Dans l'article sur la musique de jeux vidéo, je n’ai pu développer une question qui mérite que l’on s’y attarde : peut-on juger d’une musique d’illustration sans prendre en compte ce qu’elle illustre ? Peut-on juger des bandes originales de films, documentaires ou jeux vidéo en les sortant de leur contexte ?
A première vue, non. Une bonne musique d’accompagnement doit sa qualité à sa manière d’illustrer l’image. Tel passage pourrait sembler trop répétitif à l’écoute seule, alors qu’il fonctionne parfaitement avec le film. Tel autre serait trop emphatique sans les images, mais s’accorde à merveille avec le moment paroxystique d’un film. A l’inverse, une musique géniale peut plomber un film. Personne ne conteste le génie de Mozart, mais l’Allegro du Quintette pour hautbois en Fa lors d’une scène tragique de film serait pour le moins ridicule (à moins que le film ne joue sur le second degré).
N’importe quelle musique sombre de n’importe quel compositeur de musique de films de 3° zone serait alors « meilleure » que du Mozart dans ce cadre-là…
Les logiques des musiques de film ne sont pas celles de la musique « pure ». Tel thème qui, dans une sonate, se prêterait particulièrement bien à des développements, modulations et jeux de contrepoints, peut, selon le film, être bien plus efficace répété à l’identique avec quelques variations dans l’instrumentation. Si le contrepoint (superposition de plusieurs mélodies différentes) est particulièrement valorisé en musique, il est beaucoup moins indiqué comme musique d’accompagnement (à quelques exceptions près). L’attention est sollicitée par ses différentes lignes mélodiques, et l'attention qui va se focaliser sur la musique (et le contrepoint demande beaucoup plus d’efforts à l’oreille), le sera moins sur les images et la narration. De la même manière, un thème très accrocheur ou trop mélodieux peut « faire sortir » le spectateur du film, le mettre dans la position d’un auditeur de musique plus que d’un spectateur de films. Ce n’est bien sûr pas une généralité, certains films qui revendiquent une dimension « opératique » ou se veulent grande saga épique à la Star Wars fonctionnent bien avec ces thèmes très marqués. La musique d’accompagnement n’est pas un genre musical hyper-codé obéissant à des règles immuables, elle doit avant tout s’adapter à l’œuvre qu’elle illustre.
Il semble donc indéniable que la qualité et la pertinence d’une musique d’accompagnement demandent à être jugées en fonction de leurs contextes, de leurs interactions avec l’œuvre. Et pourtant, cela pose problème : ne peut-on alors dire de musiques aussi fascinantes et marquantes que celles de Bernard Herrmann, Ennio Morricone ou John Barry qu’elles ont parfaitement leur place dans l’histoire de la musique du XX° siècle, qu’elles ont exercé une grande influence sur la musique en général et bien au-delà de la musique de films, qu’elles méritent d’être appréciées et considérées à égalité avec n’importe quelle autre musique, et qu’il n’est donc pas nécessaire de les appréhender uniquement au sein des films dont elles sont tirées ? Mais avant de creuser un peu plus la question, petit détour par les textes mis en musique.
Le cas de la chanson et de l’opéra
Peut-on juger des chansons et des opéras sans prêter une grande attention aux textes ? Là encore, a priori, non. Une chanson, c’est du texte et de la musique, les deux ont leur importance, leur rôle à jouer, et fonctionnent en « collaboration ». Et pourtant, lorsque l'on creuse le sujet, tout nous pousse à penser que les paroles d’une chanson sont finalement secondaires :
- Si les paroles de chansons étaient si importantes, ou au moins aussi importantes que la musique, la production anglo-saxonne n’aurait pas une telle emprise sur le monde. Dans chaque pays, l’immense majorité de la vente et de la diffusion de chansons serait dans la langue du pays, celle que nous comprenons le mieux, celle dont nous saisissons toutes les nuances. Et nous ne pourrions ressentir de liens particulièrement forts avec des chansons de pays lointains (ou même proches) dont nous ne comprenons rien à la langue.
- Une excellente chanson avec un texte insipide, banal, sans intérêt, c’est très fréquent, il en existe des wagons entiers. L’inverse est beaucoup plus rare : une chanson avec un très beau texte, mais une musique sans intérêt, ça ne donne quasiment jamais une grande chanson.
- A part quelques cas particuliers (un texte déclamé d’une manière très intelligible sur une musique vraiment en arrière-plan), dans la chanson, c’est la musique qui domine, et tend à brouiller le texte. Au fond, si l’on veut vraiment mettre un texte en valeur, mieux vaut éviter de le placer sur une musique, qui risque alors de le phagocyter. C’est la « jurisprudence Born in the USA ». L’exemple-type de la chanson ultra-connue… dont le texte n’a pourtant pas été compris. Les républicains américains l’ont utilisée parce qu’ils pensaient qu’elle exaltait le patriotisme, alors qu’elle disait le contraire… mais même dans leur langue maternelle, même en l’ayant entendu martelée par les radios, une partie des américains n’avait pas saisi le sens des paroles…
Lorsque le texte d’une chanson revêt une importance particulière, on parle de « chanson à texte ». Mais il ne viendrait à personne l’idée de parler de « chanson à musique » si le texte est secondaire et la musique primordiale. Car « Chanson à musique », c’est tautologique, il est évident qu’une chanson, c’est d’abord de la musique… considérer le texte comme secondaire, voire négligeable (sauf quelques exceptions, celles de textes particulièrement géniaux, ou particulièrement débiles), est assez logique dans le cadre de la chanson.
Arrêtons-nous rapidement sur l’opéra. De la musique, du texte, du visuel, de la narration, bref, « l’œuvre d’art totale ». Tous les arts s’y combinent… mais là encore, c’est finalement la musique qui prime. Il n’y a pas d’opéra que l’on considère comme un chef-d’œuvre du genre si sa musique est médiocre. Alors qu’existent de grands opéras dont les textes et les histoires ne sont pas forcément remarquables. L’opéra, c’est de la musique bien plus que du théâtre. Comme dans la chanson, mieux vaut toujours avoir un bon texte… mais ce n’est pas une condition nécessaire, car la musique transcende ici le texte. La réciproque n’est pas vraie. Shakespeare a très souvent été adapté à l’opéra, mais le génie de ses pièces ne transcende pas la musique : un opéra tiré d’une pièce de Shakespeare, avec une musique sans intérêt, c’est un opéra sans intérêt. Dans la version moderne et bas-de-gamme de l’opéra, la comédie musicale, si Obispo se mettait en tête d’adapter Macbeth en respectant scrupuleusement le texte, il n’y a guère de chances que cela donne autre chose qu’une grosse daube. Aussi déprimant que cela puisse sembler, le texte génial de Shakespeare ne peut transcender la musique d’Obispo.
Revenons maintenant au sujet… la grande différence entre les bandes originales et l’opéra est que dans les films, jeux vidéo ou documentaires, ce n’est pas la musique qui prime. Elle a évidemment son importance, une importance qui peut parfois être considérable. Mais on ne connaît pas de films que l’on puisse considérer comme un « grand film » simplement parce que la musique est de qualité, si, à côté, la réalisation est plate, le scénario indigent, le jeu des acteurs mauvais. A contrario, il y a de bons films dont la musique est inintéressante. Parmi les films considérés comme les plus mauvais de ces dernières décennies, The Da Vinci Code figure en bonne position. Je ne l’ai pas vu (je ne suis pas maso), mais j’ai écouté la BO de Zimmer. Une très bonne BO, mystérieuse et envoûtante à souhait, qui aurait pu être exactement la même si le film avait été une réussite. Mais on n’est pas dans le cadre de l’opéra, une bonne musique ne peut « transcender » à elle seule un film médiocre (et qui plus est un très mauvais film comme cela semble être ici le cas).
Hans Zimmer - BO The Da Vinci Code
Si l’on comprend bien que l’on peut juger la qualité musicale d’une chanson ou d’un opéra en mettant de côté le texte, il est plus difficile de faire de même pour la musique de films, car son rôle est en général plutôt celui de « subordonnée ». Pour autant, toute subordonnée qu’elle soit, elle a toujours la possibilité de transcender le film, et de se suffire à elle-même. On peut remonter loin ; en 1934, Prokofiev reprend sa musique composée pour le film Lieutenant Kijé, il en fait une Suite d’orchestre qui aura son existence propre, indépendante du film. La romance de la Suite a d’ailleurs été reprise une cinquantaine d’années plus tard par… Sting, qui en a fait un tube pop, « Russians ».
Prokofiev - Romance de Lieutenant Kijé
Sting – Russians
De musique de film à musique du répertoire classique pour finir tube pop, parcours original que celui de cette musique…
Deux cas de figure que vous avez sans doute, comme moi, déjà expérimenté :
- Un film vous a particulièrement marqué, vous écoutez sa BO (qui vous plaisait pendant le film), pour vous replonger dans l’atmosphère… mais elle vous déçoit. Vous ne parvenez à reprendre contact avec les impressions et sensations suscitées par le film.
- Parmi vos films favoris, il y en a dont vous adorez la musique, une musique que vous pouvez écouter indépendamment du film et qui vous transporte à chaque fois, mais vous n’êtes pas complètement dupe, vous vous dîtes que si vous aviez découvert cette BO sans voir le film, elle ne vous aurait sûrement pas autant marqué.
Dans ces deux cas, le regard que vous portez sur ces musiques est tributaire du film, elles vous déçoivent ou vous captivent selon que vous ressentiez à leur écoute les impressions qui vous ont parcouru pendant le film. Même dans le cas d’une bande originale exceptionnelle comme celle de Vertigo, une part de la fascination que provoque la musique ne peut être étrangère à celle exercée par les images et l’histoire du chef-d’œuvre d’Hitchcock. Je me suis d’ailleurs toujours demandé dans quelle mesure ma passion pour les musiques de Badalamenti dépendait des films de Lynch. Il est évident que si j’avais découvert ces musiques sans connaître les films de Lynch, je ne les aimerais pas autant. Elles me captivent parce qu’elles me replongent dans l’univers des films… mais aussi, encore heureux, parce qu’elles ont de vraies qualités musicales. Et leur qualité participe aussi de ma fascination pour Lynch. Bref, tout cela est inextricablement lié, et l’on ne peut prétendre être totalement objectif lorsque l’on juge de la qualité purement musicale d’une bande originale de films ou jeux (à moins de les écouter avant, ce qui est relativement rare).
L’exemple du Poème symphonique
Genre typique du XIX° (qui se retrouve encore fréquemment début XX°), le Poème symphonique, c’est en quelque sorte une « musique de film sans film », une « bande originale sans images ». Le principe est de partir d’un matériau extra-musical : une histoire (tirée d’un roman, d’un poème, de mythes, légendes ou de la réalité) ou un visuel (tableau, paysage etc.) et de composer une musique censée l’illustrer. La « musique à programme » (Symphonie Pastorale de Beethoven, Symphonie Fantastique de Berlioz) existait déjà avant que Liszt ne pose les bases du Poème symphonique en un seul mouvement. Ces musiques qui se jouent sans la présence sur scène d’un visuel ou d’un texte chanté ont pour ambition d’orienter la perception de l’auditeur, par le titre de l’œuvre et l’histoire qu’elle prétend nous raconter, qui chargent ainsi ces musiques de signifiants et sensations (La Bataille des Huns, Hamlet, Dans les Steppes de l’Asie Centrale, l’Apprenti Sorcier, le Chasseur maudit, L’île des morts…) Tout comme, pour reprendre mon exemple, le visuel des films de Lynch contribue à la fascination qu’exerce sur moi la musique de Badalamenti, il est tout à fait envisageable de penser que des inconditionnels de Shakespeare au XIX° ont pu aimer particulièrement le Hamlet de Liszt car il leur donnait l’impression de se retrouver dans la pièce, transcendée par la musique. Cependant, si Liszt, au dernier moment, avait décidé de changer le titre de l’œuvre, personne n’aurait pu deviner qu’il était question d’Hamlet, et les shakespeariens auraient eu un regard et un jugement différents sur l’œuvre.
Mais s’il y a une chose que l’on comprend sur la musique lorsque l’on s’intéresse de près au Poème symphonique, c’est que ses interactions avec des éléments extra-musicaux sont finalement secondaires. On a beau tenter, parfois de manière très précise, de donner du sens à la musique, de lui associer tout un réseau de significations, elle est toujours capable de s’en défaire. Une œuvre d’art est ouverte à de multiples interprétations, elle ne peut être enfermée dans un carcan étroit de signifiants, et c’est encore plus vrai pour l’art le plus abstrait : la musique. Parole de chansons, fusion des arts dans le cadre de l’opéra, significations extra-musicales du Poème symphonique : quoi qu’on lui associe, la musique peut toujours s’en échapper. Et même lorsqu’elle a un rôle de « musique d’accompagnement », elle a les moyens de s’extraire des œuvres qu’elle illustre, de vivre une existence propre, indépendante de l’œuvre originale (cf. mon article sur la musique de Requiem for a Dream). L'essence de la musique est profondément poétique : nous cherchons (que l’on soit compositeur, interprète, critique musical, auditeur) à lui donner du sens, mais elle lui échappe sans cesse…
Pour répondre à la question initiale, si l’on ne peut porter un jugement définitif sur une bande originale sans prendre en compte ses interactions avec le récit et les images, nous ne pouvons, à l’opposé, la contraindre à n’exister et ne faire sens que dans le cadre de l’œuvre qu’elle illustre. Penser qu’une musique dite « d’accompagnement » ou « d’illustration » n’a de sens qu’au sein de l’œuvre, c’est en quelque sorte nier la spécificité du musical, nier son irréductible liberté, celle là-même qui fait que quel que soit ce qu’on lui associe (texte, récit, images), et aussi précise, profonde et intelligente soit cette association, la musique, si elle a les qualités pour, a toujours la possibilité de s’affranchir de l’œuvre…