Ludwig van Beethoven – Sonate n° 23 en fa mineur, « Appassionata » (op. 57)
Si je ne devais garder qu’un article sur Music Lodge ce serait celui-là. Non pas qu’il soit particulièrement réussi, bien écrit ou pertinent, mais parce que le but premier de mon blog est de vous faire découvrir des œuvres qui me touchent et que j’estime nettement supérieur à la moyenne (ce qui est en fait le but de l'essentiel des blogs musicaux). Et je ne pourrais jamais trouver mieux que la sonate Appassionata. Un chef-d’œuvre absolu, et mon œuvre favorite.
Dans l'article sur la V° symphonie (1808), je disais qu’en terme de puissance expressive, celle-ci ne saura être dépassée par aucune autre symphonie du XIX° (voire par aucune symphonie tout court). Il en va de même pour le piano avec la sonate Appassionata (un nom qui n’est pas de Beethoven, comme la plupart de ceux que l’on a donné à ses sonates), composée quelques années plus tôt (et dans laquelle apparaît déjà une première version du célébrissime thème martelé de la V°). Le piano est l’instrument roi des romantiques, mais avant même que la musique ne devienne « romantique », Beethoven atteint déjà des sommets de tension, d’audace, de puissance et de dramatisme. La musique n’est pas un sport de compétition mais, pour se lancer dans une métaphore triviale, c’est un peu comme si lors d’une compétition sportive un athlète écrasait déjà le record du monde à l’échauffement. Que faire après ça ?
Beethoven considérait cette sonate comme sa plus grande, et Berlioz, un des rares compositeurs romantiques qui n’aimait que peu la musique pour piano disait en 1860 de l’Appassionata « Œuvre plus grande que ses plus grandes symphonies, plus grande que tout ce qu’il a fait, supérieure en conséquence à tout ce que l’art musical a jamais produit ». Ce n’est pas moi qui contredirais Berlioz sur ce point…
Des chefs-d’œuvre pour piano, on en trouve déjà chez Mozart. Mais avec Beethoven, on passe un nouveau cap. Lui n’a pas a vécu le passage du clavecin au piano, il a grandi avec l’instrument, et saura utiliser pleinement son potentiel. « Piano » est l’abréviation de piano-forte, car ce qui caractérise l’instrument et le distingue de l’orgue et du clavecin, c’est son touché dynamique (les nuances selon la manière d’appuyer sur une touche, qui permettent de plaquer « brutalement » un accord ou d’effleurer délicatement le clavier et de créer ainsi des contrastes d’intensité). Une évolution technique taillée pour Beethoven et les romantiques, le moyen idéal pour exprimer la palette d’émotions la plus riche possible : des sentiments les plus intimes et délicats aux plus violents et tourmentés.
Mais le génie de l’Appassionata va au-delà de ça, il est dans l’importance inédite que Beethoven accorde au sonore. Non pas que le « son » n’intéressait pas les compositeurs qui le précédaient : lorsque Mozart écrit un passage pour clarinette dans une symphonie, c’est bien parce qu’il veut entendre le son d'une clarinette à cet endroit, pas celui d’une flûte ou d’un hautbois (alors que dans la musique baroque, les instruments sont souvent interchangeables). Mais avec l’Appassionata, Beethoven va beaucoup plus loin, il fait s’émanciper le timbre de l’instrument, il « sculpte dans le bloc sonore » comme j’ai pu l’entendre dire très justement (en particulier dans le dantesque premier mouvement de la sonate). C’est là une des raisons qui font de Beethoven un visionnaire hors du commun, il avait bien un siècle d’avance puisque ce n’est qu’au XX° que le son deviendra un paramètre aussi prépondérant dans l’écriture musicale que la mélodie, l’harmonie et le rythme.
Beethoven a révolutionné la musique et, plus anecdotique, l’Appassionata a révolutionné ma conception de la musique. Avant de la découvrir (à 18 ans si mes souvenirs sont bons), j’écoutais un peu de classique, du Mozart, Bach, Vivaldi, Schubert et je pensais - comme beaucoup trop de monde – que la musique classique était une musique « agréable et sérieuse », de bon goût, subtile, une musique « bourgeoise » destinée à des gens trop vieux pour l’intensité électrique du rock. Bref, les clichés stupides sur la musique classique qu’ont la plupart des jeunes. Et puis je suis tombé sur l’Appassionata. Une claque énorme, qui a totalement bouleversé ma conception du classique. La sonate entière, mais surtout ce 3° mouvement dont, après des centaines et des centaines d’écoute, je ne me lasse toujours pas. A côté, le rock m’a tout à coup semblé… bien fade. Incapable de m’emporter aussi loin, de me procurer des sensations aussi fortes. Et dire que Chuck Berry a osé écrire « Roll Over Beethoven ». Non, Chuck, Roll over qui tu veux, mais pas Beethoven… Qui continue, après 200 ans, à faire passer les rockeurs pour d'aimables fantaisistes.
Pas besoin d’aller chercher bien loin le pourquoi de mon rejet du prog et du metal. Tout ce que je pouvais chercher à l’époque dans ces musiques (lyrisme, noirceur, tension, folie, complexité, sensations fortes) était déjà présent dans l’Appassionata, puissance 10. Avec tellement plus d’intelligence dans l’écriture, de richesse, de profondeur que le prog et le metal avaient l’air particulièrement pathétiques et risibles à côté. Ou, au mieux, touchant par leur naïveté enfantine. Il ne restait alors pour moi plus au rock que le côté « brut, simple, efficace et spontané »… pour le reste, mieux valait écouter le génial Ludwig.
Si j’ai tant tardé à parler ici de mon œuvre favorite, c’est pour une raison toute bête : j’attendais d’en trouver une version idéale sur youtube (parce que ce 3° mouvement est aussi un régal à regarder joué). Mais ce n’est toujours pas le cas. J'ai finalement renoncé, et peux me satisfaire des interprétations très correctes de la pianiste ukrainienne Valentina Lisitsa.
Par exemple celle-ci : Valentina Lisitsa – Appassionata 3° mvt
Presque parfaite, sauf qu’elle a un défaut de taille à mon goût, la prise de son, très claire, manque cruellement de grave. Et pour ce tourbillon sonore et orageux, il faut des graves. Voilà pourquoi je vous recommande plutôt la suivante, bien qu’elle comporte quelques petites fautes (mais rien de rédhibitoire) et n’a pas de son pendant les 12 premières secondes… peu importe, l’essentiel, c’est que la folie, la puissance, la tension et la noirceur exceptionnelles de la pièce y sont mieux mises en valeur :
Un chef-d’œuvre pareil, ça se savoure, ça se respecte. Ne comptez pas le passer en fond sonore et lire vos mails en même temps, il faut vous immerger complètement pour en saisir la force et la beauté. Sinon, c’est du gâchis, comme jeter un coup d’œil rapide à un tableau de maître…
Une fois que vous avez visionné cette version, ne vous arrêtez pas en si bon chemin, c’est une pièce qui demande à être écoutée et réécoutée. Pour la curiosité, vous pouvez regarder cette version "démente" du pianiste turc Fazil Say, qui la joue à une vitesse supersonique (un peu trop, tout de même) :
Mais ne vous privez pas surtout de la version qui est à mon sens la plus géniale de ce 3° mouvement, celle du grand Richter (audio seulement). Personne mieux que lui n'a su magnifier la folie et l’intensité de cette œuvre ô combien tourmentée :
Enfin, pour écouter la sonate en intégralité, je vous recommande par exemple la version de Maria Joao Pires :
Si, après tout ça, vous pensez toujours que le classique n’est qu’une musique bourgeoise et sans aspérités qui s’écoute mollement en digérant son repas du soir (vous devez sans doute confondre avec le dernier Radiohead), je vous bannis ad vitam de ce blog…