Permettez-moi de vous présenter un nouvel ami, que vous allez adorer j’en suis sûr : Benjamin Lancar. Président des jeunes UMP.
Alors que la majorité des « jeunes UMP » rejetait HADOPI (comme quoi, il est possible qu’il y ait quelques vrais jeunes chez les jeunes UMP), leur nouveau président est au contraire un fervent défenseur de cette loi grotesque. Pas de quoi en faire un billet, me direz-vous… sauf qu’il a sorti une phrase qui m’a fait bondir, et à laquelle je ne peux que réagir. Il a déclaré : « avec Hadopi, on a protégé la liberté d’expression des artistes » (voir ici).
A moins que pour certains, à l’UMP, liberté d’expression = portefeuille (et encore, rien ne prouve que la loi Hadopi ait un impact financier bénéfique pour les artistes), je ne vois pas ce que la liberté d’expression vient faire ici.
Des artistes ont pu s’exprimer librement avant que n’existe une « industrie culturelle », ils ont pu s’exprimer librement pendant, ils s’exprimeront librement après…
Essayons, avec la meilleure volonté possible, de comprendre le point de vue de Lancar. Il veut sans doute dire : le téléchargement illégal fait perdre de l’argent aux artistes et à l’industrie, ils ont moins de moyens pour créer, donc moins de moyens pour « s’exprimer ». Par exemple, un musicien a envie de « s’exprimer » à l’aide d’un orchestre symphonique, d’un long et coûteux travail de studio, mais il se retrouve « bridé » (à cause de sa maison de disque en crise qui lui avance de moins grosses sommes qu’auparavant), et ne doit s’exprimer sur ce nouvel album qu’avec une guitare acoustique, sa voix, et doit enregistrer son oeuvre en deux semaines au lieu de trois mois. Voilà ce que veut dire forcément Lancar : moins les artistes et producteurs vendent de « produits culturels », moins ils ont de moyens pour s’exprimer aussi bien qu’ils le voudraient.
Le problème, c’est que cette « logique Lancar » qui confond « liberté d’expression » et « moyens de production »… est totalement absurde. Si on la suivait, on pourrait tout autant dire « la société marchande et le business de la musique nuisent à la liberté d’expression des artistes ». Car si vous êtes un artiste auquel l’industrie ne prête pas attention, ne croit pas en votre « potentiel de vente », jamais elle ne vous fournira les moyens nécessaires pour créer vos œuvres les plus ambitieuses. Téléchargement ou pas.
Vous êtes musicien, vous avez en tête une grande œuvre, expérimentale et complexe, avec orchestre, chœur et les machines actuelles les plus sophistiquées… est-ce que l’on nuit à votre liberté d’expression d’artiste si on ne vous permet pas de la réaliser ? Dans ce cas, et selon la « logique Lancar », tout artiste devrait avoir le droit aux plus coûteux moyens de production pour son œuvre. Mais ça n’a jamais été le cas.
Admettons que Lancar réponde à cela « il faut tout de même que l’artiste ait fait ses preuves pour avoir le droit de s’exprimer librement avec les moyens qu’il désire ». Godard, que l’on aime ou non ses films, est considéré de par le monde comme un des plus grands réalisateurs de l’histoire du cinéma. Pourtant – et depuis bien avant que l’on puisse télécharger illégalement des films – il ne cesse de dire à quel point il manque d’argent et de financement pour tous ses films… Lancar pourrait encore rétorquer : « il faut aussi que l’artiste puisse toucher un vaste public pour avoir le droit de s’exprimer librement ». Dans ce cas, en effet, sa logique pourrait presque tenir debout… mais elle se baserait alors sur quelque chose qui va totalement à l’encontre de la conception que l’on a en général de l’artiste, puisqu’elle signifierait que pour « s’exprimer librement », un artiste ne doit pas créer d’œuvres trop personnelles, originales, mais des œuvres formatées pour plaire au plus grand nombre. Ce qui nous mène à l’équation la plus illogique qui soit : pour s’exprimer librement, un artiste doit mettre de côté ce qui lui est vraiment personnel, et n’exprimer que ce que le grand public attend. Voilà ce qu’est la « liberté d’expression de l’artiste selon Benjamin Lancar ». De là à considérer que la liberté d’expression des individus se résume à n’exprimer que ce que pense le plus grand nombre…
Curieux, tout de même, cette façon de relier « liberté d’expression » à « moyens de productions »… Imaginons qu’un jeune rappeur, séduit par la pertinence des propos et le charisme de Benjamin Lancar, ait l’envie subite de créer une chanson où il exprime l’affection qu’il a pour ce jeune homme, sa famille, et en particulier sa maman avec laquelle il souhaiterait passer de bons moments dans la cave de son immeuble… Est-ce que l’obligation d’enregistrer ce morceau sur un 4-pistes au lieu de rentrer en studio et bénéficier des consoles de mixage dernier cri nuirait à sa liberté d’expression ?
La question de la liberté d’expression de l’artiste, il me semble, concerne ce que la société et la loi l’autorisent ou non à dire dans ses œuvres, la censure qu’il pourrait subir de la part de certains médias, mais pas la somme d’argent qu’il pourrait retirer de cette « œuvre », ni le budget alloué par la maison de disques.
On n’a jamais entendu dire par le gouvernement que le « marché nuisait à la liberté d’expression de l’artiste », alors qu’il existe beaucoup d’artistes talentueux qui ont été virés par leurs maisons de disques, parce qu’ils ne vendaient pas suffisamment, ou n’ont pas été financés pour continuer à enregistrer leurs oeuvres.
La liberté d’expression de l’artiste, c’est son droit de porter un regard critique – ou pas – sur la société de son temps, ses congénères ; c’est son droit d’exprimer des opinions politiques ou religieuses sans être censuré sous le simple prétexte qu’elles ne plaisent pas au pouvoir en place. Mais elle n’a jamais été un « droit aux moyens de productions ». A l’artiste de faire… selon ses moyens. Le net et le téléchargement n’ont en rien nuit à la « liberté d’expression de l’artiste », au contraire. Jamais autant d’artistes n’ont pu s’exprimer « librement », sans devoir passer par le filtre de l’industrie, que depuis l’arrivée d’internet.
Mais le pire dans cette histoire, c’est qu’en politique, jeune ou pas (et de droite comme de gauche), c’est toujours la même chose, toujours la même forme de manipulation. On invoque de grands principes (la « liberté d’expression de l’artiste », qui peut être contre ?) pour mettre dans sa poche ceux qui ne prennent pas le temps de vraiment réfléchir (après tout, ce sont la majorité des votants…), et par ce biais, on justifie n’importe quoi. Peu importe si le raisonnement ne résiste pas à l’analyse et si le principe derrière lequel on s’abrite n’a rien à voir avec le problème dont il est question…
La liberté d’expression des politiques, c’est sans doute cette… liberté d’entubage. Que les journalistes respectent avec complaisance. Il ne serait pas venu à l’idée des deux « journalistes » sur le plateau de demander à Benjamin Lancar « Quel est le rapport entre la liberté d’expression artistique et hadopi ? » et « Qu’entendez-vous par liberté d’expression de l’artiste ? » Non, la liberté d’expression du journaliste télé, c’est sans doute cette liberté de monter des pseudo-débats à la va-vite, où tout ce qui compte, c’est l’affrontement, le show, que le ton monte, mais pas de rentrer dans le détail…
La "liberté du net passe par un contrôle plus intensif du pouvoir", "la liberté d'expression des artistes est protégé par Hadopi"... ce qu'il y a de bien pour les politiques avec le mot "liberté", c'est qu'il leur permet vraiment de vendre n'importe quoi. Mais à force d'en abuser, les gens finiront bien un jour par comprendre que lorsqu'on leur parle de "liberté", c'est pour leur imposer encore et toujours de nouvelles contraintes.