Des droits d’auteurs pour les compositeurs de chansons, une évidence ? Pas au regard de l’histoire, comme le montre cet extrait d’un texte de 1850, un mois après la création de la SACEM (c’est en 1851 qu’elle adoptera ce nom), tiré de la revue « La France Musicale », et cité par Jacques Attali dans Bruits (P.U.F, 1977, p. 156) :
« Voici qui est nouveau. Il vient de se former une agence pour la perception des droits des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique. C’est M. P. Heinrichs (sic) qui est l’inventeur de cette nouvelle industrie dont le but est tout simplement de percevoir ou faire percevoir des droits sur les romances, ariettes, chansonnettes, pots-pourris à l'usage des salons et des concerts. Ainsi, désormais, on ne pourra plus donner une romance sans être exposé à être pris au collet sous peine d'attentat à la propriété (…). Est-il possible que des hommes sérieux emploient leur temps à de pareilles sornettes ? Quoi ! C'est donc dans un moment où il faut proclamer bien haut la liberté de la pensée, où l'on doit entrer dans le cœur des masses par le dévouement et surtout par le désintéressement, qu'on vient soulever une question aussi puérile que ridicule ! Imposer les chanteurs de romance… En vérité, on n'a jamais poussé aussi loin l'absence de sens commun. Si le projet pouvait avoir des suites, nous le combattrions jusqu'à ce qu'il fût réduit à néant. Faites des opéras, des symphonies, des œuvres en un mot qui laissent des traces ; des droits vous sont acquis ; mais, vouloir imposer des chansonnettes et des romances, c’est le comble de l’absurde ! »
Un avis assez radical, élitiste, que l’on peut trouver excessif en 2011… mais il a le mérite de nous éclairer sur le fait que de rétribuer en droits d’auteur les compositeurs de chansons ne tombait vraiment pas sous le sens lors de la création de la SACEM. Il faut dire aussi qu’à l’époque de Liszt, Berlioz, Wagner, Schumann et Verdi, la chanson populaire peut sembler assez dérisoire, du moins d’un point de vue purement artistique.
Est-ce la qualité et la pertinence de la chanson populaire actuelle qui expliquent que celle-ci mérite une plus grande considération ? Non, bien sûr, il suffit d’entendre ce qui trône en tête des hit-parades actuellement. Ce qui a changé, c’est surtout le regard qu’on porte sur elle, et plus particulièrement le sens que l’on accorde au mot « culture ». La culture, ce n’est plus seulement le « grand art », les grandes œuvres d’une société, mais les œuvres, quelles qu’elles soient, qui nous relient.
Contester actuellement les droits d’auteurs des chansons, surtout tels qu’ils sont appliqués, ne découle pas tant d'une position élitiste que d’un véritable goût et respect pour la musique populaire. L’occasion de revenir sur cet énorme mensonge proféré par l’industrie du disque, les collecteurs de droits et certains politiques depuis une dizaine d’années : le fait que le téléchargement illégal tuerait la musique et les artistes. La musique populaire existe depuis des millénaires, elle n’a pas eu besoin de SACEM, de disque ou d’industrie pour évoluer, se développer et jouer un rôle fort au sein de la société. Vous pouvez téléchargez tout ce que vous voulez, soyez sûrs que cela ne tuera jamais la musique, elle continuera d’exister, avec ou sans industrie, avec ou sans sociétés de gestion de droits.
Je ne milite pas pour l’abandon total du droit d’auteurs des chansons, juste pour un assouplissement, adapté à l’époque, aux nouvelles technologies et aux nouvelles manières d’écouter et découvrir de la musique. Mais s’il fallait tendre vers un idéal, le modèle d’avant la SACEM me semble plus honorable… car en ces temps-là, la musique populaire était libre et appartenait vraiment au peuple. Je reviens à cette idée à laquelle je tiens et sur laquelle j’ai déjà écrit, la distinction entre musiques du peuple et musiques de l'industrie. Les musiques du peuple étaient libres, elles appartenaient, elles, vraiment au peuple. Chacun pouvait en faire ce qu’il voulait, les jouer où il le souhaitait, mettre de nouvelles paroles sur des musiques connues, les intégrer dans des œuvres, adapter un air à sa convenance … on ne connaissait en général pas le nom de l’auteur ou du compositeur, ces chansons étaient moins considérées comme la voix d’un individu particulier que de celle du peuple, d’une communauté, et c’est aussi ça qui faisait leur force. A cette horizontalité totale, on oppose maintenant une extrême verticalité. Avec l’industrie tout en haut, les artistes en dessous, et le peuple tout en bas de l’échelle, juste bon à consommer la musique comme on lui impose. Si l’industrie et la SACEM pouvaient vous faire payer quand vous jouer un morceau autour d’un feu de camp ou lorsque vous chantez sous la douche, soyez certains qu’ils le feraient… d’ailleurs, ils l’ont fait, des girl-scouts aux EU ont été sommées de payer des droits sur les chansons qu’elles jouaient. Même lorsque vous achetez un CD ou payez légalement des fichiers numériques, vous ne pouvez en disposer comme vous l’entendez. Le message est clair, depuis un bon moment déjà, la musique populaire n’appartient plus au peuple.
Au lieu de penser à réduire la durée des droits pour que les musiques tombent plus rapidement dans le domaine public, on ne pense qu’à les rallonger… trouvez-vous normal que les enfants des enfants des enfants d’auteurs et chanteurs à succès puissent toucher encore des droits 70 ans après la mort de l’auteur (et la SACEM qui continue de prendre sa part au passage) ? Prenons un cas simple : un compositeur qui aurait 20 ans aujourd’hui, compose quelques tubes… il meurt à 80 ans, en 2071. Ses héritiers toucheront donc de l’argent sur ses tubes de 2011 jusqu’en 2141 ! Mettons que dans sa famille, chaque enfant fasse des enfants aux alentours de 30 ans. Ce qui veut dire que les enfants des enfants des enfants des enfants de l’auteur récupèreront encore de l’argent sur toute utilisation de ces tubes datant de plus d’un siècle. Etre artiste, c’est être rentier ? Un titre de noblesse qui se transmet de génération en génération ? Est-ce vraiment défendre les droits des artistes que de faire en sorte qu’un jeune artiste fauché de 2130, qui désirerait utiliser de vieilles chansons de 2011 pour un album, un concert ou un film amateur, soit obligé de payer des droits à des arrières petits-enfants qui n’ont eux-mêmes jamais été artistes ?
Que des utilisations commerciales de musiques permettent de redistribuer de l’argent aux auteurs, qu’un compositeur puisse interdire certaines utilisations de sa musique, on le comprend sans peine, et on aurait du mal à être contre. Mais entre la verticalité totale et l’horizontalité totale, il devrait exister une nouvelle voie, en diagonale, adaptée à l’ère numérique, et soucieuse du peuple dont le rapport à l’art populaire ne doit pas être uniquement celui de bêtes consommateurs. Repenser le système, et, surtout, repenser la SACEM… ou, du moins, permettre à une véritable alternative d’émerger. Car le but de la SACEM, c’est de servir ses propres intérêts avant ceux des artistes. Preuve en est les droits reversés un an après aux auteurs-compositeurs… sûr que de jeunes compositeurs ont moins besoin de recevoir rapidement cet argent perçu sur leur travail que la SACEM en a besoin pour ses investissements dans l’immobilier. Preuve en est aussi le train de vie des principaux cadres et dirigeants de la SACEM, qui ont des salaires dignes du privé et des avantages dignes du secteur public. Le président de la SACEM, en poste depuis plus de 10 ans, gagne plus de 60 000 euros par mois (750 000 euros nets par an, ce que révèle La Tribune, donc près de 600 000 euros bruts, plus les nombreux frais). Mieux vaut vivre sur le dos des artistes que d’être artiste…
De 2005 à 2008, les principaux cadres de la SACEM ont vu leurs salaires augmenter de 10%. C’est donc qu’on nous ment, le business de la musique se porte très bien, internet n’a en rien nuit aux droits d’auteurs, bien au contraire, ces gens-là ne penseraient tout de même pas à augmenter leurs salaires déjà très élevés pendant que les artistes galèrent… Ca doit tout de même lui faire drôle au petit artiste qui reçoit des miettes de la SACEM, de voir le président de l’organisme censé le servir toucher ce qu’il ne pourrait gagner que s’il vendait l’équivalent de 14 millions de titres sur Itunes (cf. Numerama).
Encore heureux que le président du directoire de la SACEM, Bernard Miyet soit considéré comme un « homme de gauche proche du parti socialiste », encore heureux qu’il ait remplacé Jean-Loup Tournier qui dirigeait la SACEM depuis 1961, et dont on ne compte plus les abus (lire à ce sujet Main Basse sur la Musique. Enquête sur la SACEM d’Irène Inchauspé et Remy Gaudeau)…
Je ne comprendrais jamais les artistes qui défendent ce système, ces toutous serviles de l’industrie du disque et de la SACEM qui font passer l’industrie et le business avant le peuple. Ils se font enfler sans rien dire par l’industrie et la SACEM, et se scandalisent quand des individus modestes écoutent leur musique sans la payer. Heureusement, ils ne sont pas tous soumis, il en existe certains qui contestent avec virulence ce système (voir ce texte de la Fondation Anti-SACEM), ou refusent tout simplement leur logique (cf. Mickaël Mottet : Pourquoi je ne suis pas à la SACEM).
Dans la musique populaire, l’important, c’est le peuple et les artistes. Industries et sociétés de collections de droits ne sont que des intermédiaires. Ce qu’aurait pu permettre la révolution numérique, c’est un système plus souple, juste, équitable, qui privilégie les artistes et le peuple, et renvoie l’industrie à ce rôle de simple intermédiaire. Ce n’est ni la musique, ni les artistes que l’Internet aurait pu détruire, mais bien la hiérarchie actuelle, tout à fait contestable, où les intermédiaires ont le pouvoir, alors qu’ils sont censés être au service du peuple et des artistes. Toujours la même histoire…
La création de la SACEM partait pourtant d’une bonne intention. Des auteurs de chanson, dans un café-concert, refusent de payer leurs consommations, parce que l’on interprète leurs morceaux sans qu’eux n’y gagnent rien. Pas d’internet, de disque, de radio, de films à l’époque, donc il pouvait sembler normal que le seul type d’endroit payant où l’on diffusait de la musique rémunère les auteurs.
Mais la situation actuelle est fondamentalement différente. J’irais même jusqu’à dire que de payer des droits dans les bars et petites salles où passent des groupes locaux amateurs est actuellement discutable. Les forfaits SACEM sont trop élevés, et sûr qu’un patron de bar y réfléchit à deux fois si un groupe lui demande de pouvoir faire un concert chez lui. Il doit payer le groupe, faire la paperasse pour la SACEM et la payer aussi. Imaginons que la SACEM ne fasse pas payer les cafés et les bars qui font jouer des musiciens… les patrons auraient moins de réticences à les faire jouer. Sans droits à payer à la SACEM pour de petites manifestations, la vie musicale locale serait beaucoup plus forte. Car ce ne sont que pas les jeunes artistes qui profitent de ce système, mais bien ceux qui sont déjà riches (ou leurs ayant-droits s’ils sont morts). Pour que des musiciens intéressent des patrons de bars, fassent venir du monde lors de manifestations, mieux vaut qu’ils jouent des morceaux célèbres plutôt que leurs compos inconnues, ou celles d’obscurs groupes confidentiels. Ce n’est pas en jouant du Skull Defekts ou du Marcel Kanche que vous allez conquérir un public venu boire un coup et écouter un peu de musique dans un bar sympa, mais en jouant les morceaux des Beatles, Nirvana, Stones, Dylan ; bref, des airs fédérateurs qui vont mettre de l’ambiance, et à côté desquels vous pourrez parfois glisser quelques compos ou morceaux de groupes moins connus, mais susceptibles de plaire au public. Le système pénalise ceux qui ont besoin de faire leurs armes, de trouver des lieux pour jouer devant un public, et favorise ceux qui n’en ont pas besoin. La SACEM est un poison pour la vie musicale, la vitalité de la diffusion de la musique, le rapport que le peuple peut entretenir avec « sa » musique populaire. De nombreux salons de coiffure qui se rebellent contre ce « racket » de la SACEM et les redevances toujours plus élevées, des jeunes dégoûtés à vie de l’organisation de fêtes et concerts, qui leur ont coûté plus qu’elles ne leur ont rapporté à cause des droits SACEM, des sites innovants étouffés dans l’œuf par la SACEM et l’industrie… bientôt, les blogs musicaux ? L’équivalent de la SACEM au Pays-Bas a voulu taxer tout blog qui diffusait de la musique, qui hébergeait des vidéos youtube… 130 euros pour 6 fichiers, 650 euros pour 30 fichiers. De quoi vous dégoûter définitivement de promouvoir de la musique bénévolement sur le net.
Les artistes veulent changer le monde, ce sont des rebelles… en voilà un beau cliché. Qu’ils commencent par changer le système auquel ils appartiennent, qui aurait grand besoin d’un bon coup de balais, et que l’on n’oublie pas cet acteur essentiel de la musique populaire : le peuple.