbey Lincoln en passant par Miles Davis, Sinatra, Coltrane, Stan Getz, Art Pepper, Caetano Veloso, Marvin Gaye, Ella Fitzgerald ou James Brown pour n’en citer que quelques-uns.
Pour le (re-)découvrir, je vous conseille la célèbre version de Nat King Cole :
Le pouvoir de séduction de Nature Boy est tel que vous pouvez l’écouter et la réécouter sans lassitude, avec toujours autant de plaisir, l’occasion de vous proposer dans la foulée plusieurs versions qui valent le détour :
- Une première playlist dans laquelle vous pourrez piocher, avec de grands noms du jazz et de la chanson. Trois illustres chanteuses : Ella Fitzgerald (accompagnée par Joe Pass), Sarah Vaughan et Abbey Lincoln, puis, en jazz instrumental, les non-moins illustres Miles Davis, John Coltrane, Art Pepper et Stan Getz, enfin, Sinatra, Peggy Lee, Caetano Veloso, Marvin Gaye et James Brown :
Une version cubaine :
La version funky de George Benson :
Parmi les chanteurs de jazz actuels, Peter Cincotti, qui utilise le Fool on The Hill des Beatles comme intro :
Et une de mes favorites, celle d’Harry Connick Jr, qui mérite qu’on y jette une oreille rien que pour le remarquable travail d’orchestration :
Un modèle dans le genre, à faire écouter à tous ceux qui s’intéresseraient à l’orchestration de chansons…
Une curiosité, celle du groupe psychédélique Gandalf... enregistrée en 1967, sur leur unique album qui ne sortira qu’en 1969. Une version vraiment pas si mal, malgré le solo de guitare :
Mais venons-en à celle qui m’a décidé à écrire cet article… la version de Bowie et Massive Attack. A priori, il y a de quoi avoir des réserves… des musiciens pop ou rock qui reprennent des morceaux jazz, c’est rarement bon signe. Le jazz, lui, s’est très souvent emparé de chansons populaires, de chansons de comédies musicales pour les transcender, leur apporter finesse, swing et complexité. Le chemin inverse, par contre, a tout d’une régression… des morceaux jazz qui redeviennent de vulgaires chansonnettes. On perd la souplesse du swing et la richesse musicale, le carosse redevient citrouille, la princesse redevient grenouille. C’est la douloureuse impression que l’on a à chaque fois qu’un artiste de variétoche, en particulier, reprend un standard du jazz. Bowie et Massive Attack ne sont pas des artistes de variétoche, évidemment, mais ce ne sont pas des jazzmen pour autant.
Pire, ici, leur version de Nature Boy se trouve sur la BO de… Moulin Rouge ! Film kitchissime et pompeux comme pas deux (bon, j’avoue que je ne l’ai pas vu, mais les extraits sont suffisamment éloquents)…de quoi craindre qu’il n’y ait plus rien du charme, de la subtile mélancolie et de la délicatesse du Nature Boy que nous ont donné à entendre les jazzmen. Et pourtant, malgré tout cela, Bowie et Massive Attack parviennent à leur tour à transcender ce titre, et à en faire une grande version. Une version très éloignée de ce qui se faisait jusqu’alors, une musique froide et planante, mais une version qui fonctionne à merveille.
Pourquoi est-ce que cette version fonctionne ? Cela tient aux styles de Bowie et de Massive Attack. S’il y a bien un chanteur rock/pop capable de s’emparer d’un morceau jazz sans être ridicule, c’est Bowie. Non pas que sa musique et son chant soient « jazzy », mais, par certains côtés, ils tiennent plus du jazz que de la pop. A part la rythmicité, le swing, qu’est-ce qui différencie une mélodie pop « de base » d’une mélodie jazz ? La mélodie jazz sera plus alambiquée, sinueuse, intègrera plus facilement de grands sauts d’intervalles et des dissonances. Les mélodies typiques de chansons ont en général un ambitus (l’écart entre la note la plus basse et la plus haute) plus réduit, modulent moins, bref, sont plus simplistes. On trouve bien sûr quelques mélodies assez simples dans certains tubes de Bowie, mais il reste tout de même un des artistes pop/rock aux mélodies les plus riches et audacieuses.
C’est évident sur un morceau tel que A Small Plot of Land. Ce n’est pas du jazz, mais dans les dissonances de la mélodie, ça en a l’esprit.
Il n’est même pas besoin d’aller chercher dans ses morceaux les plus avant-gardistes. La plupart des chansons de Bowie ont une qualité mélodique nettement supérieure à la moyenne. Non pas pour leur efficacité ou leur séduction, ce qui reste plus compliqué à évaluer « objectivement », mais pour leur richesse (plus de notes, plus de dissonances, plus de grands écarts entre les notes). Pas étonnant qu’il soit aussi saxophoniste et se soit intéressé très jeune au jazz… Sur une mélodie comme celle de Nature Boy, il est donc comme un poisson dans l’eau.
Le style de Massive Attack est fait d’influences hip-hop, ambient, électro et cold-wave, pas d’influences jazz. Leur univers froid, paranoïaque est planant est presque à l’opposé du jazz, du moins de l’âge d’or du jazz au style chaleureux, physique, virtuose et terrien. Réorchestrer un standard jazz avec des sons électro pourrait passer aux oreilles des puristes pour de l’hérésie, les machines n’ayant pas cette souplesse de jeu qui fait tout le swing du jazz… Et si, depuis les années 90, des jazzmen ont utilisé l’électro (Molvaer, Wesseltoft, Truffaz etc…) c’est pour inventer un autre style de jazz. Mais ce pourquoi Massive Attack arrive ici à faire quelque chose d’intéressant, là où d’autres grands noms de l’électro se seraient sans doute plantés, c’est parce qu’ils jouent à merveille sur ce qu’ils maîtrisent à la perfection : la lenteur, le balancement hypnotique.
Un standard du jazz avec le groove entraînant de la soul, du funk ou du rap, on y perd en finesse. Il n’y a qu’à écouter la version de George Benson ci-dessus pour s’en convaincre. Avec une rythmique plus lente et très appuyée, de style dub, même problème. Par contre, avec Massive Attack (et en particulier le Massive Attack période Mezzanine), il y a un « terrain rythmique » nettement plus propice… La lenteur du tempo associée au caractère planant des sons apporte cette subtilité dont a besoin le jazz… On sent le balancement, mais on ne sent pas que ça, il n’est pas aussi imposant que dans le rap, la soul, le funk ou le dub.
Autre bel exercice d’équilibriste sur cette version de Nature Boy : arriver à faire passer la chanson de « jolie ballade délicate et mélancolique » à morceau « inquiétant et tétanisant »… sans perdre le côté délicat et mélancolique ! Il ne s’agit pas d’un simple exercice de style, comme pourrait le faire un musicien qui reprendrait tel tube mielleux et le transformerait en morceau violent et barré, mais d’ajouter une nouvelle dimension à cette chanson. Et qui mieux que Massive Attack pouvait allier froide noirceur et rêverie cotonneuse pour donner à Nature Boy cette nouvelle dimension sans le trahir.
Voilà donc pourquoi, à mon sens, cette version est tout simplement une des meilleures de Nature Boy. On se demande même comment elle a pu être mêlée à ce film pompier… mais au niveau de kitsch dans lequel se trouve Moulin Rouge, sans doute que n’importe quoi d’autre aurait pu s’intégrer.
Nature Boy a ainsi traversé les époques, les styles… et même bien plus qu’on l’imagine, puisqu’au fond, la base du thème de cette chanson se retrouve déjà, en 1887, dans le 2° mouvement du quartette pour piano n°2 en la majeur de Dvorak.
Certains pensent, à tort, que la musique classique et la musique populaire sont des univers qui ne se recoupent pas… mais ce 2° mouvement s’intitule « Dumka » (un type de chant et danse traditionnel ukrainien dont il s’inspire), puis ce thème de Dvorak est, en quelque sorte, devenu le Nature Boy que l’on connaît.
Dvorak – 2° mvt du Quintette pour piano n°2 en la M (op. 81)