Un chanteur blond et beau gosse… un guitariste sombre et ténébreux, cerveau du groupe… John, le bassiste effacé mais au jeu remarquable… un batteur « fou » et virtuose qui martèle sa batterie comme un malade, et décèdera à cause de ses problèmes d’alcool. Voilà un portrait qui pourrait être aussi bien celui de Led Zeppelin que des Who, deux des grands groupes de rock dont les similitudes sont parmi les plus frappantes.
Cette distribution des rôles au sein du groupe a été maintes fois copiées (surtout dans le hard), mais elle répond aussi à une certaine forme de « tendance naturelle » des musiciens. Evidemment caricaturale, vous trouverez, heureusement, de nombreux contre-exemples, mais elle n’en est pas moins prégnante.
Le chanteur, c’est celui qui est le plus dans un rapport de séduction. Celui sur lequel se focalisent les regards de la majorité du public, celui qui s’adresse directement à vous par sa voix, celui qui se met le plus à nu puisqu’il s’exprime sans passer par le filtre d’un instrument. Le guitariste, dans une formation guitare-basse-batterie, c’est celui qui a l’instrument le plus riche harmoniquement et mélodiquement, c’est naturellement celui qui est amené à composer la majorité des morceaux. Dans l’imagerie rock, c’est « le » musicien de la bande. Moins en vue que le chanteur qui attire tous les regards, il est pourtant celui qui tire les ficelles.
Le bassiste, c’est le type qui soutient tout le groupe, qui fait le lien entre la batterie et la guitare, mais celui que personne ne remarque. Une tâche assez ingrate. Si personne ne le remarque, c’est parce que la ligne de basse est d'ordinaire ce à quoi on prête le moins attention lorsqu’on écoute un morceau de rock (à moins d’être soi-même bassiste). Mis à part le funk (ou le funk-rock, comme celui des Red Hot à leurs débuts), il n’y a que très peu de genres musicaux où les lignes de basse captent l’attention plus que les parties des autres instruments. Pourquoi se mettre à la basse plutôt qu’à la guitare lorsqu’on veut se lancer dans le rock ? Flemme de jouer sur 6 cordes et de bosser les accords et suites d’accords, ou manque de talent, on met le moins bon guitariste de la bande derrière une basse… voilà ce qu’on imagine souvent à propos des bassistes rock. Ce n’est ni le meilleur, ni le plus motivé, ni le « leader naturel » au sein d’un groupe qui se forme. Mais dans le cas de Led Zep et des Who, même si le bassiste est bien le plus discret du groupe, il n’en est pas moins un instrumentiste d’exception (chez les Who, Entwistle était même à l’origine un meilleur musicien que Townshend). Autre grand point commun entre les Who et Led Zep, le bassiste avait sur scène et sur disque des moments où il pouvait se mettre en évidence, pas banal dans un groupe de rock des 60’s.
Qui dit « faire de la musique », en occident, pense d’abord mélodies et harmonies. Alors préférer cogner sur une batterie, c’est… un peu particulier. D’où la célèbre blague de musiciens « Comment appelle-t-on un type quoi traîne avec des musiciens ? Un batteur » (elle existe aussi avec le bassiste). Forcément, le batteur n’apparaît pas comme le type le plus subtil de la bande, c’est rarement le poète ou le cerveau du groupe (même si l’on trouvera toujours des exceptions, tel Christian Vander dans Magma). Le batteur, c’est celui qui semble vivre le rock pour se défouler, pas pour exprimer quelque chose de très personnel. C’est celui qui amuse la galerie, le « bourrin » de la bande… et ce n’est pas totalement un hasard si deux des plus grands batteurs de l’histoire du rock, Keith Moon et John Bonham (lequel a d’ailleurs pris des cours de batterie avec Keith Moon à qui, selon la légende, on doit le nom Led Zeppelin), sont morts prématurément de leurs excès il y a une trentaine d’années alors que les autres membres des deux groupe sont restés en vie bien plus longtemps (ils le sont toujours, sauf Entwistle, décédé en 2002).
Cette distribution des rôles au sein d’un groupe rock trouve une certaine légitimité en fonction de l’instrument pratiqué, et Led Zep et les Who sont sûrement ceux qui l’ont incarné au mieux. Ce qui les relie d’autant plus que la majorité des grands groupes rock de l’époque ne fonctionnaient pas de la même manière (Beatles, Doors, Velvet, Pink Floyd…)
Le plus marquant dans cette structuration des rôles, c’est l’opposition entre le chanteur et le guitariste. Ange et démon. Féminin et masculin. Parfait pour séduire et faire fantasmer la jeunesse. Un chanteur lumineux, flamboyant, aux boucles blondes et au petit côté féminin touchant et rassurant pour les jeunes filles de leur public, et un guitariste plus sombre et tourmenté, le leader de la bande, le chef d’orchestre du groupe qui dirige non pas à la baguette, mais derrière cet instrument éminemment phallique qu’est la guitare (Page va jusqu’à exhiber un double-manche… Townshend n’en avait pas besoin, son légendaire appendice nasal remplissait ce rôle symbolique), bref, celui auquel s’identifient les garçons. Ces clichés féminins et masculins se retrouvent aussi entre les deux autres membres du groupe, la section rythmique, avec la bassiste réservé, discret, au son de basse « rond », qui fait le lien entre tous, et le batteur exubérant, limite bestial, qui cogne comme un damné et fait étalage de sa force.
Les ressemblances entre les Who et Led Zep ne s’arrêtent pas là, on notera aussi :
- La violence. Les Who se vantaient d’être le groupe qui jouait au volume le plus fort, et avaient comme "marque de fabrique scénique" de casser leur matériel à la fin des concerts, Led Zeppelin est considéré comme le groupe pionnier qui a mené le rock vers le hard-rock.
- Ambitions, lyrisme et respectabilité. Ce que les fans de rock reprochent fréquemment au prog, ils le pardonnent assez facilement à Led Zep et aux Who. Morceaux à rallonge, structures riches, emprunts à des genres musicaux divers et longs solos pour l’un, opéra-rock pour l’autre (pas un, mais deux), Led Zep et les Who ont, avant le rock progressif, montré une volonté de s’affranchir du côté « singles courts et efficaces » du rock pour se lancer dans des œuvres plus ambitieuses. Cela rejoint aussi un autre des grands points communs entre Led Zep et les Who : le lyrisme et la grandiloquence. Des morceaux puissants, qui emportent tout sur leur passage… Mais s’ils ont été vite pardonnés, c’est parce qu’ils n’ont jamais laissé tomber l’intensité rock’n’roll dans leur musique. Led Zep a su garder son groove imparable, les Who leur urgence et leur sens des mélodies percutantes.
- Les deux groupes se sont formés à Londres, et les musiciens les ont intégrés dans le même ordre. D’abord le guitariste et le bassiste, puis le chanteur, et le batteur pour finir.
- Led Zep et les Who ont aussi en commun une durée de vie relativement longue pour un groupe rock, au moins 10 ans sans changer de formation ni devenir pathétiques. Même si, bien entendu, leurs meilleures années ont été les 3-4 premières.
Led Zep et les Who, même combat ? Deux groupes clones ? Tous ceux qui les ont écouté savent pourtant que ce n’est pas le cas. Alors qu'est-ce qui les différencie vraiment ?
Pour faire simple et aller tout de suite à l’essentiel, la musique des Who est une musique de l’immédiateté, celle de Led Zep une musique du développement. Malgré les nombreuses similitudes entre les deux groupes, ils représentent deux conceptions très différentes de l’écriture musicale rock. Les Who, c’est la mélodie qui claque, directe, séduisante et spontanée, typique de la pop anglaise. Led Zep, c’est une musique qui se déploie, qui se comprend et s’écoute sur la longueur… que ce soit par la force hypnotique du blues et du groove, ou la richesse formelle de leurs nombreux morceaux de bravoure, loin du format typique de la chanson pop de 3 minutes. Même lorsque Led Zep trouve un riff simple et génial, parfait pour un single rock, ils ne peuvent s’empêcher d’y mettre au milieu deux minutes assez « expérimentales » et inattendues (Whole Lotta Love). Et à partir d’une mélodie et d’une suite d’arpèges particulièrement envoûtantes, ils ne se contentent pas de faire une agréable ballade, mais développent et se lancent dans un épique crescendo de 8 minutes qui vire au hard furieux (Stairway to Heaven, mille fois copié par la suite, jamais égalé). C’est l’inverse chez les Who. Même lorsqu’ils se lancent dans un opéra-rock, malgré quelques passages instrumentaux pour faire le lien entre les morceaux et quelques mélodies récurrentes, impossible de s’y tromper, il s’agit avant tout d’une suite de singles. L’intérêt de Tommy, ce n’est pas la construction musicale de l’ensemble, mais bien l’efficacité de ses morceaux, redoutables singles rock pour la plupart (The Acid Queen, I’m Free, Pinball Wizard et compagnie). S’il fallait, toutes proportions gardées, trouver un lien avec l’opéra classique, ce ne serait sûrement pas avec l’opéra wagnérien, mais avec l’opéra « à numéros » du XVIII°. Opéra où l’on passe d’un air à l’autre, ce qu’abolira Wagner qui cherchera à donner à l’opéra une dimension plus « organique », moins artificielle, avec un travail en profondeur sur le développement. Primauté de la mélodie chez Mozart, travail de développement, d’architecture et de cohérence organique chez Wagner… Même distinction que celle entre les Who et Led Zep.
Mozart et les Who vs Wagner et Led Zep… au niveau qu’est celui du rock, bien entendu, on ne mettra pas sur le même plan Tommy et Don Giovanni… à moins d’avoir assisté à tous les concerts des Who des années 60 et d’avoir les oreilles vraiment bousillées. De toute façon, nul besoin d’invoquer Mozart ou Wagner pour illustrer ce qui différencie la musique des Who et celle de Led Zep, il suffit de se pencher sur leur époque, et l’opposition mods – hippies. Les Who sont le groupe emblématique du mouvement « mods », et Led Zep arrive un peu plus tard, au moment où le mouvement hippie est à son apogée et supplante, en Angleterre, les mods.
Mods et hippies ont en commun une philosophie de vie hédoniste, mais ils l’expriment de manière totalement différente. Pour les mods, tout est dans l’apparence. Elégance vestimentaire, présentation impeccable, scooter customisé… les mods ne cherchent pas à changer le monde, ils veulent juste y briller. Des jeunes qui acceptent n’importe quel petit boulot, sans vision à long terme, sans stratégie de carrière, ce qui les intéresse, c’est d’avoir vite un peu de pognon, et de tout claquer en fringues, en scooter et en fêtes. Peu importe ce que tu es, ce qui compte, c’est ce que tu montres. Avoir l’air classe, avoir l’air cool. La forme plutôt que le fond. Si, en fin de compte, beaucoup de mods préféraient – parce que c’était plus cool – les musiciens noirs américains de jazz et de soul aux jeunes groupes anglais associés à leur mouvement, ce sont bien ces groupes anglais qui les représentaient au mieux. Les Who en tête… Car Tommy est à l’opéra classique ce que le mods est au dandy du XIX°. L’opéra, pour les Who, n’est au fond qu’un costume classieux, mais en dessous, il n’y a que du rock brut, efficace et séduisant… et sous le costume élégant du mods, derrière son assurance, il n’y a pas – en général - de dandy philosophe, poète et fin lettré, juste un gamin qui cherche à s’affirmer d’une manière plutôt superficielle. Le rock très direct et punchy des Who sous l’habillage de l’opéra, c’est un peu comme le côté hédoniste, voire primaire et violent de certaines bandes de mods, malgré leurs tenues choisies avec soin…
La musique des Who est à la fois très nerveuse et très mélodieuse, la musique d’une jeunesse impatiente de briller, et trop impatiente pour attendre d’avoir « réussi dans la vie ». Une musique de singles qui accrochent instantanément l’auditeur par leurs mélodies pop agréables et leurs rythmiques tendues et puissantes. Bref, même lorsque les Who ont adopté le look hippie et sont passés par l’opéra-rock, l’essence de leur musique est toujours restée fidèle à l’esprit mods.
Pas surprenant que Nik Cohn, grand fan des Who dans les années 60, ait fini par délaisser le rock et se passionner pour le gangsta-rap… l’attitude des gangsta-rappers n'est pas si éloignée de celle des mods, une manière de s’approprier, sans légitimité (les uns parce qu’ils sont trop jeunes, les autres parce qu’ils sont trop… noirs), des codes et accessoires luxueux de l’élite, ils y ajoutent leur touche de fantaisie, et les arborent avec autant d’arrogance que de coolitude.
Les hippies, eux, font l’inverse. Tenue débraillée, cheveux longs, allure de vagabond, rejet du clinquant et de tout « signe extérieur de richesse ». L’important n’est pas ce que tu montres, seulement ce que tu es. Rejet des codes sociaux, des valeurs traditionnelles, du système dans son ensemble (politique, économique, familial). Rejet de la société de consommation, pas question de trimer dur pour quelques dollars de plus. Retour à la nature, fascination pour les cultures et modes de vie dits « primitifs », liberté à tout prix… une vision plus poétique, métaphysique et aventureuse du monde. Ce qui distingue fondamentalement les musiques des Who et de Led Zep, c’est exactement ce qui distingue mods et hippies dans leur rapport à la société. Les premiers cherchent à y briller, les seconds à la fuir et partir à l’aventure. Les morceaux de Led Zep sont ainsi de véritables « trips ». Malgré quelques efficaces brûlots rock’n’roll de moins de 4 minutes, Led Zep reste surtout célèbre pour ses longs morceaux. Dazed and Confused, Babe I’m Gonna Leave You, Stairway to Heaven, Since I’ve been loving you, The Rain Song, No Quarter, Kashmir, Achilles last Stand font tous plus de 6 minutes, et Jimmy Page retravaillait ses titres pour les jouer chaque fois différemment en concert, et les rallongeait encore avec de longues phases d’impros. Le public n’allait pas voir Led Zep pour entendre des singles accrocheurs, mais pour vivre une expérience, se laisser transporter, s’évader… une musique de l’évasion, qui refuse la plupart des codes et formats habituels de la pop, qui s’inspire d’éléments de musiques d’autres cultures, qui se réinvente et s’aventure dans des contrées inédites… une musique narcotique, par son groove et son étirement dans le temps. Les musiques des Who et Led Zep sont d’ailleurs parfaitement en phase avec l’effet des drogues des mouvements mods et hippies. Amphétamines pour les mods, herbe et psychotropes pour les hippies. Avec les Who comme bande-son idéale de la prise d’amphétamines, Led Zep pour celle d’herbe et de LSD. On en revient toujours à l’immédiateté et l’intensité d’un côté, l’évasion, la fuite et l’aventure de l’autre.
Les Who et Led Zep, parfaites incarnations des mouvements de leurs époques, sont-ils du coup démodés ? Vestiges d’autres temps, d’autres mœurs, à ranger dans un poussiéreux musée du rock ? Non, bien sûr. Car même si le revival 80’s est à la mode depuis un bon moment, les ombres de Led Zep et des Who continuent de planer sur le rock actuel. L’ombre des Who est évidente sur toute cette vague de jeunes groupes rock anglais depuis une dizaine d’années, des Libertines aux Arctic Monkeys, qui marient mélodies pop accrocheuses et rythmiques rock nerveuses… et celle de Led Zep se retrouve sur beaucoup des groupes marquants de la dernière décennie (Radiohead, Queens of the Stone Age, Black Mountains, The Raconteurs, Akron/Family, And You Will know us by the Trail of the dead). Deux modèles qui ne sont pas prêts d’être oubliés, puisque le rock continue encore et toujours de creuser ces deux mêmes voies…
Pour conclure, je pensais mettre deux vidéos qui montrent bien la ressemblance entre les deux groupes. Les Who des années 70, au look hippie et avec un Roger Daltrey aux longs cheveux blonds et frisés qui ressemble à s’y méprendre à Robert Plant… mais les photos en tête d'article sont suffisamment éloquentes, et il est tout de même plus intéressant d’en choisir deux qui illustrent vraiment la différence entre les Who et le mouvement mods d’un côté, Led Zep et le mouvement hippie de l’autre. Je ne suis pas allé chercher bien loin : mon morceau favori de chacun des deux groupes.
The Who – Substitute (vidéo de 1966)
Led Zeppelin – Dazed and Confused (vidéo de 1969)
Il y a quelque chose d'assez vertigineux dans le fait de passer d'une vidéo à l'autre, séparées seulement de 3 ans (et ce n'est pas seulement une question de couleur, mais de musique, de manière de s'exprimer et se présenter)... preuve en est, si besoin était, que l'évolution du rock dans ces années-là a été, comme celle de la société, particulièrement spectaculaire. Depuis, beaucoup moins...
A lire :
L'article de Xavier (BlinkingLights) sur les batteurs, où Keith Moon a, évidemment, une place de choix.
La série d'articles, drôle et bien vue, de Guic sur "comment monter son groupe rock" et les rôles des différents musiciens...